Notre enquête en ligne d’avril à juin avait montré un vrai enthousiasme pour le télétravail, des managers comme des collaborateurs. C’était « La Révolution du travail à distance ». Le retour au travail, puis le retour au télétravail ou au mélange des deux avec le reconfinement ont rendu les perceptions plus contradictoires et nuancées. Non sans une certaine déception et quelques espoirs. Bilan.
Une anecdote pour commencer : pour le télétravail de cet automne-hiver 2020, quasi obligatoire pour toutes les activités qui peuvent l’être, la Mairie de Paris a imposé à ses agents qui télétravaillent chez eux une obligation de « télébadgeage » (au moins 30 000 ou 40 000 personnes tout de même). On badge sur le réseau interne le matin, au moment du déjeuner et le soir. Pour montrer que l’on est là. Ou pas. Il est vrai que la Ville a fourni de très nombreux ordinateurs performants sur lesquels l’intranet de la collectivité est accessible. Autant dire que l’on badge n’importe quand, de manière purement formelle, en même temps que l’on enfourne le gratin dauphinois ou que l’on débute l’apéro du soir. C’est peut-être juste pour être OK sur la question des accidents du travail : vous tombez dans votre escalier à 17 h, c’est un accident du travail, mais pas à 21 h… Allez savoir.
Et des anecdotes de ce type, on pourrait en recueillir des centaines. La première enquête en ligne #Montravailàdistance, Jenparle ! (1861 réponses) avait montré que les avis de ceux qui encadrent des équipes et de ceux qui travaillent dans une équipe étaient étonnamment proches. Tous les salariés ou agents publics avaient aussi éprouvé les difficultés de l’improvisation, de l’organisation dans l’urgence, mais ça avait rapproché les troupes. En somme c’était le bon temps du confinement franc et massif. On apprenait tous en même temps. On était tous dans la même galère et on s’investissait pour faire au mieux (Liaisons sociales Magazine, entretien avec Danielle Kaisergruber, « Il va falloir que les liens de travail se renforcent », 1er juin 2020).
Le bon temps du premier confinement
Dans sa synthèse pour Metis, « Travail à distance : transformer l’essai » (mai 2020), Gilles-Laurent Rayssac relevait ces résultats surprenants : « 76 % des managers considèrent que le travail à distance a des effets positifs sur la confiance qu’ils ont dans leurs collaborateurs. 66 % des collaborateurs pensent que le travail à distance a des effets positifs sur la confiance qu’ils ont dans leurs managers ».
Le paysage de cet automne est bien différent : de nombreux observateurs notent que les entreprises et les administrations ont eu du mal à jouer le jeu du reconfinement et du retour au télétravail pour tout ce qui peut l’être. Le retour au bureau, ou ailleurs, ce fut pour beaucoup comme un retour à la case départ, comme s’il ne s’était rien passé ! Et ce ne sont pas les difficultés matérielles et d’organisation qui sont en cause puisque les obstacles qui avaient été surmontés durant le « premier confinement » pourraient tout aussi bien l’être pour le « reconfinement », voire plus facilement puisque les enfants sont pour l’essentiel à l’école. Les entreprises, comme de nombreuses administrations ou les établissements d’enseignement (voir dans Metis le témoignage d’une proviseure adjointe et une professeure : Brigitte et Elisabeth) s’étaient bien adaptées.
Mais chassez le naturel, il revient au galop : « je veux voir mes troupes, je veux que les salariés badgent en arrivant » (et s’ils ne viennent pas qu’ils badgent sur leur ordinateur à la maison ou ailleurs…) Les entreprises et les entrepreneurs commencent de s’inquiéter de cet engouement pour le télétravail, on l’a perçu durant la négociation interprofessionnelle sur le télétravail qui a heureusement abouti. Martin Richer dans sa dernière Note pour Terra Nova « Déconfiner le travail à distance » déplore le recul du télétravail en avril, mai et octobre avec les risques sanitaires que cela comporte. Le jugement est net : « L’État et les entreprises n’ont pas su tirer les enseignements du premier confinement pour installer les conditions d’un travail à distance serein et efficace. Nous en payons le prix aujourd’hui ».
Les leçons de #Monretourautravail Jenparle !
Le questionnaire était ouvert à tous sur le site mon-retour-au-travail.jenparle.net, créé avec Jenparle®, l’outil de dialogue collaboratif et de concertation de Res publica. La diffusion du questionnaire a été faite par Res publica et nos partenaires : la CFDT, Terra Nova, Management & RSE, Liaisons sociales magazine. Les réponses ont été collectées du 25 mai au 10 octobre 2020. 1164 personnes ont répondu.
Première surprise quant au profil des répondants : 68 % sont des femmes ! Pour le questionnaire du printemps, cette caractéristique était déjà présente.
Deuxième surprise : 39 % sont des enseignants alors que le questionnaire n’était pas particulièrement orienté vers les questionnements qui peuvent être liés à leur pratique.
Les deux surprises doivent avoir un rapport : les professions de l’enseignement sont très féminisées.
Première différence entre les deux enquêtes : un grand nombre de managers avaient répondu au questionnaire d’avril (28 %), alors que les répondants au questionnaire sur le retour au travail comptent 78 % de personnes n’ayant aucun rôle de management.
Grande ressemblance entre les deux résultats : les copains d’abord ! Ce qui manquait le plus durant le confinement c’était les contacts avec les collègues. Ce qui est le plus satisfaisant dans le retour au boulot, c’est de retrouver les gens avec qui on travaille habituellement.
Confiance dans les mesures sanitaires
Il semblerait que les salariés se soient sentis plutôt rassurés quant au niveau de protection sanitaire et aux mesures prises dans le travail quotidien et l’organisation du travail : 85 % se sentent « bien protégés », 79 % estiment avoir de « bonnes conditions de travail ». Mais il faut reconnaître que les répondants ne sont pas parmi les salariés les plus exposés (soignants, livreurs, employés de la distribution…).
73 % trouvent que leur entreprise a fait preuve de grandes capacités d’adaptation au moment du déclenchement de la crise sanitaire. Un jugement plutôt positif !
Par ailleurs, 86 % utilisent les mêmes moyens de transport qu’avant le confinement de mars. Un peu surprenant pour les parisiens, mais sans doute dû au fait que la plupart des gens n’ont pas le choix ! En outre 51 % des répondants estiment que leur entreprise ne se préoccupe pas du tout de leurs problèmes de trajets et de transport… Comme quoi à force de réduire le sujet à des questions de remboursement…
Défiance dans les relations humaines
C’est un peu comme si l’enthousiasme, le surcroît de confiance, d’engagement et de coopération s’était « perdu » après la fin du premier confinement. Sur la période de juillet à fin octobre, 31 % des répondants voient même de la « dégradation » des relations au sein des équipes. Le sentiment de collaboration active a diminué de 25 %, de même que le sentiment de « reconnaissance du travail fait ».
De fait, il y a comme un fort contraste entre la satisfaction immédiate du retour au travail, des retrouvailles, du « retour à la normale » pourrait-on dire et des jugements plutôt positifs sur les aspects sanitaires et la vision générale du monde de l’entreprise (ou de l’organisation publique). Ce décalage me fait penser à celui que l’on observe dans les grandes enquêtes nationales et européennes sur « le moral » des Français : un fort pourcentage de sondés se déclarent heureux et satisfaits de leur vie à eux, mais sombres et pessimistes sur les grandes organisations et sur l’avenir du pays.
Forte demande de dialogue et discussions
Il y aurait d’un côté le constat très fort de grosses transformations du regard porté sur le travail, sur l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle, le constat de gains d’autonomie dans le quotidien travaillé et de l’autre une forme de déception sur le « tout reste comme avant », « ce qui allait bien va toujours bien » et « ce qui allait mal va toujours mal »…
On note une faible confiance dans « l’amélioration du management, de la collaboration et de la bienveillance en entreprise ».
J’ajouterais volontiers, mais la question n’était pas posée ainsi : les mauvais managers sont toujours mauvais, et les bons qui parfois ont bien ramé au printemps, sont toujours bons et estimés.
De là une très grosse demande pour les mois à venir. Une demande de discussions concrètes par entreprise et sur le terrain, sur le télétravail, sur l’organisation du travail, sur les trajets domicile-travail, sur la reconnaissance du travail fait (comment le mesure-t-on ?)
Un accord interpro sur le télétravail pas suffisant ?
La demande pour le travail à distance (télétravail à la maison, dans des tiers-lieux ou autres espaces de coworking…) ne peut pas s’arrêter là. On ne reviendra pas en arrière. Et si les entreprises et les partenaires sociaux ne sont pas capables d’y répondre autrement que par des fauteuils ergonomiques et des remboursements de factures EDF ou Engie on ne va pas y arriver ! L’accord signé la semaine dernière par la quasi-totalité des organisations syndicales liste bien l’ensemble des sujets qu’il faut discuter pour développer le télétravail dans de bonnes conditions.
Lors d’une émission de la radio Inter sur le développement du télétravail Catherine Pinchaut (secrétaire nationale de la CFDT et négociatrice sur le télétravail) indiquait nettement ses priorités : « le double volontariat, de l’autonomie et de la délégation de responsabilité, de la discussion entre salarié et manager… » Elle insistait également sur l’importance du dialogue professionnel sur les lieux de travail, au sein des équipes : c’est là que l’on peut aborder l’organisation du travail et la coopération entre les uns et les autres.
Une question est centrale, et il faut le reconnaître, difficile, « qu’est-ce qui est télé-travaillable et qu’est-ce qui ne l’est pas ? ». Des emplois (le ministère du Travail s’y est essayé et s’est planté…), des métiers, des postes, des tâches (c’est la piste privilégiée par Martin Richer dans sa dernière Note de Terra Nova), des fonctions (diriger une équipe par exemple ?), des activités ?
Raisonnablement il faudrait éviter de se lancer dans la passion bureaucratique française de dresser des listes (par exemple la liste des activités non indispensables qui fit le bonheur récent des fonctionnaires de Bercy.
Faire des listes de postes éligibles au télétravail n’a aucun sens. On court tout droit à des blocages mortifères (« je ne veux pas devenir technicien ou changer de poste parce que je vais perdre mon droit au télétravail » !). Si l’on prend au sérieux le fait qu’il y a de l’autonomie pour chaque salarié ou agent public dans le choix des taches qu’il a à faire, dans l’ordonnancement et le calendrier de ses activités ou des projets qu’il veut construire et porter. Et que le puzzle des activités doit se construire par le dialogue au sein des équipes.
Rien de tout cela n’est du ressort d’un accord national interprofessionnel qui doit acter des principes, dont bien sûr le double volontariat, la réversibilité, l’égalité de traitement, mais plutôt de négociations au plus près des réalités des entreprises, voire des services et des équipes.
En somme de ce que l’on peut appeler un mélange de dialogue social (car il faut bien se doter de règles du jeu collectives et partagées) et de dialogue professionnel. Le télétravail repose sur la confiance, le Code du travail repose sur la méfiance : est-ce que l’on va y arriver en négociant sur le terrain ?
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