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Rationalisation, et éventuellement simplification et fusion des minima sociaux : le débat est sur l’agenda des réformes en France. On nous parle même de « revenu universel d’activité », comme si l’expression en elle-même, était magique. Nos amis anglais ont inventé le « Universal credit ». Il faut y regarder de près, mais les perdants paraissent plus nombreux que les gagnants… Metis fait le point.

 

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Après quelques délicieuses rêveries autour d’un revenu universel dispensé par une société s’adonnant toute entière à d’agréables activités ludiques, nous voilà redescendu sur des terrains beaucoup plus prosaïques aux ambitions limitées et peut-être applicables sans difficultés majeures telles que versement unique, référent social unique, voire allocation sociale unique. Encore que pour ce qui serait d’une application aisée… l’expérience britannique puisse inciter à une grande prudence.

Dans ce domaine, abonnés depuis de longues années au conservatisme compassionnel, les Britanniques nous ont précédé dans cette voie avec un processus à double étage dans la parfaite logique de ce projet politique qui veut simultanément alléger l’emprise de l’Etat sur le citoyen pour lui permettre d’agir par lui-même, mais simultanément donner à ce même Etat des moyens pour renforcer son contrôle sur le comportement positif des bénéficiaires de prestations sociales. Sur ce second volet les Français reconnaîtront la communauté d’inspiration, de discours et d’action des gouvernants. Sur le premier volet ils pourront reconnaître les impuissances des grandes administrations qui nous sont familières.

Une volonté de simplification radicale

 

Le Welfare state britannique, comme notre Etat-providence, résulte d’une stratification historique qui mêle élans politiques de majorités successives et émergences de nouvelles urgences sociales et de même qu’il y a un millefeuille territorial, il y a un millefeuille de prestations. Il y a donc des objectifs divergents formulés par des administrations différentes qui demandent des dossiers aux contenus et périodicités variables et mettent en œuvre des contrôles sans cohérence pour une grande diversité dans les fraudes. Face à cet héritage en grande partie issu des gouvernements travaillistes, pour accéder au pouvoir en 2010, David Cameron a développé tout au long de sa campagne un discours très « bushien », largement inspiré d’un éditorialiste étasunien, Myron Magnet qui a profondément marqué les Républicains, avant qu’ils ne basculent dans les marécages du Tea Party et du trumpisme, discours dont la formule « le conservatisme compassionnel » marque les esprits.

Cette approche vise à permettre la soutenabilité du modèle libéral. Celui-ci est une machine à produire du progrès, mais au prix de considérables dégâts humains qui peuvent le mettre en péril. Il faut certes construire un Etat allégé, libérant les citoyens des contraintes politiques et bureaucratiques qui les freinent dans leurs initiatives. Mais, en même temps, à ceux qui risquent d’être emportés ou de se laisser emporter par les accidents de leurs vies, il faut permettre de reprendre pied. Et reprendre pied veut dire retrouver une activité, un travail qui resocialise et assure un revenu. Oui à un filet de sécurité, mais avec un objectif central : redonner au citoyen son autonomie par le travail. De ce point de vue, les innombrables contrôles qui accompagnent chaque prestation sociale sont la négation de la liberté individuelle et soumettent le libre individu à l’arbitraire bureaucratique. Une solution dès lors s’impose : simplifier les aides sociales et les assujettir à un contrôle central sur l’effectivité de la recherche d’un travail.

La fusion des allocations

 

Dès 2012, le gouvernement britannique passe aux actes. Dans le « Welfare Reform Act» est créé le « Universal credit » qui se veut une révolution dans le système des aides aux personnes. Nous sommes en Grande-Bretagne, il n’est donc pas question d’une révolution administrative et d’un bouleversement du système ancien avec basculement sur un 1er janvier de la totalité de la population bénéficiaire vers le nouveau système. Le gouvernement se donne trois ans pour la mise en place du nouveau système et sa généralisation doit se faire progressivement de 2012 à 2015…

Quatre prestations sociales différentes sont concernées :
– l’allocation chômage sous conditions de ressources (income-based job seeker allowance)
– l’allocation de chômage centrée sur les personnes en âge de travailler mais empêchées de le faire pour des raisons de santé (income-based employment service allowance)
– le soutien au revenu (income support) pour personnes dispensées de recherche d’emploi (parent isolé avec enfant, grossesse, etc.)
– l’allocation logement (housing benefit)

S’y ajoutent deux crédits d’impôts, auxquels le « Universal credit » met fin :

– un crédit d’impôt pour enfant à charge (child tax credit)
– un crédit d’impôt à peu près équivalent à la prime pour l’emploi ou à l’ancien RSA-Activité (working tax credit)
Restent inchangées les principales allocations familiales.

Sur un total de prestations sociales de 95 Md€ en 2014, 53 Md€ sont intégrées dans le « Universal credit ». C’est donc une transformation massive qui est mise en œuvre et cette dimension même explique le choix d’un déploiement très progressif.

La première difficulté tient évidemment aux différences de conditions pour bénéficier de chacune des allocations fusionnées. Conditions d’âge, conditions de revenus, conditions familiales sont propres à chacune et elles répondent à des objectifs spécifiques qui peuvent être contradictoires. Unifier les allocations conduit à une révision exhaustive et à la définition de nouvelles priorités.

Les priorités du «Universal credit»

 

C’est d’abord une prestation sous conditions de ressources. En ce sens, elle se différencie radicalement de ce qu’on entend en France par « Revenu universel ». Mais sous cette réserve, elle peut être versée à tout résident britannique âgé de plus de 18 ans, non étudiant, dont le patrimoine est inférieur à 16.000 £ (non compris la valeur de la résidence principale, évitant ainsi une pénalisation liée à la propriété immobilière vigoureusement favorisée en tant que stabilisateur social par les gouvernements conservateurs). Elle se présente donc comme un filet de sécurité généralisé pour tous ceux qui connaissent de graves difficultés dans l’acquisition d’un revenu autonome.

Sa deuxième caractéristique est d’être fortement modulée en fonction des charges familiales. Elle tient ainsi compte de la taille du ménage, de sa composition par âge, de la situation d’emploi de ses membres et de la présence éventuelle de personnes invalides ne pouvant travailler. Il y a une volonté forte de réaliser une égalité de pouvoir d’achat entre foyer avec ou sans enfant.

 

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Mais l’objectif de tout premier rang est affirmé : inciter à la reprise d’emploi. Pour cela un moyen simple : le retour à l’emploi et donc à un salaire ne supprime pas le droit au « Universal credit », un cumul partiel est possible. 65% seulement du salaire est pris en compte et toute £ gagnée représente un gain de pouvoir d’achat net de 35 pence. Si ce revenu d’activité ne dépasse pas 132 ou 397 £ par mois, selon les cas, il est intégralement cumulable. En revanche toutes les autres catégories de revenus sont intégralement déduites de ce crédit, par exemple les aides perçues d’une collectivité locale. Proche du système français de cumul d’une indemnité de chômage avec un revenu d’activité, il est cependant nettement plus souple dans sa durée d’application, et donc plus fortement incitatif à la reprise d’activité mais moins favorable dans les conditions de cumul.

Dans une approche très tory, l’attribution du «Universal credit» s’accompagne d’un net durcissement du contrôle d’une recherche active d’emploi : avec des possibilités accrues par rapport aux allocations chômage classiques de voir son crédit suspendu : le demandeur d’emploi doit pouvoir apporter la preuve qu’il consacre au moins 35 heures par semaine à sa recherche ! S’il manque à cette obligation, le bénéficiaire perd son crédit et donc son allocation logement qui fait partie des prestations fusionnées. Une manière optimiste de traduire cette possible sanction consiste à dire que les allocations logement sont ainsi intégrées dans une activation de dépense sociale en faveur de la recherche d’emploi.

Effets pervers et difficultés de mise en œuvre

 

Comme l’aurait souligné Talcott Parsons, choisir une fonction pour un système implique de construire simultanément une dysfonction symétrique. Le gouvernement britannique tente évidemment de raisonner à ressources à peu près constantes. Puisqu’il met en place des majorations très significatives de la prestation de base selon les charges familiales, les foyers individuels ou sans enfant vont évidemment y perdre. La prise en compte des revenus du ménage aura elle aussi une conséquence : quand un des deux salaires du foyer est faible, abandonner son activité peut se traduire par une hausse sensible de l’allocation et donc encourager la mono-activité pour les basses qualifications avec bas salaires.

Plus gênant encore et prévu dès l’origine, les modalités de calcul du « Universal credit » vont se traduire pour de nombreux ménages – entre 2,5 et 3,2 millions – par une diminution de leurs revenus avec une perte moyenne de 180 € par mois. De manière paradoxale, ce sont les foyers les plus pauvres qui seront les plus affectés et les foyers « modestes » qui en tireront la plus forte amélioration avec un gain moyen de 220 € par mois. Cet impact défavorable vient pour l’essentiel de multiples micro-modifications du barème et des conditions de cumul intervenues depuis 2012 avec l’objectif de réduire le montant global des dépenses sociales par une addition de minuscules coups de rabot pour lesquels les « civil servants » de la Treasury britannique n’ont rien à envier à nos budgétaires de Bercy.

Mais le plus inattendu réside dans les difficultés de mise en place du système. Depuis le début, les informaticiens de l’administration britannique connaissent bugs sur bugs. Certes le projet était ambitieux et réussir à fusionner les systèmes d’information d’allocations aussi différentes représentait un défi considérable. S’y ajoute la volonté d’une totale numérisation qui met d’innombrables administrés en situation d’impuissance complète devant les écrans successifs qu’il faut remplir pour ouvrir son compte personnel. Entre exigences du contrôle de la recherche d’emploi et solitude de l’administré devant son écran hermétique, le résultat est là : moins de la moitié des bénéficiaires qui étaient attendus pour l’étape 2018 du déploiement du système en bénéficient effectivement. D’innombrables erreurs de paiement se produisent, de manière inattendue très souvent en faveur du bénéficiaire qui se trouve alors confronté aux exigences de remboursement des trop-perçus et aux soupçons de fraude. Les retards de paiement sont considérables, en particulier pour le premier versement alors que la demande d’entrée dans le système se traduit immédiatement par la suspension du versement des allocations précédentes. Pour ceux qui ont vu ce magnifique Moi, Daniel Blake de Ken Loach (lire la critique de Jean-Marie Bergère dans Metis, novembre 2016), ils ont eu là une parfaite représentation du caractère oppressif que peut prendre l’ « Universal credit ».

 

Dans un reportage du 3 octobre 2017, la BBC résumait ainsi la situation : « Le Universal credit fait l’objet de controverses pratiquement depuis le début avec des problèmes de système d’information, des dépassements de dépenses massifs et des problèmes administratifs. » Interviewée à la suite de ce reportage, Theresa MAY disait devoir présenter ses excuses au peuple britannique pour cette accumulation de malfaçons.

 

Pour en savoir plus

– Voir le dossier de Metis « Le revenu universel, pardi ! » / 2016

Sources 
« Iain Duncan Smith announces the introduction of a Universal Credit« . Department for Work and Pensions. Archived from the original on 30 October 2012. Retrieved 11 July 2014
– Justice, The Centre for Social. « Dynamic Benefits: Towards welfare that works – The Centre for Social Justice« . 31 August 2017
– Jennifer Williams (30 April 2013). « Jobcentre staff stage protest as new benefits system rolls out« . Manchester Evening News.
– Bush, Stephen (25 October 2017). « Here’s what the government is missing about Universal Credit« . New Statesman
– « Half a million disabled people could lose out under Universal Credit«  (Press release). Citizens Advice. 17 October 2012.
Understanding universal credit.gov 
Les défis du Universal credit britanique, Dares, 17 février 2017

 

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Universitaire spécialisé en finances publiques (et en histoire des idées politiques), je suis appelé au ministère du Travail en 1974 pour y créer un département d’études permettant d’adapter le budget à l’explosion du chômage. Très vite oubliées les joies subtiles du droit budgétaire et du droit fiscal, ma vie professionnelle se concentre sur les multiples volets des politiques d’emploi et de soutien aux chômeurs. Etudes micro et macro économiques, enquêtes de terrain, adaptation des directions départementales du travail à leurs nouvelles tâches deviennent l’ordinaire de ma vie professionnelle. En parallèle une vie militante au sein d’un PS renaissant à la fois en section et dans les multiples groupes de travail sur les sujets sociaux. Je deviens en 1981 conseiller social de Lionel Jospin et j’entre en 1982 à l’Industrie au cabinet de Laurent Fabius puis d’Edith Cresson pour m’occuper de restructurations, en 1985 retour comme directeur-adjoint du cabinet de Michel Delebarre. 1986, les électeurs donnent un congé provisoire aux gouvernants socialistes et je change de monde : DRH dans le groupe Thomson, un des disparus de la désindustrialisation française mais aussi un de ses magnifiques survivants avec Thales, puis Pdg d’une société de conseil et de formation et enfin consultant indépendant. Entre-temps un retour à la vie administrative comme conseiller social à Matignon avec Edith Cresson. En parallèle de la vie professionnelle, depuis 1980, une activité associative centrée sur l’emploi des travailleurs handicapés qui devient ma vie quotidienne à ma retraite avec la direction effective d’une entreprise adaptée que j’ai créée en 1992.