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Philippe Lorino, dans son livre Pragmatisme et Étude des organisations (2020), mobilise les concepts du pragmatisme — courant né au siècle dernier aux États-Unis — et des exemples inspirés de sa propre expérience pour analyser les problèmes managériaux et organisationnels d’aujourd’hui et de demain.

Philosophie et management

Haut fonctionnaire au ministère de l’Industrie dans les années 1980, Philippe Lorino est en charge des politiques publiques de soutien à la transformation technologique de la production industrielle. Les obstacles sont nombreux. Ils ne sont ni techniques ni financiers. Ce sont les « organisations fordiennes héritées du passé qui empêchaient souvent l’industrie française de tirer pleinement profit du fantastique potentiel offert par les nouvelles technologies de l’information ». Face à cet obstacle, Philippe Lorino acquiert progressivement la conviction que « le débat managérial est un débat d’idées fondamental ». Les organisations tayloriennes et la « pensée managériale contrôleuse » s’enracinent de bonne foi et très profondément dans « des visions rationalistes et idéalistes du monde développées par des penseurs tels que Platon et Descartes et fortement établies dans notre culture ». C’est le début d’un parcours d’une richesse exceptionnelle, dont les enseignements constituent la matière du livre Pragmatisme et Etude des organisations.

Théorie et pratique

Philippe Lorino est diplômé de l’École Polytechnique, ingénieur général des Mines, docteur en Sciences de Gestion. Il a été professeur à l’ESSEC en contrôle de gestion et théorie des organisations. Il a auparavant exercé des responsabilités dans la haute fonction publique, puis dans un grand groupe industriel. Ses interrogations sur les relations entre techniques de gestion et modèles d’organisation l’ont progressivement conduit à « une longue, parfois difficile, mais de plus en plus passionnante exploration » des travaux de philosophes américains, dont Charles Sanders Pierce, William James, John Dewey, George Herbert Mead, Mary Parker Follett et leurs continuateurs.

Ces penseurs très impliqués dans la vie sociale et démocratique du début du 20e siècle contestent les dichotomies traditionnelles entre corps et esprit et entre expérience et pensée. Elles justifient la séparation stricte entre conception et exécution au cœur du taylorisme et « rendent impossible toute compréhension de la complexité de l’expérience humaine et sociale ». L’importance que ces philosophes accordent à l’expérience et aux acteurs de terrain est sans doute à l’origine du nom trompeur de « penseurs pragmatistes ». Ils se distinguent pourtant radicalement « du mercantilisme excessif de la vie américaine », de l’utilitarisme ou de l’empirisme qui ne veut voir que des faits. Loin du rêve cartésien d’un « monde calculable », ils donnent une place centrale aux concepts, à la narration, aux idéaux, à la formation des valeurs [1], aux rapports sociaux. Ils montrent comment théorie et pratique s’enrichissent l’une l’autre tout au long d’un processus au cours duquel elles « se produisent simultanément » par la mise à distance de l’expérience immédiate et sa transformation continue en « sujet de réflexion et de discussion ».

La fusion Promodès / Carrefour

Tout au long du livre, la description de situations réelles permet d’approfondir les chapitres plus théoriques, « la méthode adoptée dans ce livre suit les préceptes du pragmatisme, en se déplaçant continuellement entre situations pratiques et concepts ».

La fusion amicale entre Carrefour et Promodès en 1999 est facilitée par une réelle complémentarité. En cinq mois elle est réalisée. Seules les équipes logistiques ne parviennent pas à s’entendre. Le désaccord porte sur la disposition physique des colis sur les palettes. Chaque équipe est persuadée du bien-fondé de sa méthode, spécialisation des palettes par rayon du magasin dans un cas, remplissage maximal de chaque palette, quitte à y mettre des produits qui devront être répartis sur plusieurs rayons, dans l’autre. Chez Promodès, à l’origine centrale d’achat pour des magasins franchisés, la logistique est le cœur du métier et le chargement des palettes vise à satisfaire l’indicateur clé, le « coût logistique ». Ce qui historiquement compte chez Carrefour, réseau d’hypermarchés intégrés, est le chiffre d’affaires par mètre carré de magasin. Le temps de mise en rayon limité par la spécialisation des palettes est un indicateur essentiel.

Aucune des équipes n’a en mémoire ce qui a présidé au choix de ces indicateurs. Elles sont persuadées qu’ils mesurent « objectivement », et donc indiscutablement, la performance. Chacune tire sa fierté professionnelle de se conformer à ces indicateurs. Ils ont acquis « une valeur affective et deviennent des marqueurs d’identité professionnelle ou d’identité d’entreprise ». Plutôt que décider que l’une a tort et l’autre raison, il faut explorer la « profondeur sociale et historique » des situations. Des « fantômes », des anticipations, des ailleurs (le siège, les bureaux,…), des absents (les dirigeants, des sous-traitants,…), s’y glissent comme autant d’enjeux clés de la situation. Cette exploration, indispensable pour comprendre et agir de façon pertinente, nécessite un travail d’enquête.

L’enquête

En 1938, John Dewey publie Logique : la théorie de l’enquête [2]. Pour Pierce, avant lui, tout apprentissage « résulte d’une enquête ancrée dans l’expérience vivante, dans une situation singulière ». Pour Pierce et Dewey, l’unité de la situation est une caractéristique clé de son intelligibilité. Un fait n’existe pas de façon isolée, mais seulement en relation avec d’autres faits. Dewey définit l’enquête comme « le processus qui transforme la situation indéterminée en une situation suffisamment unifiée pour que l’on puisse de nouveau anticiper un cours d’action cohérent ». C’est un processus créatif tourné « vers la pluralité des avenirs possibles ». L’enquête est toujours une entreprise collective et sociale. Tous les acteurs « concernés de manière significative par le thème d’une enquête devraient y prendre part et ensemble construire le récit plausible de la situation et convenir de la suite à donner ».

L’enquête pragmatiste ne part pas d’un problème défini et de l’examen des solutions possibles afin d’en choisir une, satisfaisante à défaut d’être optimale comme le professent les chercheurs cognitivistes autour de Herbert Simon. Elle part du doute, d’un « malaise existentiel associé à une situation imprévue ». Le problème est « construit comme problème au cours de l’enquête ». Sa formulation demeure provisoire, elle évolue dans le processus de l’enquête. Elle articule des phases de problématisation, de construction d’hypothèses, de raisonnement, d’expérimentation et d’analyse de retours d’expérience dans un processus qui n’est pas séquentiel, mais tâtonnant, récursif, créatif.

Une hypothèse de travail est nécessaire pour « rendre compte de la situation problématique, en rétablir provisoirement l’intelligibilité et poursuivre l’enquête ». Cette hypothèse doit être transformée « par le raisonnement en propositions testables ». La pensée logique permet d’évaluer les conséquences possibles, de « simuler les résultats attendus ». Il est alors possible de définir un « protocole d’expérimentation acceptable » afin de confirmer ou de réviser les hypothèses, puis de mettre fin à l’enquête ou de la poursuivre « pour vérifier de nouvelles hypothèses ou étendre le champ d’application de l’hypothèse validée ». Le processus se termine lorsque « les participants conviennent de considérer que la situation est à nouveau intelligible et actionnable », mais la conclusion est toujours « provisoire et faillible ».

Influencés par les travaux de Charles Darwin et par la recherche scientifique de l’époque, ces philosophes mettent « au premier plan le temps, la nouveauté, le flux, le déséquilibre, l’émergence, le hasard fortuit et l’indétermination ». Ils pensent « le monde social en termes de processus qui relie toutes sortes d’entités de manière relationnelle et récursive ».

Le processus de formation des valeurs

Cela implique de sortir d’un modèle linéaire moyens-fins où les buts finaux sont prédéfinis et fixes. John Dewey refuse ce dualisme moyens-fins comme il refuse la dichotomie théorie-pratique. « Dans le processus temporel continu par lequel les activités sont organisées en une unité coordonnée et coordinatrice, toute activité est à la fois une fin et un moyen : une fin dans la mesure où elle est temporellement et relationnellement une clôture ; un moyen, dans la mesure où elle fournit une condition qui devra être prise en compte dans les activités ultérieures ».

Cela conduit également à déplacer la question de la valeur (et des valeurs) vers celle de la valuation. Le processus de formation des valeurs est un processus social qui intègre « la pluralité des perspectives ». Il exclut toute idée d’un système de valeurs indiscutable, qu’il soit fondé sur la conviction intime de la personne ou par référence à une forme de vérité inscrite dans des indicateurs « objectifs ».

« Pour vraiment explorer la relation entre fins et moyens, la valuation doit souvent être abductive [3] et chercher un récit qui puisse relier les évènements, les actes et les résultats. Pour rendre compte de manière crédible de la complexité de l’activité collective, il semble souhaitable que les méthodes d’évaluation présentent une richesse narrative et multidimensionnelle qu’une échelle comptable ne permet pas ». « Cette mise en intrigue de l’expérience collective » est un processus social au sens large. Il « projette continuellement l’avenir souhaité dans la situation actuelle et dans la réinterprétation de l’expérience passée ». Ce travail de réflexivité relie la situation immédiate, présente et locale, à des perspectives plus larges, temporelles et sociales.

Organizing versus Organization

Les derniers chapitres du livre traitent plus directement de l’influence de ces philosophes et de leurs continuateurs sur l’étude des organisations et le management. Le travail d’organisation ne se réduit pas à la production de modèles rationnels. Les organisations ne sont pas des structures figées s’imposant aux pratiques individuelles et collectives, mais des « processus organisant ». William James insiste sur le rythme non linéaire de ces processus, alternant des phases d’accélération et de repos, « d’analyse et de synthèse, de segmentation et de réunification ». Pour John Dewey, organiser apparaît comme une enquête, « un processus fondamentalement social, fait de relations et de transformations sociales ».

Mary Parker Follett [4] étudie ce qu’elle appelle « la réponse circulaire », « le fait que dans la coopération organisationnelle, un acteur ne répond pas à l’autre partie, mais à la relation qui existe entre eux : je ne réagis jamais à toi ; c’est moi-plus-toi qui réagis à toi-plus-moi ». Quelque chose de nouveau se crée, différent de la somme des deux parties et offrant une alternative aux relations de domination comme aux compromis qui s’apparentent au « plus grand diviseur commun ». Elle souligne que les conflits « ne doivent pas nécessairement être considérés de manière négative ». Le dialogue transforme les participants et leurs relations. La diversité est un facteur clé de créativité.

Quand Taylor, son contemporain, recommande que « soient mis en place des services de planification pour s’assurer que le travail de chaque ouvrier est bien planifié à l’avance », arguant de leur incapacité à comprendre « la science qui sous-tend chaque acte de chaque ouvrier », Mary Parker Follett fait valoir « la responsabilité conjointe des employés et du management ».

Aucun processus n’est irréversible

Impossible de rendre compte de toute la richesse d’un livre dense, aussi érudit que concret. Le lecteur y découvrira des exemples de situations que Philippe Lorino a personnellement vécues et les analyses critiques des principales théories du management, dont un long développement sur le lean management et sa « réinterprétation taylorienne ». La transformation d’un cycle d’enquête d’inspiration pragmatiste, le PDSA (Plan, Do, Study, Act) en PDCA (Plan, Do, Check, Act) marquant le retour du « bon vieux contrôle d’écarts taylorien tourné vers le passé et fondé sur des standards figés ». 

C’est la dernière leçon de Pragmatisme et étude des organisations. Aucun processus n’est irréversible. Nous n’en avons fini ni avec la prévalence des modèles formels ni avec le déni de l’incertitude et du risque, les big data et l’intelligence artificielle renforçant même l’ambition de mettre les situations complexes sous contrôle. La crise que nous traversons nous engage pourtant, dans une perspective pragmatiste, à préserver « un équilibre entre le développement de moyens technologiques complexes et puissants et la capacité sociale à maintenir l’intelligibilité et la capacité d’action collective, condition clé de la démocratie » et à faire confiance « à l’intelligence et l’éthique humaines, à l’expérience de terrain et aux initiatives locales ». Philippe Lorino peut conclure (provisoirement) en citant La Fontaine [5] : « D’argent point de caché. Mais le père fut sage de leur montrer avant sa mort que le travail est un trésor ».

Pour en savoir plus

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.