6 minutes de lecture

La prochaine fois qu’on vous demande de quoi bobo est l’abréviation, répondez boucher-bohème. En 2000 David Brooks publie Bobos in Paradise : The New Upper Class and How They Got There. Il fait du bobo un successeur du yuppie, cadre dans une multinationale comme lui, mais plus cool, préférant l’éthique et la culture au bling-bling. Le boucher-bohème, outre qu’il peut être fromager, caviste, chocolatier ou restaurateur, n’est pas le successeur du bourgeois-bohème. Il en est une variante en même temps qu’il est leur fournisseur préféré. C’est la démonstration que fait Jean-Laurent Cassely dans son livre La révolte des premiers de la classe. Métiers à la con, quête de sens et reconversions urbaines.

Réorientation précoce

Les raisons d’une reconversion professionnelle sont multiples. Qualifications obsolètes ou inadaptées au marché de l’emploi, fatigue et usure au moment d’aborder la deuxième partie d’une carrière qui s’allonge quand l’âge de départ en retraite augmente, beaucoup sont contraintes et subies. Il y entre souvent autant d’amertume et de dépit que de soulagement de « pouvoir rester dans la course ».

Jean-Laurent Cassely s’intéresse à d’autres reconversions, celle des « premiers de la classe ». Ils sont jeunes, récemment diplômés d’une école d’ingénieur ou de management —ou les deux —, se sont facilement insérés dans un grand cabinet de consulting ou une entreprise mondialisée qui les a étiquetés « haut potentiel ». Ils sont la fierté de leurs parents. Ils rêvent d’ouvrir une boulangerie et d’y vendre le pain des amis, les chaussons à la pomme fraîche et les tartes à la clémentine qu’ils auront eux-mêmes fabriqués. Le tout « dans le respect de techniques ancestrales garantes du goût et de la santé ». Ils passent avec succès un CAP. Ils s’installent et ça marche.

Ces reconversions précoces — on devrait dire conversion, non ? – prennent au mot l’intitulé de la loi votée en 2018 « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » (voir dans Metis « Liberté de choisir son avenir professionnel, le choix des mots », Jean-Marie Bergère, janvier 2020). Le soutien public et financier à leur « liberté de choisir » a beau n’être qu’un succédané des Congés Individuels de Formation (CIF) créés en 1983, leur conviction et leur envie sont plus fortes que les doutes, les difficultés et les mises en garde.

Une autre vie est possible

Au point de départ de ces réorientations radicales, il y a un refus, celui des bullshit jobs analysés par David Graeber (voir note de lecture dans Metis), des emplois de planneurs, rois des dispositifs qui « joignent l’inutile au désagréable », pour le dire comme les cadres interviewés par Marie-Anne Dujarier. Ni le salaire, ni le prestige, ni la carrière promise, ne peuvent compenser le sentiment de vacuité de celui qui se voit « perdu dans une masse » et condamné « aux luttes de pouvoir, à l’absurdité bureaucratique et à l’ennui ».

Pour que ce rejet ne se transforme pas en ressentiment ou en cynisme, il faut qu’une « autre vie » paraisse possible. Le maître-mot qui semble guider ceux que Jean-Laurent Cassely a rencontrés est le concret. Pour ces « manipulateurs d’abstractions » décrits dès les années 1990 par Robert Reich, rien ne semble plus stimulant et épanouissant que la matière, le travail des mains, le fil des saisons, l’ancrage dans un quartier. Le site Les mains baladeuses recense les « parcours de vie faits-main » de ces jeunes diplômés qui se tournent vers l’artisanat. S’y retrouvent ceux qui « ont fait le choix audacieux de modeler leur vie à leur image et selon ce qui les fait vibrer, devenant ainsi les artisans de leur propre vie ».

La formule révèle une deuxième puissante motivation. Plus encore qu’être maître chez soi, se mettre à son compte comme on dit, il s’agit de créer quelque chose de différent, d’écrire son histoire, d’en être l’inventeur. Ces « néo-entrepreneurs urbains » se distinguent de leurs collègues artisans par la mise en scène du produit ou du service et par leur talent pour mettre au point « des stratégies marketing bien étudiées pour ceux qui méprisent le marketing ». S’appuyant notamment sur la thèse que la sociologue Caroline Mazaud leur a consacrée, Jean-Laurent Cassely remarque que ce « marketing de l’authenticité consiste à parler du produit, mais aussi… de soi ». L’histoire, le parcours, l’aventure de ceux qui un jour ont décidé d’abandonner leur confort et de se lancer « font l’objet d’une mise en scène qui devient elle-même une composante de l’offre ».

Le concret et le concept

Cette tendance que la journaliste Elisabeth Nolan Brown appelle le capitalisme hipster, « associe le désir d’entreprendre et celui de satisfaire des attentes culturelles, symboliques et émotionnelles ». Ces néo-artisans trouvent ainsi le moyen de réconcilier leur activité nouvelle et leur formation initiale, le concret et le concept. Avant d’être une offre qui répond « aux besoins d’un marché existant, leur concept est une extension de la personnalité des fondateurs, qui misent sur ce qu’ils ressentent et ce qu’ils aiment ». Ce faisant, ils innovent, valorisent les métiers et les produits qu’ils adoptent.

Le vocabulaire employé n’est pas celui de l’autonomie, du leadership, de la vocation ou de l’utilité. Ceux-là ne s’engagent pas dans une ONG, ne deviennent pas instituteur ou moine bouddhiste et encore moins infirmier, caissière, aide à domicile ou éboueur, ces métiers dont nous « découvrons » aujourd’hui qu’ils sont vraiment indispensables. La politique n’est pas leur affaire. Ils sont proches des makers (voir dans Metis « Quand les hacker réinventent le travail », Jean-Marie Bergère, août 2016) par la satisfaction qu’ils éprouvent à faire, à voir le résultat de leur travail et à maîtriser l’ensemble de la chaîne de valeur, « du potager à l’assiette », mais ils ne fréquentent pas les fablabs ou espaces de co-working. L’éloge du carburateur de Matthew B. Crawford (voir note de lecture) est une référence, mais ils sont moins sensibles à l’éloge de l’intelligence mobilisée dans une activité dite manuelle qu’à la réussite de leur entreprise en termes de créativité, de reconnaissance et de notoriété.

Une autre vie en prélude à une autre société ?

Ces néo-artisans ne prétendent pas changer la société. Ils ne s’imaginent pas « prendre le pouvoir ». Ils risquent « de laisser de côté ceux qui s’engagent dans les voies artisanales et commerciales selon la manière ancienne, c’est-à-dire sans être, au préalable, bardés d’expériences professionnelles et de prestigieux diplômes de l’enseignement supérieur ».

Pourtant ils ne détestent pas faire école et leur quête de nouvelles formes de vie et de travail, où se mêlent le sentiment de son efficacité et de sa légitimité, le plaisir de faire et d’étonner celui qui est dorénavant un client plutôt qu’une catégorie statistique de consommateur, inaugure peut-être une hiérarchie du prestige social indifférente aux logiques du toujours plus, de technologie, de pouvoir et d’argent. Elles maintiennent « vivant le désir d’une autre forme de relation au monde et peuvent fournir une base d’expérience essentielle à la conception culturelle d’une société de post-croissance » (Résonance, Hartmut Rosa). On peut le souhaiter.

Pour en savoir plus 

La révolte des premiers de la classe. Métiers à la con, quête de sens et reconversions urbaines. Jean-Laurent Cassely (Arkhe-éditions. 2017)

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.