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Lutter contre la pauvreté, lutter contre les inégalités : bien peu se déclareront contre. Mais encore faut-il savoir comment.

La pauvreté a récemment augmenté en France, mais les derniers chiffres de l’Insee sont provisoires. On verra à la fin de l’année 2019, sachant que le système de protection sociale en France demeure l’un des plus généreux au monde. Le taux de pauvreté français demeure d’ailleurs inférieur à celui de l’Allemagne et d’autres pays. En fait c’est un peu comme la météo, il y a les chiffres et il y a le « ressenti »…

La société moderne donne parfois le sentiment trompeur que nous aurions tous les mêmes modes de vie, les mêmes comportements et les mêmes habitudes. Et bien sûr les mêmes smartphones (ce qui se vérifie chaque jour). Une société d’individus qui regardent les mêmes séries quel que soit le support, vont dans les mêmes supermarchés et partagent, ou non, la même perplexité face à la variété chatoyante de pots de yaourt. Les chiffres montrent des réalités beaucoup plus contrastées, parfois même dramatiquement contrastées : en termes de revenus certes, mais aussi de santé, de loisirs, d’accès à la culture, aux études. Des hiatus terribles s’installent entre les situations qui parfois me font songer à ce que doivent ressentir les guides touristiques dans les pays en développement. Beaucoup de gens vivent dans plusieurs univers : un pied dans l’hôtel quatre étoiles où ils dînent en compagnie de « leurs » touristes  et un pied à la maison dans leur vie à eux qui n’a rien à voir. Un pied dans les chaussures de marque que l’on achète quand même, et un pied au rayon alimentaire des bonnes affaires de la semaine à tout petit prix.

Mais n’est-ce pas justement là que s’est introduite une fracture considérable : on a les mêmes équipements et les mêmes choses, mais les usages et les mots diffèrent, et les possibilités d’agir, de changer sa vie. Et ce serait le niveau de diplôme et la culture qui feraient la différence : cela dessine des priorités qui ne sont pas que de revenus…

Une chose est certaine : on ne parle plus de « classe ouvrière ». C’était une construction politique devenue identitaire… mais faut-il parler au passé. On entend tous les jours des expressions comme « milieux populaires », « quartiers populaires », « la droite populaire », « familles populaires », « l’électorat populaire ». C’est une notion qui met à distance. On ne répond pas en affirmant « moi je suis classe populaire » aux questions posées sur l’appartenance sociale, nombreux sont aujourd’hui celles ou ceux qui se sentent « classes moyennes ». Comme toujours la moyenne rassure.

Ces fractures sont en fait profondes, et dans tous les pays : les mouvements actuels au Chili, ou ailleurs dans le monde, le montrent. Emplois précaires ou stables, bad jobs, emplois dans une grande entreprise confortable ou dans une TPE, origines locales ou étrangères qui ressortent si fort…

La prise de conscience des inégalités et surtout de leur résurgence et de leur accroissement dans les pays développés est nette : le nom de Thomas Piketty et le succès de son livre Le Capital au 21e siècle sont associés à cette conviction nouvelle. L’écho des travaux de Gabriel Zucman (La Richesse cachée des nations, 2013) est de plus en plus important, lui dont on entend dire qu’il conseille Elisabeth Warren et Bernie Sanders aux Etats-Unis. Son nouveau livre Le Triomphe de l’injustice sortira en France en février prochain.

Le choix de décerner le Prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel à Abhijit Banerjee, Esther Duflo, et Michael Kremer témoigne à sa manière du souhait de saluer des travaux sur la pauvreté et les difficultés du développement. Des travaux qui sortent des sentiers battus de l’économétrie et de la modélisation et invitent les économistes, du moins certains d’entre eux, à sortir de leurs laboratoires et de leurs équations pour travailler sur le terrain : en Afrique, en Inde en y mettant en œuvre des programmes expérimentaux avec des ONG locales. Ces programmes insistent avec raison sur l’importance du savoir pour construire des politiques publiques. Conviction d’expert que je revendique !

Mais pourquoi diable faut-il que le plus souvent l’économie comme discipline et communauté scientifique s’invente une psychologie (l’économie comportementale en l’occurrence) bien à elle plutôt que de travailler avec les résultats de la sociologie, ou de l’anthropologie les plus récents, en somme plutôt que de faire de l’interdisciplinarité ?

Les travaux du laboratoire J-PAL du MIT (fondé en 2003 par le couple Duflo-Banerjee) nous invitent à aller voir « ce qui marche » et « ce qui ne marche pas » et surtout à essayer de comprendre pourquoi (voir dans Metis « See what works ? », Danielle Kaisergruber, 06/06/17). De nombreuses évaluations de politiques publiques s’en inspirent, l’expérimentation du Revenu Universel (Basic income) en Finlande était basée sur ce principe : un groupe de demandeurs d’emploi perçoit ce revenu tandis qu’un groupe témoin n’en bénéficie pas. Mais il n’est pas facile d’en tirer quelque chose. Pas facile de traiter les personnes et les multiples interactions dans lesquelles elles entrent comme des êtres de laboratoire ! Ce sont seulement des corrélations qui sont mises en évidence : les enfants soignés avec des vermifuges vont à l’école de manière plus régulière que les enfants non traités. So what ? C’est le rapport à l’éducation des familles des enfants et à la santé qui est en cause. Alors il faut aller plus avant dans l’analyse.

Les nombreuses évaluations (dont certaines randomisées, type laboratoire J-PAL) du RSA, des APL et de tous les minimas sociaux, comme des allocations chômage, montrent que l’accompagnement joue un rôle aussi important que l’allocation elle-même. L’incitation n’entraîne pas une réaction pavlovienne. Au-delà des corrélations, ce sont les causalités qu’il faut analyser et là il n’y a pas de méthode miracle ! Si ce n’est de s’appuyer sur plusieurs méthodes et plusieurs disciplines.

C’est aussi pourquoi la réponse aux inégalités par la seule politique fiscale ne suffit pas — de même que la réponse à la pauvreté par les minima sociaux et aides sociales. D’autres accès à des ressources capitales sont nécessaires.

L’école, l’école encore, et toujours, et l’éducation tout au long de la vie : c’est là une conviction qui semble vivante aujourd’hui en France.

L’accès facile aux services publics, et à des services publics de qualité, joue un rôle déterminant. C’est pourquoi il faut les transformer pour pouvoir les maintenir sur tous les territoires. La capacité des personnes à s’emparer, s’approprier les ressources que les services publics, les écosystèmes locaux emploi et insertion leur proposent est aussi déterminante. C’est pourquoi il faut développer des actions collectives construites avec les citoyens, les « bénéficiaires », les « allocataires », en somme les « personnes ». « Territoires Zéro Chômeur Longue Durée », dont Metis a souvent parlé, en est un bel exemple !

Pour lutter contre les inégalités, contre la pauvreté, il ne suffit pas de simplifier les aides, de rationaliser les « tuyaux », c’est la politique et l’action « du dernier kilomètre » qui compte, celle qui est au plus près des uns et des autres. Les mesures nationales ne suffisent pas, il faut l’action concrète des très nombreux professionnels (du social, de l’insertion, de l’emploi et de la formation) pour co-construire les solutions avec les personnes.

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.