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De quelle présence l’écrivain argentin Eduardo Berti nous entretient-il dans son dernier roman ? La présence auprès de leurs patients de ces soignants du CHU de Rouen qu’il a observé durant plusieurs semaines ? On a successivement affaire à des médecins, des infirmières, des internes, des brancardiers, des aides-soignantes, des psychologues et même une lectrice bénévole.

 

bertti

Né d’une « résidence littéraire-médicale », ce livre est en effet le recueil auprès de ces professionnels du soin d’une parole émiettée sur leur travail. Mais, plus simplement peut-être, ou plus immodestement, la présence « idéale » dont il est question ici serait celle de l’écrivain lui-même : invité dans ce service de soins palliatifs, Berti a tiré de sa présence sur place cinquante-cinq textes poignants de deux à cinq pages, rédigés directement en français. Chacun est écrit à la première personne du singulier et porte la fonction de celui ou de celle qui s’exprime, il porte aussi son nom, mais il est « faux, car il s’agit d’une fiction construite à partir d’une expérience réelle » explique le romancier.

 

Même si tout est reconstruit, Eduardo Berti ne tait pas son existence auprès de ceux qu’il observe. La première phrase du premier témoignage est celle d’une aide-soignante qui n’y va pas par quatre chemins : « Non, je ne vais pas lire votre livre ». Si elle ne rechigne pas à parler de son travail, elle a trop peur en revanche que ses propos soient déformés ou tronqués. Elle sait ce qu’il se passe quand le personnel hospitalier apparaît dans un livre ou un film. Et puis elle n’ignore pas non plus ce qu’on pense du métier qu’elle fait : « Quand un écrivain, un architecte, un chef de cuisine, un avocat ou un comédien sont conviés à un repas et qu’ils se mettent à évoquer leur travail, tantôt on s’exclame « oh, comme c’est intéressant ! », tantôt on pense « oh, comme c’est ennuyeux ! », mais personne n’ose jamais dire : « Arrêtez de parler de votre métier, vous gâchez le dîner ! » Les infirmières et les aides-soignantes savent que tout le monde le pense dans leur cas ».

 

Ce passage est une sorte d’incipit fournissant le mode d’emploi du livre et le contrat que l’écrivain noue avec toutes les personnes qu’il observe, mais aussi avec ses lecteurs : tout sera reconstruit, mais tout sera vrai ! Tel le poète dont Heidegger disait qu’il campait au plus de l’Être, l’écrivain campe ici au plus près du travail et de la manière dont ceux qui l’exercent en parlent eux-mêmes. Comme si Eduardo Berti avait directement retranscrit à l’écrit des témoignages préalablement enregistrés.

 

Une Présence idéale est donc un roman composite impossible à résumer, mais qui témoigne, mieux que le feraient un essai ou une monographie, non seulement du travail hospitalier, mais surtout de cette dimension de « commun incarné » que possède tout travail. Il n’y a pas d’intrigue, mais chaque récit est une nouvelle en soi, à travers laquelle on saisit comment le travail engage l’être incarné et parlant de ce que nous sommes tous. Mais ces témoignages singuliers se suivent et en quelque sorte se répondent permettant ainsi de toucher la dimension de « commun » dans lequel le livre nous baigne rapidement. C’est son tour de force.

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Né en 1968, philosophe politique de formation, j’ai poursuivi deux carrières en parallèle : d’un côté, un parcours en entreprise - j’ai été rédacteur en chef des publications de Médecins du Monde (1996), directeur adjoint de la communication (1999), chef du service de presse de l’Unédic (2002), directeur de la communication de l’Unédic (2008) puis directeur de la communication et stratégie de Technologia (2011), un cabinet de prévention des risques professionnels ; de l’autre, un parcours plus intellectuel — j’ai été élève de Marcel Gauchet qui m’a appris à penser ; j’ai créé la Revue Humanitaire et j’ai publié plusieurs essais : L’humanitaire, tragédie de la démocratie (Michalon 2007), Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard 2017) et Une colère française, ce qui a rendu possible les gilets jaunes (Observatoire 2019). Enfin, je collabore à Metis, à Télos et à Slate en y écrivant des articles sur l’actualité sociale. Pour unifier ces deux activités, j’ai créé Temps commun, un cabinet de conseil qui aide les entreprises, les institutions publiques et les collectivités à décrypter et faire face aux impacts des transformations sociales sur leurs organisations.