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Le travail change à grande vitesse : il se fait à distance, en hybride, en visio, en présentiel, en ligne et hors des lignes habituelles. Nos espaces de travail aussi changent. Xavier Baron fait le point dans un entretien avec Jean-Marie Charpentier, consultant « Etudes communication et social » et administrateur de l’AFCI (Association française des communicants internes). Entretien reproduit avec leur autorisation

La crise du Covid 19 a imposé une nouvelle relation aux espaces de travail. Le passage contraint au télétravail pour des millions de salariés — dans le tertiaire, notamment — a ouvert de très fortes interrogations. Que nous dit cette crise sur le rapport entre espace et travail ?

Xavier Baron La crise agit. Elle fait ré-agir et elle a révélé deux éléments marquants. Elle a mis en visibilité les salariés de l’arrière, du back-office, des services aux immeubles et aux habitants des espaces de travail. Ils sont près d’un million et demi. Des salariés indispensables à la vie des entreprises. Généralement mal connus, parfois méprisés, souvent maltraités et rémunérés a minima. Avec la crise, ils ont bénéficié d’un moment de mise en lumière. Au-delà, la crise a légitimé ce que beaucoup de travailleurs savaient déjà ; on peut travailler ailleurs qu’au bureau, et entre autres, depuis son domicile. Nous en avons eu une expérience à très grande échelle. La norme qui gouverne le fonctionnement des entreprises — l’unité de lieu et l’unité de temps — a été dynamitée. Du jour au lendemain, c’est devenu le seul mode possible pour contribuer à la production.

Dans le tertiaire, on a connu différentes situations : des bureaux fermés, ensuite des bureaux paysagés, des open-spaces et, plus récemment, le flex office et les aménagements dits dynamiques. On peut citer aussi l’émergence du coworking. Que penser de cette succession d’offres, en définitive assez standardisées ?

Cette offre standardisée, ce sont des open-spaces plutôt blancs rehaussés parfois de couleurs pastel, des cabines de confidentialité, des box TGV et des meubles « comme à la maison », avec une dose de flex office ou une part de corpoworking. Cela correspond à un mouvement large et pour l’instant sans concurrence. N’oublions pas cependant que 47 % des actifs travaillant dans un bureau appartiennent à des entreprises de moins de cinquante salariés. Loger cinquante salariés n’est pas le même sujet qu’en loger plusieurs milliers. Sur l’ensemble des salariés, 80 % jugent leur lieu de travail à peu près adapté, même s’ils sont un tiers à estimer que leur employeur ne fait guère d’effort pour leur bien-être. Les deux tiers des travailleurs de bureaux ne connaissent pas l’open space. 66 % travaillent dans un lieu fermé, pas nécessairement un bureau individuel (30 % des salariés), mais des bureaux de deux à quatre personnes.

Au-delà du constat, qu’est-ce qui fonde cette évolution dans le tertiaire ?

La situation actuelle résulte de deux paradigmes. Le premier est une gestion des ressources humaines qui exprime, depuis quinze ou vingt ans, un recul de l’option de développement social au bénéfice d’une victoire de l’idéologie de la gestion des « talents ». La localisation est un des paramètres de l’attractivité, on investit donc dans les centres-villes avec une vitrine communicante, donc des locaux glamour et bien équipés. Comme il s’agit de surfaces chères, intervient alors le second paradigme : la main d’œuvre ou le « cerveau d’œuvre » est un coût — et il est toujours trop élevé. Face à ces deux approches, les espaces constituent de moins en moins un actif patrimonial. L’open-space avec le flex office, permet de penser une empreinte individuelle plus faible au mètre carré par salarié. Le télétravail se présente comme une hypothèse de solution supplémentaire pour réduire encore les m², mais en facilitant — ou compensant — l’acceptation des bureaux ouverts, moins intimes et en flex, pas toujours accueillants. Ils ne seraient plus la norme pour toute la durée du travail.

Dans une économie de service, quels sont les ressorts dominants qui concourent ou devraient concourir au choix des espaces de travail ?

Les espaces de travail tertiaires sont une ressource pour la performance du travail, mais pour un travail qui n’a pas les mêmes besoins dans une économie devenue servicielle. On peut être efficace dans un travail intellectuel et informationnel avec très peu de fonctionnalités de bureau : une prise électrique, un Wifi. Côté espaces de travail, il n’y a pas actuellement de théorie solide disponible. D’où les tâtonnements et souvent, un alignement sur la mode. Pour le reste, il y a la tentation de spécialiser les espaces. C’est ce que l’on appelle l’activity-based : des espaces fonctionnellement différents pour faire des réunions, pour se concentrer, vivre un moment de convivialité, lire, téléphoner… etc. L’espace alloué au poste de travail individuel va en se réduisant. Aujourd’hui, la moyenne cible n’est plus que de 4 mètres carrés autour du poste individuel en open-space. Pour autant, les gains au global en m² ne sont pas toujours spectaculaires. Il faut en effet réserver en moyenne à chaque travailleur au moins deux, souvent trois, voire quatre positions de travail : une position classique avec un plateau et un ou deux écrans, une position de travail dans une salle de réunion, une autre dans un box isolé et encore une dans un espace de convivialité.

Le déploiement du télétravail a longtemps été marginal en France. Toutefois, dès avant la crise, on sentait qu’il montait en puissance, à la fois dans les organisations du travail et les choix des salariés eux-mêmes.  

Il y a une attente vis-à-vis du télétravail, mais aussi le constat que ce n’est pas si simple. Le télétravail est récent. Peu développé avant la crise, son taux était évalué entre 6 et 10 %, selon que l’on était dans le cadre d’un accord d’entreprise ou dans des pratiques plus clandestines, localement arrangées. Le télétravail a d’abord été pensé comme un avantage social. Il est d’ailleurs une déclinaison d’un marqueur statutaire, le privilège des cadres de ne pas compter leur temps de travail, mesuré à l’aune de celui que l’on passe au bureau. C’était légitime à condition d’être dérogatoire, comme une contrepartie à des nuisances pour le travail associées à des contraintes de déplacements, aux enjeux de la vie familiale et parfois même au caractère peu attractif des bureaux. Le télétravail n’a pas été pensé comme une modalité organisationnelle particulière, orientée performance, mais comme un mode dégradé consenti pour limiter des contraintes associées au travail. On sait peu de choses sur cette forme de travail dans une perspective de généralisation. Ceux qui le vivent évoquent des gains de productivité. C’est positif, mais il convient de rester prudent. On sait que cela vaut pour tout ce qui relève du travail à base de processus. Le télétravail permet un gain de temps de déplacement, de concentration, une moindre fatigue…. En revanche, que sait-on des effets d’un télétravail élargi (plusieurs jours par semaine pour une majorité d’emplois d’un collectif) sur le travail d’exploration, de relation, d’innovation ? Que sait-on de la capacité à se former et à former les autres en télétravail ? Le travail à distance a des qualités, mais également des limites. Sur le plan social, le confinement l’a montré, il reproduit/élargit des inégalités. Il y a ceux qui ont un espace dédié, qui n’ont pas d’enfant en bas âge ou qui n’ont pas à se soucier du travail domestique. Et il y a ceux et celles qui n’ont pas cet espace, qui sont envahis, qui n’ont pas le bon écran, la bonne connexion, ni de siège ergonomique…, qui sont condamnés à de mauvaises conditions de travail, mais aussi à un éloignement.

Est-il concevable que les salariés soient, d’une manière ou d’une autre, associés aux choix d’avenir en matière d’organisation et d’espace de travail ? Ils l’ont souvent été par le passé, mais sur un mode assez light — pour des choix de mobilier ou de couleur. N’y a-t-il pas dans l’implication des salariés un enjeu de performance ?

 La participation ou l’implication dans les choix d’aménagement ou de déménagement, je les ai généralement rencontrées sur un mode « cosmétique », pour ne pas dire à la limite du malhonnête. Il ne s’agissait pas d’implication, mais de préparation des esprits. Quelque chose me rend malgré tout optimiste : le travail tertiaire exige que la conception du travail soit réalisée quasiment en même temps que la dispensation du service. Un service est toujours plus ou moins coproduit. Il faut être pertinent et engagé dans une relation, pour être performant quand on est un travailleur de service. Bien sûr, certains sont très contraints, largement limités à l’exécution. Mais le service au sens fort, c’est la réponse à un besoin et la recherche de modifications favorables d’état ou d’environnement pour le bénéficiaire. Cela demande de l’intelligence, de l’initiative et de l’autonomie. Si l’on veut de la performance dans le travail de service, il faut créer les conditions d’un « engagement subjectif ».

Quels sont les acteurs-clés qui participent à la négociation et à la décision dans ce domaine ? Quels sont les équilibres ou déséquilibres à l’œuvre entre direction financière, direction immobilière, DRH, partenaires sociaux ? Comment s’effectuent les arbitrages ?

 La réalité varie d’une entreprise à l’autre. En général, je vois assez peu les fonctions RH. Par ailleurs, je vois émerger des « Directeurs de l’Environnement du Travail » — nouvelle appellation pour les responsables des services généraux. Quelques-uns sont devenus des patrons de services fonctionnels d’autant plus puissants qu’il y a une concentration des contrats sur lesquels ils ont la main. Fréquemment enfin, ce sont des directeurs immobiliers qui s’expriment dans le débat public. J’ai beaucoup entendu leur voix au cours des dernières années. Je dois dire que je l’ai parfois trouvée un peu rapide, trop souvent pour justifier des aménagements allégés et le recours au flex, arguant de gains en m². J’observe cependant un mouvement nouveau, avec l’apparition de directeurs immobiliers qui ne se vivent plus seulement comme des gestionnaires d’actifs (des money makers), mais comme des responsables d’un immobilier d’exploitation. Ils commencent à penser les bureaux comme un outil de production nécessaire à la mise en œuvre du travail ; un support de service au service du travail…

La question de la communication est souvent abordée en termes d’accompagnement des déménagements ou des réorganisations. Ne se pose-t-elle pas d’abord au cœur du travail lui-même ?

La question doit être associée à un usage ; le travail. Une difficulté du travail tertiaire est sa faible visibilité. Pour le communicant, il s’agit d’accroître la mise en visibilité du travail réel. On a beaucoup de mal à observer ce travail. Cette difficulté de l’observateur extérieur est aussi celle du manager, de l’aménageur ou de l’architecte d’intérieur. Les communicants peuvent contribuer à en traiter.

Cela requiert, sans aucun doute, un travail d’enquête en amont. Finalement, parmi tous ces sujets que tu suis depuis des années, quel est celui qui te tient le plus à cœur ?

 Je retiens deux termes : usage et appropriation. Pour être efficace et pour faire sens, le travail se joue beaucoup autour de la notion d’usage. Cela vaut pour les espaces. C’est moins la définition de l’espace que son usage qui nous renseigne : il faut observer, enquêter et comprendre comment l’activité se met en œuvre. Il y a ensuite un enjeu d’appropriation. Pour être utilisé, habité, un espace doit être approprié. Et pour qu’il soit approprié, il faut qu’il soit appropriable. Lorsque je vais au bureau, suis-je chez moi ou suis-je à peine toléré ? Dois-je faire la queue pour avoir un plateau où déposer mon portable ? Suis-je accueilli ? Ai-je des repères sur la durée, avec un collectif ? Il faut bien sûr qu’un espace soit approprié à quelque chose. Il doit être fonctionnel. Mais il faut surtout que l’espace soit adaptable à ce que l’on y fait, individuellement et collectivement, y compris par sa qualité de localisation. C’est moins l’espace qui est en cause, que la manière dont on y est accueilli, dont on peut l’approprier et que la possibilité que l’on a d’y rencontrer ceux qu’il faut. Un espace est ainsi un (support de) service, approprié et appropriable par des services.

Je concentre aujourd’hui mes efforts sur le Facility management. Ce secteur rassemble des métiers, considérés comme modestes et peu qualifiés, mais produisent des éléments essentiels autour de la santé, de la sécurité, de l’accessibilité et de la mobilité — des sujets de fond de la QVT et de l’environnement.

Pour en savoir plus 

Vous pouvez retrouver l’entretien complet et en accès libre au format podcast sur le site de l’AFCI: « Conversations – épisode 5, Xavier Baron » (09 juin 2020)

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.