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Hervé Nadal, propos recueillis par Danielle Kaisergruber

Le développement accéléré du travail à distance change le rapport aux trajets travail-domicile. Supprimer une partie des trajets et le stress qui va avec est une motivation forte pour demander que l’expérience forcée du télétravail se poursuive : « pour aller au bureau, il faudra vraiment le vouloir » entend-on dire… Quels nouveaux arbitrages domicile/travail/transports vont se faire ? Hervé Nadal, fondateur de Mensia Conseil et directeur de la revue TI&M, Transports Infrastructures Mobilité répond aux questions de Metis.

Avec le virus COVID 19, le développement contraint du télétravail a concerné des millions de gens, dont un grand nombre pour lequel l’expérience était nouvelle. Tous les observateurs s’accordent à dire que cela laissera des traces tant est forte la demande pour une forme de travail qui permet de « s’économiser » nombre de trajets quotidiens, d’avoir davantage de liberté dans ses emplois du temps et davantage d’autonomie dans l’organisation de son travail. Quels scénarios peut-on imaginer pour le développement des mobilités futures ? 

Le géographe Jacques Lévy nous rappelle que l’humanité a trois moyens de gérer la distance : la coprésence par la proximité, la mobilité et les télécommunications. La crise sanitaire nous aura malheureusement montré le coût social et économique de l’immobilité consécutive aux mesures d’urgence sanitaire. Ce coût aurait été encore plus fort sans la résilience et la capacité d’adaptation assez extraordinaires des chaînes logistiques pendant cette épidémie.

La production des biens physiques est dépendante d’installations situées dans l’espace et ne peut se passer ni du transport ni de la coprésence. Cette partie de l’économie n’est que très marginalement concernée par le télétravail (comme l’ensemble des services urbains et la gestion des grands réseaux et systèmes techniques, dont celui des transports).

Une partie de l’économie productive et du travail des administrations publiques a pu se poursuivre à distance, mais sans que le bilan en termes de productivité et donc, à long terme, de rémunération des facteurs de production n’ait encore été tiré. Mais l’économie du loisir et du soin (hors santé) s’est presque complètement arrêtée, doublement frappée par l’interdiction de la coprésence et l’arrêt des mobilités à longue distance.

Je doute que l’on puisse déjà tirer des enseignements solides sur l’effet d’accélération de la crise sanitaire. Trop d’incertitudes demeurent sur ce que seront les évolutions du travail à court et moyen termes puis sur les adaptations à long terme des actifs et des entreprises quant à leur choix de localisation et donc a fortiori sur les mobilités.

Le périmètre des emplois réputés 100 % « télétravaillables » permet de se faire une idée des emplois pour lesquels un taux de télétravail de 40, 60, voire 100 % serait possible. Encore faut-il tirer les enseignements en termes de productivité, d’organisation du travail, de nature du lien salarial avant de considérer un passage à l’échelle.

Mais il est certain que les mesures de lutte contre l’épidémie (interdiction de circuler, couvre-feu, injonction au télétravail, fermeture des lieux de rassemblement à l’exception notable des lieux de culte) ont ravivé la confrontation entre les tenants du « droit à la mobilité » et ceux du « devoir d’immobilité ».

S’agissant des personnes, pour le « droit à la mobilité », considérez les valeurs d’accessibilité équitable, d’hospitalité, de liberté de voyager loin et de se rencontrer sans « entre-soi » ainsi que l’élargissement des univers de choix de vie : la mobilité physique comme moyen de mobilité émancipatrice. Du côté du « devoir d’immobilité », pensez aux valeurs de proximité spatiale (depuis le terroir, la ville des courtes distances jusqu’au refus de subir une mobilité forcée par une injonction économique), de préservation de la planète (comme la pénalisation des vitesses et donc de l’avion pour les déplacements à longue distance), de « déglobalisation », voire de régionalisation radicale de l’économie ou du tourisme.

S’agissant des marchandises, le conflit des valeurs est moins clair. La crise a révélé une évidence : la très grande dépendance de l’économie globalisée à des chaînes de valeur transnationales très segmentées, donc émiettées dans l’espace. Deux réactions en réponse se font jour : d’une part, la nécessité de relocaliser certaines productions essentielles (activités qui sont peu « télétravaillables » par nature) et, d’autre part, l’enjeu « vital » de continuité des chaînes logistiques. L’explosion du e-commerce et des pratiques de la livraison à domicile chez des urbains travaillant chez eux constitue une combinaison singulière d’immobilité et d’hypermobilité.

Parions que ce changement sera durable et que la revendication d’un droit à l’immobilité choisie (du télétravailleur ou de l’habitant d’un territoire peu dense qui souhaite disposer de tout à proximité) sera associée avec celle d’un droit à une logistique sans faille du producteur jusqu’au domicile, et j’ajouterais celle du service universel de la fibre à la maison.

En considérant que la pression pour un « droit au télétravail » sera effectivement très forte, on peut penser trois scénarios pour raisonner sur l’impact du télétravail sur les mobilités :

  • En réponse aux aspirations des salariés, des journées d’organisation du temps de travail (OTT) qui se cumuleront avec les journées de RTT sont octroyées. Une grande liberté de choix est laissée aux salariés, dans ce cas le télétravail ne nécessite pas une réorganisation en profondeur de l’organisation du travail. Il s’agirait en quelque sorte d’institutionnaliser la pratique informelle du télétravail déjà répandue chez les cadres, jusqu’à disons 35 à 40 jours d’OTT par an. Le télétravail change peu de choses, mais potentiellement pour beaucoup de monde. Sa vitesse de diffusion notamment à des non-cadres dépendra essentiellement des négociations au sein des entreprises et de la position des administrations publiques.
    Cela ne changera pas grand-chose pour les mobilités hormis une moins grande prévisibilité de la demande de transport à la pointe et sans doute une augmentation des phénomènes d’hyperpointe et de congestion certains jours de la semaine. Cela ne changera presque rien du point de vue des localisations des entreprises et des m² nécessaires (notons que dans ce scénario l’ADEME estime que le bilan environnemental pourrait être assez fortement négatif en considérant les effets rebonds sur les localisations et les mobilités longues distances).
  • Une organisation du télétravail dans une optique de rationalisation (notamment des coûts immobiliers et de fonctionnement par poste de travail qui peuvent atteindre 15 000 euros par an dans les plus grandes métropoles) afin de trouver une solution gagnant-gagnant pour les salariés et les entreprises. C’est ce scénario du télétravail 2 ou 3 jours par semaine qui aurait le plus fort impact. Il suppose néanmoins une organisation assez rigide des temps de travail en présentiel et à distance pour permettre une réduction massive des m² occupés par les emplois tertiaires et une optimisation des systèmes de transport. Le maintien d’un lien géographique, plus distendu (2 ou 3 fois par semaine, hors RTT), réduirait les déplacements domicile-travail entre 0,3 et 0,45 par jour ouvrable. La constante du budget temps de transport permet donc de conjecturer une possibilité d’éloignement des salariés des pôles d’emploi, notamment vers des villes moyennes accessibles rapidement en TER. Cette tendance est déjà à l’œuvre en Île-de-France avec une quatrième couronne des villes situées entre 45 et 60 minutes des gares centrales mieux desservies que la troisième couronne francilienne. Ce scénario de télétravail pourrait constituer un puissant accélérateur du phénomène.
  • Une évolution plus radicale du travail avec, dans certaines entreprises, la généralisation du 100 % télétravail. Ce scénario qui changerait tout, mais pour peu de personnes (sans doute moins d’un million en France) aurait bien entendu un impact considérable sur les mobilités, notamment à longue distance. Il s’agit d’un défi majeur pour le modèle de ville européenne construit sur la coprésence, l’allophilie et les aménités urbaines.

Et d’abord quel est l’état de la question : que sait-on des mobilités et des trajets domicile-travail aujourd’hui ? Sont-ils en augmentation comme on l’entend parfois dire pour cause d’étalement urbain ? Sont-ils différenciés selon les grandes catégories socio-professionnelles ? Ceux des hommes sont-ils les mêmes que ceux des femmes ?

La part relative des déplacements domicile-travail dans le nombre global de déplacements quotidiens est en réduction constante sur longue période (du fait de la stagnation de la population active, du taux d’activité, de la quasi-disparition des retours au domicile à la pause méridienne, de la réduction du nombre de jours de présence au travail. En Île-de-France, par exemple, les enquêtes montrent qu’un actif employé réalise en moyenne 0,76 déplacement (A/R) par jour ouvrable (il y a quelques décennies on était encore bien au-dessus de 1).

En revanche, exprimée en termes de voyageurs-kilomètres, donc de distance parcourue, la part des déplacements domicile travail reste prépondérante et est en augmentation constante du fait que les déplacements domicile-travail sont, et de très loin, les déplacements les plus longs et aussi de plus en plus longs en termes de kms parcourus. L’amélioration des vitesses permise par le développement des transports étant intégralement réinvestie en distance.

Par ailleurs, il faut considérer la variété des boucles de mobilité selon les profils avec de moins en moins de déplacements domo-centrés et de plus en plus de déplacements depuis le lieu de travail et par conséquent une augmentation des boucles de mobilité très complexes (avec 3, 4 voire plus, déplacements entre le départ du domicile et le retour au domicile). La modélisation de l’impact d’une réduction du nombre de déplacements domicile travail sur l’ensemble des boucles de mobilité est donc particulièrement complexe.

Le type d’emploi et donc sa localisation est le facteur qui a le plus fort impact sur les profils de mobilité (plus que le genre). Ainsi l’accroissement considérable de la part des transports collectifs dans les déplacements dans les grandes métropoles (voir à ce sujet la récente enquête générale sur les déplacements et les transports en IDF) est très largement dû à la tertiarisation des emplois qui sont par construction localisés près des gares et pôles multimodaux.

Le confinement radical de mars-avril a supprimé du jour au lendemain une grande partie des trajets domicile-travail, puis ces derniers ont repris : peut-on déjà faire une sorte de bilan environnemental du développement du travail à distance ? Est-ce vraiment décisif pour les questions environnementales ?

Le télétravail à temps complet ou presque, mais aussi l’inactivité forcée ont indubitablement eu un effet spectaculaire sur les émissions de GES et de particules fines. Mais on ne peut pas extrapoler cette situation de crise en régime permanent sans faire un nombre important d’hypothèses.

Au-delà des accords sociaux qui se développent dans certaines grandes entreprises (PSA, CDC, CNAM… banques…), grâce auxquels certains salariés « obtiennent » deux à trois jours de télétravail par semaine, peut-on imaginer que se développe du télétravail « à grande distance » ? On aurait alors une dissociation complète entre le lieu d’implantation de l’entreprise employeur et organisatrice du travail et le lieu d’exercice quotidien du travail, « anywhere », en France ou ailleurs… Quelles peuvent en être les conséquences en termes de mobilité, et en termes de choix entre les différents modes de déplacement ? Et donc au final en termes d’empreinte carbone ?

C’est exactement le télétravail du troisième type que tu vises ici. Il ne concernera qu’une très faible proportion de la population active, mais avec un changement considérable pour les personnes concernées. Les solutions numériques et la mobilité occasionnelle à longue distance, voire à très longue distance prenant le pas sur la coprésence et les mobilités quotidiennes de métriques urbaines ou métropolitaines.

Ce télétravail-là élargit considérablement l’univers de recrutement des entreprises (national, européen, voire mondial comme c’est déjà le cas pour certaines entreprises nées sans bureau) et permet une réduction massive des coûts fixes. La concurrence pour attirer les talents, sans leur imposer une localisation, permet d’imaginer toutes sortes d’optimisations, y compris fiscales et sociales, jusqu’à des campus résidentiels permettant d’offrir dans le « package salarial » une birésidence gratuite pour certains. Il sera intéressant de suivre le mouvement de relocalisation d’entreprises de la Silicon Valley vers Austin et le Texas.

Il est encore trop tôt pour conjecturer l’impact sur l’empreinte carbone de cette économie. Cela dépendra des parts respectives de la solution télécommunication et de la solution mobilité longue distance (combien de déplacements par mois et quelle métrique de ces déplacements : 100 kms, 500 kms, plusieurs milliers de kms ?).

Il est néanmoins permis de penser que cette accélération de la bipolarisation du marché du travail se démultipliant, grâce au télétravail, à l’intérieur même de chaque entreprise aurait plutôt tendance à augmenter l’empreinte carbone.

Ta question me fait penser à l’ouvrage de David Goodhart : The Road to somewhere: the populist revolt and the future of politics, qui met en garde contre une opposition entre les « people of anywhere » et les « people of somewhere ». Même s’il ne s’agira de quelques pour cent des actifs, cette évolution permise par les technologies et le télétravail est lourde de conséquences politiques, sociales et territoriales. Elle remet en question l’organisation de l’ordre social et territorial et surtout de notre modèle de cités européennes.

Peut-on imaginer que certains territoires non métropolitains ou des villes moyennes un peu endormies mettent à profit cette nouvelle donne pour se donner de nouvelles possibilités de développement ? En somme quelle « nouvelle géographie du travail » ?

Je ne pense pas que cela changera fondamentalement la carte. Les villes moyennes qui tirent déjà leur épingle du jeu seront confortées. Les villes qui combinent un modèle d’économie résidentielle (petites villes métropolisées dont les pendulaires captent les revenus du travail) et présentielle (tourisme) avec une base productive seront sans doute les mieux placées pour attirer les classes créatives libérées de la contrainte de la coprésence. Ce sont les mêmes atouts en termes d’aménités et de gouvernance locale qui feront la différence.

Je n’ai jamais adhéré aux thèses qui opposent les métropoles et les villes moyennes, il y a de grandes agglomérations en sérieuse difficulté et nombre de villes moyennes qui s’en tirent très bien.

Pour répondre à ta question sur une éventuelle nouvelle géographie du travail il faudrait réaliser une étude de géographie et d’économie urbaine : les villes bien desservies, situées à moins d’une heure d’une métropole dynamique (télétravail type 2) et reliée aux réseaux de transport longue distance, de formation supérieure, intégrées dans des chaînes de valeur (télétravail de type 3) et présentant des atouts résidentiels sont les mieux placées. Mais les dynamiques et gouvernances locales ont aussi un rôle majeur à jouer. 

Est-ce que les changements dans les arbitrages domicile-travail-transports sont susceptibles de faire évoluer les choix de localisation des entreprises ? Éventuellement vers un usage des tiers lieux, des espaces de coworking ?

Si le télétravail se développe massivement, je ne crois pas vraiment aux tiers-lieux et espaces de coworking. La recherche d’économies pour compenser les pertes de productivité et de contrôle fera que les entreprises confieront aux salariés le soin d’organiser leur espace de travail. Inversement, le droit à l’immobilité choisie qui me semble au cœur de l’aspiration au télétravail me paraît contradictoire avec des déplacements vers des espaces de coworking. Il y a sans doute quelques faillites à attendre dans ce secteur. Pour revenir sur ta question précédente, ce seront peut-être les collectivités qui auront intérêt à se substituer aux entreprises pour porter le coût de l’immobilier, mais le modèle économique me semble douteux.

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.