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Pascal Ughetto, propos recueillis par Xavier Baron

Dans son dernier ouvrage au titre volontiers paradoxal, Organiser L’autonomie au travail, Pascal Ughetto analyse les thématiques actuelles de « l’entreprise libérée », du « management collaboratif ou agile», du « participatif » venues du monde du numérique et (peut-être) réclamées par les jeunes générations. Mais il en pointe également les limites. Quel est alors le rôle du cadre : organisateur ou animateur ? Metis s’est entretenu avec lui.

L’autonomie au travail, mode passagère ou phénomène d’ampleur ?

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Si l’on se réfère aux évolutions de l’organisation du travail sur les trente dernières années, on serait tenté d’y voir une mode ignorante de débats et expérimentations passés. Pour autant, il ne faut pas sous-estimer ce retour du thème de l’autonomie depuis 2012 ou 2013. Alors que, depuis les années 1990, les directions des grands groupes ont consolidé les process sans répit, soudainement, elles se sont mises à douter : et si la hiérarchie et le contrôle central paralysaient ? Et si les organisations souffraient de cloisonnements dommageables, les fameux silos ? Et s’il fallait des organisations « plates » donnant de l’autonomie aux salariés ? On veut désormais voir ces derniers entreprendre, proposer, tester des idées.

Un peu de recul historique montre que les entreprises alternent les phases d’ouverture, dans lesquelles elles donnent plus d’autonomie à leurs salariés, font le pari de leur connaissance du travail réel et de leur inventivité, et d’autres, dans lesquelles elles sont rattrapées par leur impératif de contrôle de l’environnement interne et externe. Simplement parce que, quand elles gèrent à grande échelle, elles doivent se donner de la prévisibilité, y compris sur le comportement des salariés. Dans les années 1980, on a réellement réfléchi à casser les logiques tayloriennes et à insuffler de l’autonomie. Dès la décennie suivante, la sévérité de la concurrence internationale et l’obligation de se battre simultanément sur le hors-prix et sur les coûts ont conduit à des rationalisations et à un renforcement des standards : downsizing, business process reengineering, processus d’innovation parsemés de jalons trimestriels, voire de nombreuses versions du lean.

À chaque fois il s’agissait de tenir le fonctionnement sous contrôle. Même des cadres comme les directeurs d’usines étaient environnés de toutes parts de process à respecter. Aujourd’hui, deux histoires, deux récits, justifieraient le virage à 180 ° : l’innovation disruptive en provenance des acteurs du numérique et les jeunes générations, que le marketing nomme les millenials. Là encore, nouveau, pas nouveau ? Si l’on prête attention aux attitudes qui seraient les leurs, ces millenials ressemblent furieusement aux jeunes générations d’ouvriers qui, à la fin des années 1960, avaient refusé la chaîne taylorienne. Quoi qu’il en soit, prenons au sérieux ce sentiment des managers que l’intensité et les formes de l’innovation, combinées aux attitudes des salariés, obligent à s’interroger sur leur organisation. En revanche, il faut se dégager de l’opposition terme à terme avec les logiques hiérarchiques, de contrôle et d’organisation. C’est la limite des thèses et du débat auxquels nous avons eu droit ces dernières années.

Prendre au sérieux ce mouvement en faveur de l’autonomie au travail présenterait alors selon vous quelles conditions ?

Il devient urgent d’introduire dans la réflexion sur l’autonomie la référence à l’activité de travail. Il est également indispensable de conserver à l’esprit le besoin propre à une entreprise ou une administration qui gère à une certaine échelle d’organiser et de soutenir des exigences industrielles. L’activité de travail, c’est l’énergie, l’effort d’intelligence, les gestes que le travailleur déploie dans des situations concrètes pour s’acquitter d’une tâche qui ne se réalise pas simplement en appliquant les procédures. Si l’autonomie a un sens, c’est pour entendre les attentes des salariés en matière d’activité.

Ces dernières décennies, tout cela s’est heurté à un mur d’ignorance et d’incompréhension, élevé par une ligne managériale qui ne savait que faire de ce que les salariés rapportaient des conditions de l’activité. Il fallait, coûte que coûte, entériner des stratégies volontaristes. Sans attendre les millenials, les salariés demandaient alors de l’autonomie, au sens de ce que les ergonomes appellent des marges de manœuvre. Il ne faudrait pas que le discours actuel fonde une nouvelle impatience vis-à-vis de ce que les salariés ont à rapporter des situations d’activité complexes.

Les directions d’entreprises ont-elles bien à l’esprit ce que c’est que travailler ? Le risque existe aujourd’hui qu’elles attendent des salariés qu’ils investissent l’espace d’autonomie qu’elles leur accordent, sans vouloir entendre davantage que par le passé que l’activité s’inscrit dans des contextes où le salarié a besoin de marges de manœuvre. Mais aussi d’organisation. Car l’activité fait appel à ces exigences d’apparence contradictoires : qu’on me laisse improviser mes propres stratégies d’action, mais qu’on me donne un cadre pour ne pas être soumis à l’arbitraire, à l’indécision ou au manque d’appui. De l’organisation, c’est à la fois un besoin de l’entreprise et des salariés – mais les deux ne se superposent pas spontanément. Un besoin des entreprises pour cadrer l’activité collective et s’assurer que celle-ci génère bien des résultats cohérents et suffisamment convergents avec ce que la stratégie ambitionne. Sous cet angle, quand les salariés en font trop à leur guise, cela constitue des dérives par rapport à l’effort de cadrage.

Pour organiser l’autonomie au travail, vous insistez sur l’indispensable régulation et le rôle central de l’encadrement de proximité, n’est-ce pas là encore paradoxal ?

Pour travailler efficacement, il faut avoir de la marge. Pour déployer la manière efficace de s’y prendre tout en s’économisant, il ne faut pas que cela se fasse, pour reprendre le vocabulaire courant, « dans le bordel ». D’où le paradoxe qui vous intriguait : de l’autonomie, ça s’organise. Les cadres sont ceux qui peuvent créer de l’organisation au contact des situations. Mais ils figurent dans l’angle mort du débat, dont un défaut supplémentaire est qu’il est insuffisamment incarné. Certes, le débat sur l’autonomie affirme que, dès lors que l’on fait ainsi confiance aux salariés, le rôle de l’encadrement est transformé. Le point de vue le plus radical se trouve dans la défense de l’entreprise libérée qui laisse plus ou moins le rôle des cadres se définir comme un résidu une fois la conversion effectuée aux deux bouts de la chaîne. À un bout, nous avons le PDG devenu leader porteur d’une vision et laissant les salariés monter en puissance à partir de sa stratégie clairement affirmée et partagée.

À l’autre extrémité, nous avons ces salariés quittant leur réserve et investissant pleinement l’espace d’initiative qui leur est désormais libéré. Difficile, entre les deux, de formuler positivement la valeur spécifique du travail de cadre. Dans ce que l’on connaît des expériences en la matière, ce point peut se traduire par un malaise des cadres qui, ne reconnaissant plus ce qu’ils ou elles estiment être leur métier, préfèrent partir.

Le PDG finit éventuellement par prendre en charge le travail de régulation qui n’est plus assuré, ce qui suggère qu’il y a bien un travail spécifique à assumer, mais qui n’a pas réussi à être nommé positivement. Dans certains cas, on voit l’encadrement être dans un rôle d’animateur et, cette fois, on est plus proche d’une théorie que l’on trouve plus explicite dans la thèse de la transformation digitale. Ici, il s’agit de reconvertir le cadre, de hiérarchique exerçant une communication descendante, vérifiant que chacun se conforme bien aux instructions et effectuant un reporting, en un animateur de communautés.

S’il demeure des équipes fixes, elles délèguent cependant certains de leurs membres à des projets qui donneront lieu à des collectifs éphémères, des communautés au sens des réseaux sociaux. Ces collectifs sont supposés se faire et se défaire au rythme de l’apparition d’intuitions, d’un premier travail, avec quelques moyens, sur un prototype, de la montée en puissance ou de l’abandon selon le résultat du proof of concept et, enfin, de l’essor allant vers l’institutionnalisation ou vers un statut plus marginal.

Le rôle du cadre serait surtout d’inciter les membres de son équipe à proposer, à inciter les plus hésitants à ne pas craindre de formuler des idées. Il serait de les guider pour qu’ils ou elles se fassent confiance. Le cadre serait aussi à leur écoute pour discuter avec eux des moyens qu’il peut leur accorder, des mises en contact qu’il peut leur proposer, du temps qu’il peut leur dégager, pour se lancer dans le test. C’est donc un, ou une, cadre qui abandonne sans angoisse les réflexes hiérarchiques. Cela dit, le débat s’en tient là au risque, d’ailleurs, que l’on s’en prenne aux managers à leur tour les plus hésitants pour dénoncer leur incompréhension des logiques auxquelles ils devraient désormais contribuer. À eux de se débrouiller pour construire le sens de tout cela, leurs nouveaux repères professionnels et les appuis de métier. Combien de managers doivent mettre en œuvre de l’agile, mais n’ont, au fond, pas complètement en main la doctrine de ce mouvement ? Les directions se sont généralement bien gardées de leur dire que l’agile est une critique en règle des process. Il n’empêche que ces cadres doivent déployer de l’agile comme on leur a demandé précédemment de déployer du lean ou d’autres techniques.

On oublie, par ailleurs, qu’agir en animateur de communauté, c’est du travail. Un travail qui passe par des règles de métier qui seraient à élaborer et à transmettre, bien au-delà d’inscrire ces cadres dans des formations au team building. Un travail qui consomme du temps. Où les cadres d’aujourd’hui, largement débordés et accaparés par des activités comme le reporting, se voient-ils accorder le temps que prend le fait d’écouter, de guider, quasi individuellement, plutôt que de répéter des réunions de communication descendante ? On est aujourd’hui en train de leur enseigner la pratique managériale de la bienveillance. On ne risque pas d’être bienveillant quand on est soi-même sous la pression du temps, des objectifs à court terme et des dispositifs décidés centralement à déployer en respectant des jalons.

Pensez-vous que les directions générales sont prêtes à cela ?

Il n’est pas sûr que leur conception de la transformation qu’elles appellent de leurs vœux identifie ces enjeux comme étant véritablement les pierres de touche. En leur temps, François Eyraud, Alain d’Iribarne et Marc Maurice avaient noté que des entreprises françaises donnaient toutes les apparences de l’innovation tout en restant dans la reproduction. Je crains des phénomènes de ce type quand on assiste à du mode agile déployé dans les conditions rappelées à l’instant ou quand on voit des directions générales proclamant comme stratégique la refonte des espaces de travail, qui portent l’espoir de développer des comportements collaboratifs et créatifs. Certaines d’entre elles délèguent à des cellules de deux personnes ce qu’elles estiment être la phase technique ou d’intendance sans jamais suivre et piloter le dossier de près. Et donc sans portage politique capable, par exemple, de réaffirmer le sens de ce qui est entrepris, de lever les oppositions et d’accorder des moyens supplémentaires. Je crains que, dans certaines entreprises, la conversion à certains égards trop rapide des dirigeants ne recouvre qu’une compréhension partielle de la profondeur de la transformation qui devait être celle du gouvernement des entreprises lui-même et de la relation de confiance, et non de méfiance, envers le travail et les salariés.

Pour en savoir plus :


Pascal Ughetto, Organiser l’autonomie au travail. travail collaboratif, entreprise libérée, mode agile, l’activité à l’ère de l’auto-organisation, Editions FYP, 2018

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.