Dans le concert des nations, la France se classe désormais très honorablement pour le volontarisme de la lutte contre le réchauffement climatique, pour le nombre de start-ups créées, financées, emmenées à Las Vegas. C’est tant mieux. Mais il existe un sujet qui concerne beaucoup de Français et qui reste dans l’angle mort : c’est celui des conditions de travail. Un rapport récent vient encore de pointer le retard de la France par rapport aux autres pays européens. Ce retard pose la question de la mise en œuvre de politiques publiques efficaces.
L’étude très complète menée par Nathalie Greenan et Majda Seghir du Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET) sur « la mesure de la vulnérabilité à la dégradation des conditions de travail dans les pays européens » met en évidence la position très défavorable de la France sur la question de la pénibilité. Je propose d’aller directement aux trois conclusions qui me semblent les plus marquantes :
1) Parmi les 15 pays étudiés (ceux qui font partie de l’UE sur l’ensemble de la période d’étude, soit 1995 – 2015) la France est après la Grèce et l’Espagne, celui qui présente la plus forte exposition de ses travailleurs à des conditions de travail dégradées. De façon constante, ces trois pays occupent systématiquement les trois dernières places pour chacune des cinq éditions de l’enquête (1995, 2000, 2005, 2010, 2015) : leur retard apparaît ainsi comme structurel.
2) Alors que la plupart des autres pays présentent des dynamiques contrastées, faites de reculs et d’avancées, la France se distingue par « une dégradation lente, mais persistante des conditions de travail, engendrant ainsi une vulnérabilité face aux risques liés au travail supérieure à la médiane européenne ».
3) Les pays qui parviennent à offrir aux travailleurs les meilleures conditions de travail sont les Pays-Bas, les pays nordiques (sauf la Finlande) et les pays germaniques. De façon constante lors des quatre dernières éditions (2000, 2005, 2010, 2015), les 4 meilleures positions sont occupées par les Pays-Bas, le Danemark, l’Autriche, et l’Allemagne. Cela montre, une fois de plus, que qualité du travail et performances de l’emploi (ou plus généralement performances économiques) ne s’opposent pas. De même, contrairement aux discours lénifiants sur la « société post-industrielle », ces résultats montrent qu’un pays à forte tradition industrielle peut parfaitement obtenir d’excellentes performances en matière de santé au travail, de qualité du travail et des emplois.
Quels échos dans le débat public ?
Ce constat implacable et alarmant sur « le retard français » n’a pas trouvé beaucoup d’échos dans le débat public, à l’heure où, au contraire, le « compte pénibilité » est réduit à sa plus simple expression. Il ne lui reste plus que six facteurs, dont les activités en milieu hyperbare qui concernent très peu de salariés. Tout cela dans un contexte où la France s’est pourtant engagée dans un travail, à travers le dernier PST (Plan santé au travail), de promotion de la prévention, pour éviter une sinistralité importante, qui représente un coût pour la collectivité, mais aussi pour les employeurs.
Cette étude est pourtant solide. Elle s’appuie sur les cinq dernières éditions de l’enquête européenne European Working Condition Survey (EWCS, 1995, 2000, 2005, 2010, 2015), la plus robuste sur la question. Elle met en œuvre une méthodologie éprouvée, mesurant la vulnérabilité par « le degré d’exposition des travailleurs à des risques cumulés sur le lieu de travail, ayant des effets néfastes pour le bien-être et la santé ». Elle tient compte du caractère holistique du travail en construisant un indicateur composite mesurant le caractère dégradé des conditions de travail en incorporant des facteurs relatifs à l’environnement, au contenu et à l’organisation du travail. Ainsi, cet indicateur agrège des données relatives aux facteurs de pénibilité (exposition au bruit, à la température, à des substances dangereuses, gestes et postures pénibles,…), horaires atypiques, mauvais climat social, existence de discriminations, violence au travail, intensité du travail, tâches répétitives, faible autonomie, environnement non propice à l’apprentissage, etc.
Que fait l’Europe ?
Depuis le tournant des années 2010, la Commission s’abrite derrière son programme REFIT (« pour une réglementation affûtée et performante », visant à rendre la législation de l’UE plus simple et à réduire les coûts induits par la réglementation) pour justifier l’absence d’ambition de toute politique en faveur de la santé au travail (voir dans Metis : « Santé au travail : le retour de l’Europe ? » ). Au prétexte d’éviter d’imposer aux entreprises des contraintes qui ne seraient pas justifiées, elle se montre beaucoup moins sensible au facteur inverse, à savoir la dégradation de la qualité du travail.
De fait, cette dégradation prend une ampleur importante, alors que l’on n’entend pas les responsables de l’exécutif européen s’en inquiéter. L’étude du CEET montre qu’à l’échelle des 15 pays, la part des travailleurs vulnérables a considérablement augmenté passant de 14,3 % en 1995 à 24,3 % en 2015, avec deux périodes de forte hausse, 1995-2000 et 2010-2015. On distingue ici les stigmates des crises de 1993 et de 2009…
L’étude du CEET montre aussi que la dégradation des conditions de travail n’a pas que des impacts individuels sur les personnes ; elle accentue les problèmes sociaux. Partout en Europe, la qualité des conditions de travail est un marqueur essentiel des inégalités sociales. Les employés du commerce, de l’agriculture et de l’artisanat, les salariés des TPE, les détenteurs d’un CDD, les travailleurs indépendants, les emplois non qualifiés, les plus jeunes (moins de 25 ans) et les seniors (plus de 55 ans) connaissent les risques les plus forts de conditions de travail dégradées.
En France, les écarts d’exposition par catégories socioprofessionnelles sont béants. En 2013, plus de 63 % des ouvriers déclarent subir au moins trois contraintes physiques dans leur travail, contre 11 % des employés administratifs et 8 % des cadres. Les salariés de la fonction publique hospitalière sont plus exposés en moyenne (53 %) que ceux de la fonction publique de l’État (20 %), ceux des collectivités territoriales (35 %) et ceux du secteur privé (35 %) (source : « Insee Références, édition 2016 – Fiches Temps et conditions de travail », août 2016).
L’obsession de la Commission de réduire les coûts induits par la réglementation conduit à une impasse. Elle ignore superbement les conclusions de ses propres agences, celle de Bilbao (EU-Osha : Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail) et celle de Dublin (Eurofound : European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions) qui ont montré ces dernières années avec une belle constance que l’investissement dans la prévention des risques professionnels est rentable. Plus largement, les études sur la question convergent pour montrer que pour un euro investi en santé et sécurité au travail, le retour sur investissement est de 2 à 5 euros (voir : Management & RSE « Santé et sécurité au travail : 3 bonnes raisons d’investir »).
Quels leviers de politique publique ?
La consistance de la réglementation sur la prévention, la santé et la sécurité au travail ne semble pas corrélée avec les performances de vulnérabilité. Ainsi, nous disent les auteurs de l’étude du CEET, « l’Irlande et la Grande-Bretagne, connues pour avoir une législation libérale avec peu de protection des emplois obtiennent en moyenne un niveau de vulnérabilité meilleur que la moyenne européenne ». Ils relèvent à l’inverse le cas de la Finlande, seul pays parmi les Nordiques à ne pas occuper un rang de « best in class » alors que sa législation est contraignante. Les auteurs ne se hasardent pas à lui assimiler le cas de la France, l’un des plus mal classés par ses performances de vulnérabilité, malgré une législation ancienne et consistante.
Mais ce constat ne doit pas inciter à l’immobilisme. En France comme dans beaucoup de pays de l’UE, la législation existe et est relativement extensive ; le problème est de l’appliquer ; de cesser d’accroître les droits formels qui donnent l’illusion de la protection sans générer de véritables progrès économiques et sociaux. Un exemple : en matière de prévention des risques professionnels, l’obligation réglementaire essentielle est celle de rédiger et mettre à jour le DUER (Document unique d’évaluation des risques). Cette obligation s’applique à toutes les entreprises depuis plus de 15 ans (2001). Or, on apprend que seuls 46 % des employeurs (établissements) ont élaboré ou mis à jour ce document (« La prévention des risques professionnels. Les mesures mises en œuvre par les employeurs publics et privés », Dares Analyses, 16 mars 2016). L’État donne-t-il l’exemple ? Seulement 51 % des établissements de la fonction publique d’État et 33 % des collectivités territoriales ont rempli leur obligation…
La nécessité d’agir provient aussi du fait que le retard français ne concerne pas seulement les résultats (exposition aux risques, comme le montre l’étude du CEET), mais aussi les moyens. Sans surprise, on constate en effet que les entreprises françaises sont moins actives que leurs homologues européennes pour mettre en œuvre des moyens de prévention efficaces. C’est ce que montre le rapport ESENER II de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé (près de 50 000 entreprises et établissements interrogés en 2014), qui pointe le fait que les entreprises françaises se classent en dessous de la moyenne des 36 pays européens étudiés. Il met l’accent sur la faiblesse des plans d’action destinés à gérer les facteurs de risques psychosociaux au sein des entreprises (France 29 % contre 33 % pour la moyenne de l’UE) et sur la faiblesse de la formation des managers à la prévention des risques psychosociaux (stress, harcèlement) : 46 % des entreprises françaises contre 73 % des entreprises européennes. Sur ce point, la France se situe avec l’Islande (38 %) et le Luxembourg (43 %) dans les trois plus mauvaises places.
Conclusions
L’étude du CEET pointe avec pertinence le retard français et la régression européenne en matière de conditions de travail. Ce constat ne devrait pas laisser indifférents les pouvoirs publics au niveau européen comme à l’échelle de chaque État membre. Il ne faut négliger aucune composante du « policy mix », en n’oubliant pas la réglementation, mais en faisant aussi appel à d’autres moyens plus volontaristes : incorporation dans les politiques de RSE, incitations, approches de « name & shame », etc. La qualité du travail mérite mieux que l’attentisme…
Pour aller plus loin :
– Nathalie Greenan and Majda Seghir, « Measuring vulnerability to adverse working conditions: evidence from european countries« , Document de travail du Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET), n° 193, septembre 2017 – Pays étudiés : Autriche, Belgique, Danemark, Allemagne, Grèce, Italie, Luxembourg, Espagne, France, Irlande, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Finlande et Suède.
– Nathalie Greenan and Majda Seghir, « Quelles vulnérabilités des travailleurs européens face aux conditions de travail dégradées ? », Connaissance de l’emploi No 138, Janvier 2018
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