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danielle kaisergruber

(Extraits de mon Journal, écrit en 2004)

 

« Premiers jours de mai : à la Sorbonne, dans l’amphithéâtre Descartes et ses hauts gradins, je me sentais loin. J’avais été à quelques manifestations, mais plutôt sur les marges, comme hésitante à me fondre dans la foule. Pourquoi ? En y réfléchissant aujourd’hui, je ne sais pas. Peut-être les élèves, des filles uniquement, de la Khâgne de Jules Ferry, n’étaient-elles pas très faciles à mobiliser. Celles avec qui j’avais participé aux « Comités Vietnam de base » étaient communistes donc assez méfiantes quant à cette drôle de révolte estudiantine vite qualifiée de « petite-bourgeoise ». C’est venu après.

 

Mais lorsqu’en tribune, un jeune homme au pull-over blanc a proposé que tous ceux qui étaient d’accord avec ses propositions se retrouvent l’après-midi dans une autre salle – dont j’ai tout oublié si ce n’est qu’elle était moche et sale – j’ai été de ceux qui y sont allés pour dire que les étudiants, ce n’était pas comme les ouvriers, ça avait des problèmes spécifiques, un éclairage particulier à apporter. Et j’ai très fermement assuré au jeune homme en shetland blanc, dont je n’arrivais pas à retenir le nom, que je représentais mon lycée et que mes paroles engageaient nos prépas littéraires. D’où me venait cette assurance ? Du regard si clair et un peu vert d’eau du jeune homme ? De ce que j’ai toujours été attirée par la politique et me mets facilement en position de parler au nom des autres. De manière évidente.

 

La scène suivante se passe dans un autre amphithéâtre, moderne cette fois. Nous (les élèves des classes préparatoires aux « grandes écoles ») avons délaissé la Sorbonne pour Jussieu, la nouvelle faculté des Sciences que l’on appelait encore la « Halle aux Vins ». C’est un duel, une joute oratoire, argumentée, orchestrée : l’adversaire en est le Directeur de l’École normale supérieure (celle de la rue d’Ulm bien sûr !). L’enjeu en est à la fois minime et essentiel : le report des concours au mois de septembre – auparavant de très nombreuses discussions ont eu lieu entre nous : le report ou le boycott des concours ?

 

Pour moi, venue de ma lointaine École d’institutrices, le report va de soi. Il ne m’était jamais apparu jusqu’alors que ce concours que je préparais, cette Ecole dans laquelle je pensais entrer, puisse être « un bastion de la bourgeoisie dominante », une pièce maîtresse de la « reproduction » sociale (je n’avais jamais entendu parler du livre de Bourdieu et Passeron Les héritiers). J’ai tout de suite trouvé aux défenseurs du boycott une légèreté, un ton dégagé et un brin méprisant : Alain Minc, par exemple, qui s’était beaucoup exprimé au nom des classes préparatoires scientifiques et qui dénigrait ces concours dans un fort vocable révolutionnaire.

 

On expliqua longuement qu’il ne fallait pas pénaliser les élèves venant de province, ou d’origine plus populaire (les deux catégories devaient un peu se confondre) qui avaient besoin de ce concours. Je m’aperçus alors que je n’avais jamais réfléchi à ce que je ferais si « je ne rentrais pas à Normale Sup », l’idée d’un poste d’institutrice dans le Puy de Dôme ne m’avait jamais effleurée : j’étais partie et je resterais partie. Voilà tout.

 

Les concours furent reportés à l’automne (tant pis pour BHL qui était déjà parti faire ses révisions dans sa « maison de campagne », un mot que j’ai aussi appris), et nous tout à nos affaires de « révolution » : prendre position par rapport aux différentes manifestations et déclarations. Celles du Mouvement du 22 mars à Nanterre d’où était partie toute l’affaire, celles des syndicats dès que les grèves ouvrières s’en mêlèrent, des trotskystes, des maoïstes nombreux dans les classes préparatoires…

 

1968 : cette masse de textes, d’analyses, de propositions de réformes de l’enseignement supérieur. Le livre-document de Pierre Vidal-Naquet et Alain Schnapp Journal de la Commune étudiante montre l’étendue des chantiers :
– Nous ne voulions plus que l’enseignement soit une pure transmission de connaissances anciennes parfois transformées en une rhétorique plus ou moins fumeuse. La réflexion pédagogique occupait une grande place dans nos travaux.
– Le pouvoir des mandarins, des proviseurs, des recteurs, ne pouvait plus résulter du seul principe d’autorité. Ils avaient à se justifier de leurs actes, à les expliquer, à dialoguer.
– L’université à l’aube de la massification et les Grandes Ecoles, sanctuaires protégés, mais encore accessibles, hésitaient quant à leur vocation. La question de la « professionnalisation des études universitaires » n’était pas encore à l’ordre du jour, mais nous sentions confusément que l’augmentation massive du nombre d’étudiants, la diversification de leurs provenances sociales, l’arrivée nécessaire de très nombreux jeunes assistants et maîtres-assistants, transformait tout.

 

Je n’ai pas souvenir d’avoir voulu faire « la révolution ». D’avoir voulu chasser de Gaulle oui. D’avoir agi dans la continuité de la lutte contre la guerre au Vietnam oui. Et enfin d’avoir voulu radicalement faire changer des mœurs conservatrices et si blessantes pour la jeunesse, pour les femmes, pour la liberté. Avec une immense soif de réformes : de l’université, de l’école, de l’ORTF qui était encore « la voix de la France », des hôpitaux, de toutes les institutions où se jouaient de l’information et du savoir, les nouvelles composantes de la société. Et une immense disponibilité intellectuelle pour s’y attaquer.

 

Allongée à même le sol de la fac de sciences où je dormais, je lisais à toute vitesse et à la lumière d’une faible ampoule, Bourdieu, Foucault, Althusser. L’air bruissait autour de noms que je n’avais jamais entendus, et j’avais des réserves de lectures devant moi pour dix ans.

Il faisait beau, on n’était pas obligée de porter des collants. Pas obligée d’être dans un lit pour dormir. On avait cessé de signer en quittant notre résidence de la rue du Docteur Blanche, « le Foyer des lycéennes » devenu depuis un « internat d’excellence ». D’ailleurs on n’y allait plus beaucoup, et personne ne s’en étonnait. Du coup je n’avais plus de vêtements propres : je me souviens d’être entrée dans une boutique de la rue des Écoles et de m’y être habillée de neuf, complètement. Puis j’ai laissé là le tas de mes vieux vêtements un peu sales à même le sol de la boutique. Même le soleil était neuf.

 

Garçons et filles enfin ensemble. Pensant ensemble et agissant ensemble. À égalité, ou presque. On dansait aussi, parfois. On dînait dans les restaurants des Halles au petit matin. Il eut fallu bien de l’imagination, avec nos vingt ans, et pas encore majeurs, pour se reconnaître dans le personnel politique de l’époque : Marcellin, Pompidou, Messmer… et même Mendès-France, ou Mitterrand (c’est qui celui-là ?). Passons sur le vieux général : il était clair que nous n’en voulions plus et nous le proclamions fort dans les grandes manifestations du côté des grands boulevards. Sous le couvercle autoritaire et centralisé, la société avait changé. Il partira un an après.

 

Bien sûr on aurait dû s’inquiéter : depuis le report des concours, on n’avait rien négocié, ni engagé aucune discussion avec les autorités. Mais où étaient les autorités, abîmées dans leur silence, recroquevillées, comme attendant que ça passe. Et c’est passé. »

 

Pas vraiment. Comme l’a écrit Dominique Manotti sur son blog « Mai 68 a duré longtemps ». Et dure sans doute encore.

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.