Le dossier de Metis Travail et langage évoque à la fois le rôle du langage, et des langues, dans le travail, mais aussi les mots et les manières de parler du travail. En 2017, la CFDT a titré « Parlons-travail » sa grande enquête. D’où la reprise de cet article de Jean-Marie Bergère publié en 2013, qui n’a rien perdu de son actualité et témoigne de ce qu’il n’est pas si facile de parler du travail :
Un nouveau mantra nous occupe : nous devons parler du travail. Les entreprises et les administrations qui cherchent à s’immuniser contre les risques psychosociaux et le mal-être au travail sont invitées séance tenante à favoriser l’expression individuelle des salariés et à organiser des débats collectifs largement ouverts aux controverses. La parole aurait cette force de soulager les individus et d’améliorer les performances des organisations.
Clarifier les objectifs poursuivis
Pourquoi prendre la parole aujourd’hui ? S’agit-il de démocratiser le fonctionnement des entreprises et des administrations en donnant l’égalité de parole à tous les salariés à l’exemple des citoyens athéniens invités à prendre la parole à l’Ecclesia avant le vote des lois, des budgets, de la guerre ? La mémoire des lois Auroux est là et avec elle la nostalgie du temps heureux où il semblait possible de « promouvoir une démocratie économique fondée sur de nouvelles relations du travail » et de « changer la vie ». Les expériences concrètes que ces lois encourageaient, groupes d’expression et de propositions (précisément sur les conditions de travail), cercles de qualité ou boîtes à idées, évoquent plutôt ces fausses bonnes idées qui toujours chassent les vraies bonnes. De ces lois, on retient les aspects les plus institutionnels, dont le CHSCT bien sûr. Aujourd’hui, les débats ont repris sur une nouvelle réforme des institutions représentatives du personnel, sur les règles de la négociation d’entreprise et sur la présence de représentants salariés aux conseils d’administration. Sans aucun doute ces canaux institutionnels permettent une forme d’expression des salariés, et nous pouvons nous réjouir de réformes qui favorisent l’information continue et mise en cohérence. Il est intéressant à cet égard de veiller à l’utilisation qui sera faite de la « base de données unique » à disposition des IRP telle qu’elle est prévue dans le récent accord national interprofessionnel. Il y a néanmoins très peu à en attendre quant à ce qui fait le vif du travail et à ce qu’on peut en dire.
À l’autre extrémité du spectre, loin d’une parole rationnelle et démocratique, portée par des représentants dûment élus dans des instances légitimées par la loi, l’exercice du droit à la parole est invoqué comme soulagement, voire comme thérapie. Une vulgate psychanalytique selon laquelle il faut toujours craindre le retour du refoulé et savoir que « ça parle là où ça souffre » (pour le dire avec Lacan) associée à la réussite des groupes de parole façon Weight Watchers, Alcooliques Anonymes ou cellules de soutien psychologique, a fait la promotion de lieux de parole (et de numéros verts) où chacun peut trouver une oreille attentive. Les questionnaires (et les blogs…) censés recueillir ce que chacun pense tout bas et le dire tout haut se sont multipliés. Que ces méthodes soient indispensables pour apaiser certaines détresses ou alerter afin de prévenir les drames, et en particulier les suicides, est indéniable. Mais le piège se referme vite. Il peut être rassurant de partager les sujets de plainte et les griefs, il peut être utile de trouver un appui pour échapper à des idées noires et sortir d’une mauvaise passe, mais comment éviter d’être alors immédiatement désigné comme le maillon faible ? Du travail et de son organisation il n’est pas question. Le travail « est ce qu’il est », certains salariés s’y adaptent naturellement, d’autres doivent être « aidés ». Et à l’instar des alcooliques qui cessant de boire deviennent des « alcooliques abstinents », ils seront à vie des salariés fragiles.
Il existe également des pratiques plus ordinaires. Les entretiens professionnels annuels ont été précisément imaginés pour donner un cadre régulier aux échanges sur le travail. Associés à la Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences, ils ont suscité beaucoup d’espoir et sont largement utilisés. Mais ils ont aussi beaucoup déçu. Comment parler de ce qui se joue collectivement lors d’entretiens individuels et quasi confidentiels à l’issue desquels l’absolution des fautes n’est même pas une hypothèse parmi d’autres ? Comment s’exprimer « sans haine et sans crainte », comment dire les difficultés, les doutes, les envies, quand cet entretien, quel que soit son nom, est destiné aussi à évaluer notre travail et notre personne ? Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, mais il sera difficile d’échapper à la vacuité d’un exercice ritualisé et aux jeux de rôle – et de dupe – dont il est souvent devenu le théâtre.
Poser le problème autrement
Que faire alors ? Comment sortir de ces impasses ? Commençons par distinguer entre parler du travail et parler des conditions de travail. Améliorer par la concertation les conditions de travail est nécessaire, mais nous avons par ailleurs absolument besoin de débattre de l’activité elle-même, de ce que nous faisons, vivons et ressentons quand en pratique et en situation nous rencontrons et assumons des contradictions, des conflits, et des dilemmes pratiques ou éthiques. … Parler du travail, ce n’est pas seulement en rendre compte (les cadres passeraient 30 % de leur temps de travail en reporting…), pas seulement s’en plaindre, vanter nos réussites ou dire benoîtement qu’il nous passionne, pas seulement alimenter le journal interne et les réseaux sociaux. Ce qui importe c’est qu’en mettant des mots sur notre expérience et sur l’expérience collective qu’est toujours le travail, leur appropriation devient possible. Elles se transforment en apprentissage. Nous manquons d’une parole heuristique sur le travail, celle qui permet de progresser individuellement et collectivement et d’être reconnu comme des professionnels et comme des sujets agissants plutôt que comme des sujets souffrants.
Pourtant, quand bien même nous prendrions le temps nécessaire, il nous faudrait affronter d’autres difficultés. Que dire de son travail quand il est parcellisé, quand il est accompli via des dispositifs techniques qui sont autant d’écrans entre l’intention et ce qui en résulte, quand il est le produit d’actions et de relations qui s’enchaînent au fil de vastes et improbables réseaux ? … Les journaux ont raconté récemment l’histoire de ce pilote de chasse américain qui commande, depuis son bureau au Nevada tout près de Las Vegas, des drones qui détruisent des maisons supposées être des repaires ennemis, quelque part en Afghanistan… Il n’en pouvait plus d’être ainsi à l’abri loin des combats et de pouvoir rentrer chez lui le soir regarder la télévision en famille, il a craqué et démissionné. Ne sommes-nous pas souvent nous aussi conduits à actionner des dispositifs et à accomplir des tâches sans être en mesure d’en apprécier les effets, d’en dire l’utilité, d’en comprendre la position dans une chaîne de valeur cohérente ? Walter Benjamin notait déjà qu’au retour des tranchées les soldats de la Première Guerre mondiale n’avaient rien à raconter. Que dire de journées passées à attendre dans la boue, à sortir d’une tranchée puis à s’y réfugier sous la mitraille sans avoir aperçu ni le visage d’un ennemi ni celui d’un général ? Les élans patriotiques les plus forts s’étaient perdus, les récits héroïques ou révoltés ne trouvaient pas matière. Aucune expérience, aucun apprentissage n’étaient possibles. Il ne subsistait que des amitiés indestructibles à force d’avoir partagé la même peur et la même incrédulité d’être encore en vie, mais rien à dire à ses parents, à son épouse, à ses enfants. Pas de leçons à enseigner pour que ce soit, en vrai, la « der des ders ».
Le monde du travail souffre des mêmes maux. Thierry Pech écrit dans la préface de A quoi servent les cadres (Editions Odile Jacob. Observatoire des Cadres. Sous la direction d’Yves Chassard et Jean-Marie Bergère) que dans les organisations les mots et les choses ont divorcé. François Dubet constate à propos des enseignants une « disjonction entre expérience personnelle et expression collective » (Libération 11 février 2013. Sur le travail des enseignants voir aussi la critique du film Ce n’est qu’un début, Metis Février 2011). Le film De bon matin (voir la critique de Metis) est entièrement basé sur l’échec toujours possible de la parole. On se parle dans la banque où travaille le personnage principal du film. La parole n’y est pas seulement descendante ou institutionnelle. On y parle beaucoup et tous azimuts mais la communication échoue parce qu’elle est pervertie, fausse, manipulatrice. Il ne suffit pas d’autoriser la parole et d’organiser les conditions de son expression et de son écoute. Que nous soyons ouvriers ou « travailleurs du savoir », opérateur ou cadre, parler de notre travail et de notre métier, c’est indissociablement les décrire, les situer dans leur écosystème humain, social et économique, en tirer des leçons (l’expérience) et en formuler, en tâtonnant souvent, ce qui en donne le sens.
Parler vrai
Parler vrai ne tient pas seulement à l’ambiance bienveillante qui permet de dire le fond de sa pensée, qui permet de « se lâcher ». Parler vrai du travail n’est possible que s’il est reconnu comme une expérience pratique qui se joue dans l’écart entre le prescrit et le réel, là où naissent les dilemmes, les contradictions, mais aussi les coopérations inattendues et là où chacun peut montrer ce qu’il sait faire et s’enrichir d’une expérience nouvelle. Le travail est toujours une expérience existentielle singulière qui ne se résume pas à son utilité. En parler c’est reconnaître que sa valeur et son sens sont bien exprimés par des points de vue subjectifs et des récits. La parole sur le travail n’est pas un produit de substitution, elle n’est pas une manière de rendre compte en moins bien, en moins scientifique, que celle des tableaux de reporting, des chiffres et des procédures. Lorsqu’elle est réfléchie, débattue, collective, fraternelle, seule « l’activité langagière » permet d’inscrire le travail dans son univers de sens. Le sens qui nous échappe ne nous sera pas révélé par miracle une fois le travail accompli et dans un discours venu d’en haut. Comme Socrate, nous devons le chercher dans les échanges et l’argumentation. Il se constitue dans les expériences subjectives de confrontations, lorsque nous débattons de ce qui a été réalisé et de ce qui serait possible, de ce qui est immédiat et de ce qui peut en résulter demain, de ce qui nous semble utile et de ce qui est insignifiant, de ce qui est fondé et de ce qui est arbitraire, de ce qui correspond à notre conception de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas.
La parole engage. C’est pourquoi, loin des process désincarnés, des sinistres « éléments de langage » et des communications trop parfaites, elle peut rendre à chacun sa dignité, donner au travail sa valeur et aux organisations leur efficacité. Peut-on vraiment s’en passer ?
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