Le livre de Christelle Avril Les Aides à domicile, Un autre monde populaire permet un long voyage dans l’univers des domiciles de personnes âgées où s’effectuent les activités diverses de ces intervenantes que sont les « aides à domicile » ou « auxiliaires de vie ».
La méthode : une longue immersion
Pour comprendre ce qu’est vraiment leur travail, il faut en décrire le cadre, les conditions concrètes, les représentations. En un mot, faire la sociologie de ces métiers.
Christelle Avril a tout d’abord travaillé elle-même comme aide à domicile dans le cadre d’une structure liée à une municipalité urbaine nommée Mervans, en pleine banlieue parisienne, en affichant sa qualité de « sociologue stagiaire ». Puis elle a effectué une patiente enquête pendant plusieurs années, la nourrissant de lectures, de travaux comparables français, mais aussi anglo-saxons, d’enquêtes statistiques, de recherche d’éléments de l’histoire de ce secteur en grande partie structuré par des interventions publiques (réglementaires, fiscales et financières).
Son univers de recherche est riche, marqué par l’histoire sociale (Gérard Noiriel), la philosophie (c’est Olivier Schwartz qui signe la Postface du livre), la sociologie des services telle que développée en France autour de Jean Gadrey, la sociologie des classes populaires (voir dans Metis « Que sont les classes populaires aujourd’hui ? », mai 2021), les méthodes d’enquête mi-ethnologiques, mi-sociologiques de Stéphane Beaud. Dans le cours de son enquête, puis de ce livre, Christelle Avril se refuse à utiliser la notion de care qu’elle trouve trop « positivante », trop « enjolivante » pour bien caractériser ces « métiers du grand âge ».
Un travail en morceaux
C’est d’abord travailler aux domiciles des personnes âgées, ou handicapées, ou malades (ou les trois) que l’on hésite à appeler des « clients », plutôt des « bénéficiaires », car aujourd’hui 90 % de l’aide à domicile est financée par l’APA ou Allocation Personnelle d’Autonomie gérée par les Conseils départementaux. C’est intervenir chaque jour pour quatre ou cinq personnes différentes (la moyenne des durées d’intervention est de une heure et demie). C’est donc beaucoup circuler dans les rues à « Mervans » ou ailleurs, ou sur les routes en voiture dès que l’on est dans des territoires ruraux ou rurbains.
La qualité du travail dans les domiciles des autres dépend donc de la qualité de ces domiciles, et les mauvaises conditions de travail ne sont pas rares : locaux surchauffés, air et odeurs confinés, risques infectieux, couches-culottes qui trainent ici ou là (sujet de conflit entre infirmières du matin qui les changent… et parfois les laissent, car c’est aux aides nommées cette fois « ménagères » de les ramasser !).
C’est aussi un travail « à trous » avec des temps morts (les débuts d’après-midis) et des moments de surchauffe (les repas par exemple) qui représente une vraie pénibilité (soulever les personnes, porter des objets, des courses, des meubles…). Les aspects relationnels y ont leur place, mais ne sont pas toujours faciles : devoir crier, car les personnes sont sourdes, trouver des sujets de conversion pour des personnes dont certaines ne sont pas sorties de chez elles depuis 10 ans ou qui, atteintes d’Alzheimer, répètent inlassablement les mêmes choses !
Passer au bureau ?
Les aides à domicile travaillent donc seules, se croisent parfois, ou croisent les personnels de soin en charge des toilettes, des pansements, des médicaments, mais surtout se retrouvent au « bureau », véritable quartier général de l’activité. Et là tout dépend de la qualité du management, de la volonté ou non d’organiser des moments d’échange, de retour d’expériences, de paroles. Christelle Avril analyse finement les interrelations qui s’y déploient, du racisme le plus cru à l’amitié et l’entraide entre collègues. La gestion des emplois du temps au travers d’une savante combinaison de temps partiels, des nombreux aléas, des contraintes administratives, des procédures pour obtenir une norme Qualité AFNOR… Du côté des aides à domicile : des emplois du temps qui bougent tout le temps, la peur de perdre des heures, de ne pas savoir à l’avance quel sera son salaire à la fin du mois.
Deux constats dominent ce tableau : « le flou qui entoure, dans ce secteur, la question de savoir qui est censé tenir lieu de hiérarchie pour les aides à domicile » et l’importance des arrangements (parfois limites : « un infirmier qui paie au noir une aide pour qu’elle le remplace le week-end en effectuant des taches qu’en principe elle n’a pas le droit de faire… »). Et ce second constat sévère, « la directrice, les comptables et les responsables du personnel font largement l’impasse sur le droit du travail » (l’enquête a eu lieu entre 2000 et 2012…).
Petite histoire de la « professionnalisation » : de l’aide ménagère à l’auxiliaire de vie
« Professionnalisation », c’est sans doute le mot le plus utilisé dans le monde de l’aide aux personnes âgées !
Mais Christelle Avril, fort utilement, s’est plongée dans l’histoire de l’aide à domicile, dont les conventions collectives ont d’abord pris racine « dans celles qui ont régulé les emplois de domestiques », une sorte de sous-droit du travail.
Pendant une longue période (1960-80), les aides ménagères ont eu pour « mission » d’accomplir un travail matériel (le ménage, les courses, l’entretien du jardin…), social (le lien) et sanitaire à domicile. Elles n’étaient pas de « simples » femmes de ménages ni du personnel de « soin », donc ni en haut d’une certaine hiérarchie sociale, ni tout en bas. Mais la mission « sanitaire » de veille sur la santé était bien présente et le mot d’ordre (déjà !) celui de la prise en charge de la vieillesse à domicile.
La période suivante a vu l’arrivée des « chèques emplois service », la solvabilisation de la demande par des allocations et crédits d’impôt, la profusion des dénominations de métiers : « aide sociale », « auxiliaire sociale », « assistante d’aide à domicile », « aide au maintien à domicile », « auxiliaire de vie »… Se développe également le système mandataire : un grand nombre d’aides à domicile ne sont plus salariées d’une structure, mais « salariées du particulier employeur » qui signe le contrat de travail. Il parait que la convention collective est moins protectrice ! Elles juxtaposent parfois les deux statuts.
Derrière « cette perte du mandat sanitaire et social », de nombreux analystes ont vu non pas seulement les entreprises privées qui construisent un nouveau marché, mais les représentants des « services de soins infirmiers à domicile » qui se développent largement et se diversifient parallèlement à la dévalorisation professionnelle du travail des aides à domicile. Se rajoutant au déclin (paradoxal !) de la gérontologie qui avait beaucoup œuvré pour « la mission sanitaire et sociale » des aides à domicile.
En somme les aides à domicile font « ce qui reste à faire » ! « Les aides à domicile occupent donc des postes de travail divers sous des statuts d’emplois divers, mais qui ont un point commun : se trouver en bas de la hiérarchie des intervenants professionnels à domicile ».
On voit que les enjeux de professionnalisation ne sont pas minces, mais les tentatives d’aller vers plus de soins et de gestes plus médicaux ne sont pas aisées…
Un souvenir personnel
Mes parents ont longtemps vécu âgés dans leur maison dans une petite ville d’Auvergne. Après un accident médical (fracture du fémur) qui avait un peu diminué les capacités physiques de ma mère et accusé les dégâts de la maladie d’Alzheimer chez mon père, leur médecin généraliste a coché les bonnes cases pour qu’ils aient un premier niveau de dépendance (les indicateurs « GIR » bien connus des EPHAD et des Conseils Départementaux). Une assistante sociale a alors défini un « panier de soins » après s’être entretenue avec eux. Des « dames » (c’est ainsi que nous les appelions) ont commencé à venir trois jours par semaine, en début d’après-midi. Tout à fait disposées à faire « du ménage » comme on dit. Le seul problème est que ma mère ne l’entendait pas ainsi et faisait soigneusement le ménage de sa maison chaque matin. Tout juste leur laissait-elle les WC, qu’elles refusaient de faire !
Habitant dans une tout autre région, je n’étais pas souvent là, mais je me souviens d’avoir suggéré que les dames pourraient faire à l’avance un peu de cuisine, de la pâtisserie pour mes parents — en effet les repas livrés chaque jour et élaborés dans l’EPHAD voisin ne les enchantaient pas et ils maigrissaient. Nouveau refus de ma mère.
Je fis une nouvelle tentative avec la lecture du journal que mon père n’arrivait plus à lire : il voyait les lettres, mais elles n’imprimaient plus au milieu de ses neurones dérangés. On pourrait donc lui lire les nouvelles. Nouveau refus, de toute façon lorsque les dames étaient là, il partait dans le jardin. Il avait cependant accepté qu’on l’accompagne pour quelques démarches quotidiennes : aller à la Poste, à l’agence locale de la Caisse d’Épargne…
Restaient le café et la conversation, mais une fois traitées la météo, et quelques nouvelles locales, un grand silence s’établissait.
Je me souviens d’être allée cueillir des groseilles avec Patricia, l’une des dames (car il est vrai qu’elles changeaient beaucoup !) : elle parlait très bien de son métier choisi parce qu’elle avait un enfant autiste dont elle s’occupait seule, son travail lui rapportait peu, mais lui laissait une réelle liberté d’organisation qu’elle appréciait.
C’est peut-être qu’ils n’avaient pas encore vraiment besoin de ce « panier de soins »… C’est l’APA qui finançait la « prestation » avec en complément un petit reste à charge versé à une association de gestion avec laquelle les relations sont restées épistolaires.
Quel avenir pour les métiers du « grand âge » ?
L’enquête de Christelle Avril date maintenant un peu, mais les analyses et classifications sociologiques qui sont faites gardent toute leur actualité. Certes les aides à domicile ont une certaine liberté de définition de leur travail, de négociation avec les bénéficiaires (et parfois leur famille) de ce qu’elles font et de quand elles le font. Mais la proportion très importante de temps partiels (67 % en 2011, 89 % en 2018 pour toutes les activités d’aide, d’accompagnement, de soins et de services à la personne couvertes par l’OPCO Uniformation), l’imprévisibilité des salaires, classent les aides à domicile comme des « travailleuses pauvres » souvent très dépendantes de leur environnement familial. C’est un métier que l’on quitte dès qu’on le peut et le turn-over y est très important.
C’est un métier souvent adopté à la suite d’une rupture : licenciement, divorce, déménagement. Exercé par des femmes (96,5 % en 2018) dont la moyenne d’âge est élevée : 60 % ont plus de 45 ans.
Pas vraiment de quoi être attractives pour ces activités qui seront de plus en plus indispensables ! À moins d’une réorganisation de l’ensemble du secteur, et en particulier de l’articulation sur les territoires entre le travail et les parcours en établissements et le travail et les parcours de celles qui travaillent dans les domiciles.
Si vous voulez mieux comprendre cet univers et en saisir les enjeux, lisez ce livre ! On y trouve aussi des développements très intéressants sur les types de féminité, sur les difficiles relations entre les aides à domicile blanches et leurs collègues noires et arabes, souvent des femmes ayant immigré seules et au tempérament bien trempé !
Les politiques, décideurs, élus locaux et autres partenaires sociaux devraient lire davantage de solides enquêtes qualitatives et moins s’abreuver de sondages plus ou moins sérieux.
Pour en savoir plus
– Christelle Avril, Les aides à domicile, Un autre monde populaire, La Dispute, 2014.
– Yasmine Siblot, Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet, Nicolas Renahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin, 2015 et Metis, mai 2021
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