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Le film de Ladj Ly se conclut par une phrase tirée des Misérables, le best-seller de Victor Hugo publié en 1862 : « Il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs ». La référence à Victor Hugo pourrait être écrasante. Elle s’impose plutôt tant, 150 ans plus tard et à partir d’évènements différents, les mêmes convictions animent les deux créateurs. Celle que « l’instruction, l’accompagnement et le respect de l’individu sont les seules armes de la société qui peuvent empêcher l’infortuné de devenir infâme » et celle qu’un livre ou un film peuvent être d’utiles plaidoyers et d’efficaces cris d’alarme.

La bavure de Montfermeil

A l’origine du film, il y a une vidéo tournée en 2008 à la Cité des Bosquets à Montfermeuil en Seine Saint-Denis. Elle a été filmée par Ladj Ly, 28 ans à l’époque. Il y est né et y habite. Il est membre d’un collectif de jeunes réalisateurs Kourtrajmé. La vidéo est visible sur le site de Rue 89. On y assiste à une véritable scène de guerre et à ce qui deviendra « la bavure de Montfermeil », le tabassage en règle de Abdoulaye Fofana âgé de 20 ans. Deux procès suivront, celui de Fofana (il est accusé d’avoir lancé un pavé sur une voiture de police) aboutira à un non-lieu. Deux policiers confrontés à la vidéo devront reconnaître les faits. Ils seront condamnés à quatre mois de prison avec sursis.

À partir de cette « bavure » et du retentissement de sa vidéo, Ladj Ly a écrit le scénario des Misérables. Le film n’est pas un reportage supplémentaire sur la banlieue ni la reconstitution de faits avérés. Le réalisateur a construit un récit, imaginé un enchaînement de situations et d’actions, proposé à des acteurs de rendre compte de l’évolution et de la complexité d’êtres humains confrontés à des évènements dont ils sont précisément les acteurs et qui pourtant les dépassent et finalement leur échappent. Le résultat est un film, primé par le prix du Jury à Cannes cette année, d’une rare intensité, magnifiquement filmé et interprété. Ladj Ly ne signe ni un froid diagnostic, ni le portait de coupables dont la monstruosité vaudrait explication, ni une thèse sociologique ou politique. En évitant tout manichéisme, son cri d’alarme n’en est que plus inquiétant.

Inquiéter

J’emploie le mot à dessein. Le film nous alerte avec les armes du cinéma, celle de la sensibilité autant que celle de la réflexion. Il ne nous laisse pas tranquilles, indifférents. À juste titre il nous inquiète. L’avenir dira si cette inquiétude a été salutaire. Pour le dire avec Victor Hugo : « Il vient une heure où protester ne suffit plus : après la philosophie, il faut l’action ». J’ajoute immédiatement, pas n’importe quelle action.

On se souvient que Victor Hugo a été un des premiers militants pour abolir la peine de mort (Le Dernier jour d’un condamné paraît en 1829) alors que beaucoup de ses contemporains y voyaient un juste châtiment et une mesure dissuasive efficace contre le crime. En ce début de XXIe siècle, certains s’alarment de ce que des quartiers semblent être devenus des « zones de non-droit ». De fait dans la cité où est tourné le film, le maintien de l’ordre semble dépendre selon les cas d’un imam intégriste, ancien dealer converti, de caïds et trafiquants très organisés et d’un « médiateur » représentant la mairie, plus prompt à fermer les yeux qu’à régler les problèmes. Sans eux les trois policiers de la BAC dont on suit l’action tout au long du film ne peuvent, ou ne tentent, rien. Je ne connais pas suffisamment la vie dans ces villes pour confirmer ou infirmer cette thèse. Elle alimente souvent le discours musclé de ceux qui rêvent d’une paix armée et qui sous couvert « d’ordre républicain », confondent mettre un couvercle sur une cocotte-minute et pacifier des quartiers et des relations humaines.

L’escalade de la violence

Ladj Ly ne récuse pas le diagnostic, mais à l’inverse des tenants des solutions « militaires », il montre que la violence est une impasse. Il n’y a pas de violence sans escalade de la violence et sans doute pas d’escalade « sans bavure ». C’est un processus inexorable qui échappe à ceux qui en sont les protagonistes. Tous sont entraînés malgré eux dans un cycle dont personne ne peut sortir durablement vainqueur. Les victoires d’un camp sur l’autre sont éphémères tant que les conditions initiales restent inchangées.

L’intérêt politique du film, sa substance même, est de montrer qu’il ne peut pas y avoir de « camp » et de caractérisation des problèmes en termes de camps opposés engagés dans une lutte « salutaire » entre le bien et le mal. Encore moins entre le Bien et le Mal. Chris, Gwada et Stéphane, les trois policiers de la BAC n’ont pas la même conception de leur rôle. Ils ont le même chef, respectent les mêmes lois, mais n’en tirent pas les mêmes conclusions quant à la conduite à tenir. Stéphane, nouveau dans le quartier, se révolte contre les agissements de ses collègues qui ne jurent que rapport de force et intimidation. Ils tentent de le convaincre qu’ici c’est comme ça, que c’est la seule méthode. Sait-on de quel côté l’opinion de nos contemporains inclinerait ?

Dans les Misérables, l’engrenage décide mécaniquement pour tous. C’est Stéphane qui tient le révolver pointé sur Issa dans la scène finale. Pour ceux qui vivent Montfermeil, c’est la même chose. Issa et les plus jeunes avec lui, ne naissent pas enragés, ils le deviennent. A l’humiliation, à la bavure, ils répondent par le ressentiment, la colère, la haine et l’extrême violence. De chapardeurs désœuvrés et malicieux, ils se transforment en bataillons prêts à tout casser. Ils ont reçu cinq sur cinq le message de la police, seules la force et la domination comptent et à ce jeu-là ils ont l’avantage du nombre et de la connaissance des lieux. L’énergie du désespoir en prime lorsqu’aucun avenir désirable ne leur semble à portée de mains.

Il faut aussi parler de Buzz, adolescent sage, propriétaire d’un drone équipé d’une caméra et qui filme par hasard la bavure policière à l’origine du déchaînement de violence. Ladj Ly s’est fait connaître en filmant en direct des cop watchs lors de contrôles ou d’interpellations. C’est en connaissance de cause que Ladj Ly montre le rôle irremplaçable des « lanceurs d’alerte », journalistes ou pas, qui permettent que la vérité soit connue et les sanctions prises. L’unique espoir pour stopper cette escalade qui ne fait que des perdants et qui doit nous inquiéter, ne réside pas dans les déclarations martiales pour « nous débarrasser de la racaille », mais plutôt dans l’attention portée à la justice, qu’elle s’exerce dans les tribunaux ou sur le terrain de l’éducation, du social, des territoires, de la citoyenneté.

– Les Misérables de Ladj Ly avec Damien Bonnard, Alexis Manenti et Djebril Zonga. —

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.