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Dans la foulée du colloque organisé en octobre 2021 dans la salle Colbert de l’Assemblée nationale avec la participation de la ministre du Travail, de l’emploi et de l’insertion Elisabeth Borne (1), Terra Nova vient de publier un rapport « Le nouvel âge de la formation professionnelle » (7 avril 2022).

Ce document est intéressant et particulièrement stimulant pour la réflexion sur la réforme annoncée des lycées professionnels. Cependant l’analyse et les propositions se trouvent affaiblies du fait de l’absence de références à la réforme en cours de la voie professionnelle au sein de l’éducation nationale bien qu’elle ait été lancée en 2018, en même temps que la loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel ».

Comme l’avaient souligné les débats du colloque de la salle Colbert et malgré les premiers résultats positifs acquis notamment avec les développements du CPF et l’essor de l’apprentissage depuis 2018, beaucoup reste à faire. Selon les auteurs du rapport, « un long chemin reste à parcourir et un nouvel élan doit être donné dans les cinq ans qui viennent » et il importe de le fonder sur une approche radicalement nouvelle ; en effet « la culture des progressistes en matière de formation est encore marquée par l’empreinte de l’élitisme méritocratique, de l’académisme pédagogique et de l’individualisme ». Ce dernier aspect a concerné tous les pays développés tandis que les deux premiers sont plus spécifiques à la France. Ensemble, ils ont nui gravement au développement des compétences dans l’ensemble de la population tout en ne parvenant pas à éradiquer les inégalités d’accès à la formation ; ils ont contribué à des retards considérables de notre pays par rapport à ses principaux voisins et constitué un handicap majeur dans le contexte de l’accélération des changements technologiques et de la transition écologique.

Les limites et les échecs des « progressistes » dans différents pays

Les méfaits de l’élitisme méritocratique sont bien connus qui se manifestent en particulier dans « le manque d’intérêt des élites progressistes pour le lycée professionnel, les filières technologiques du secondaire ou les établissements d’enseignement agricole ». La critique en a été faite depuis longtemps, elle a bien identifié la perte de confiance voire les humiliations ressenties par les élèves des classes populaires au long de leur parcours scolaire ; malgré de nombreuses initiatives propres à lutter contre l’échec scolaire et à enrayer la dévalorisation des enseignements professionnels, elle est toujours d’actualité et le rapport en évoque les conséquences sociales et politiques : « une implacable diplômania qui a poussé les électeurs des classes laborieuses vers les partis populistes et nationalistes, et qui a creusé le fossé entre diplômés et non-diplômés » (Michael Sandel, La Tyrannie du mérite, Albin Michel 2021). Mais on pourrait ajouter que la critique de l’élitisme méritocratique contribue parfois à renforcer la dévalorisation qu’elle s’emploie à dénoncer ; lorsqu’elle s’appuie sur le dessin d’une échelle univoque de la hiérarchie des diplômes, lieu du combat mené par les élites pour maintenir et renforcer leurs privilèges au détriment des perdants, elle néglige la diversification des filières qui répond à celle des préférences et des ambitions (voir dans Metis « Les injustices de l’école et le populisme », décembre 2020) ; elle est ainsi amenée à considérer comme « vaincus » ceux qui ne parviennent pas au sommet de l’échelle et contribue par là même à renforcer encore la vision dévalorisante qui affecte les filières d’enseignement professionnel et technologique. C’est peut-être aussi pour ça que les baccalauréats professionnels dont l’ambition était d’être considérés « à égale dignité » avec les baccalauréats généraux et technologiques et malgré l’engouement qu’ils ont rencontré dans les premiers temps, ont surtout porté la massification du baccalauréat sans parvenir à modifier l’échelle des préférences.

L’académisme pédagogique est également en cause qui vise avant tout le développement des « savoirs » et se soucie peu de celui des « compétences » et qui continue à considérer d’un œil réprobateur le rôle croissant donné à la coopération école/entreprise et à l’intervention de ces dernières dans le champ de l’école jusqu’à prétendre comme le faisait récemment un éminent pédagogue que promouvoir l’apprentissage au sein de l’éducation nationale consistait à « sous-traiter l’échec scolaire au patronat ». Il a contribué à la massification des premiers cycles universitaires et à la confusion qui s’y joue — et que dénonce le rapport — entre les objectifs de l’excellence scientifique et de la recherche, et ceux du développement des compétences, faute de l’existence d’une voie parallèle à celle de l’université centrée sur ces dernières.

Mais le plus important réside sans doute dans la critique des messages politiques de la « société de la connaissance » et de la « formation tout au long de la vie », propagés dans tous les pays développés dans les années 90, aux États-Unis, avec Bill Clinton, au Royaume-Uni et en Allemagne (avec le New Labour et la « troisième voie » de Tony Blair cosignée par Gerard Schröder en 1998, où il était dit que « l’éducation et la formation sont devenues la sécurité la plus importante dans le monde moderne »), portée également par le Conseil européen et la Commission européenne de Jacques Delors avec son Livre blanc sur l’éducation et la formation (« Enseigner et apprendre : vers la société cognitive » en 1995) comme par l’OCDE et dont se sont emparés les « progressistes », mais aussi les syndicats comme les fédérations patronales. Face à l’accélération des transformations économiques dues à la mondialisation des échanges et à la « révolution technologique » causée par les nouveaux outils numériques, il était convenu que chacun sera amené à changer d’emploi jusqu’à sept fois dans sa vie professionnelle. Dans ce contexte, chacun devient responsable du développement de son « capital humain » et en même temps, il convient d’attacher les droits sociaux non plus à un emploi susceptible de disparaître, mais à la personne elle-même. C’est ainsi qu’en France se sont développés le DIF puis le CPF, mais aussi la VAE avec l’ambition d’en faire une voie d’accès aux diplômes parallèle à la formation initiale, la formation continue et l’apprentissage.

Malheureusement on a sous-estimé les besoins d’accompagnement que nécessitaient ces démarches, particulièrement pour les moins qualifiés ; on le voit bien encore aujourd’hui avec les difficultés et les retards dans le déploiement du conseil en évolution professionnelle (CEP), ou encore avec la régression de la VAE. Ainsi, comme l’analyse le rapport en ce qui concerne le CPF, « alors que la formation professionnelle s’impose dans les esprits et les pratiques comme une ressource majeure pour sécuriser les trajectoires professionnelles, les enquêtes montrent qu’un groupe d’actifs peu diplômés et/ou précaires reste à l’écart de cette dynamique ; mal informés, ils se renseignent moins que les autres, se sentent moins responsables du développement de leurs compétences et surtout sont beaucoup plus sceptiques quant à l’utilité de la formation professionnelle. Or ce sont précisément eux qui en auraient le plus besoin puisqu’il y a un lien direct entre formation et taux de chômage » comme le montre la comparaison entre la France et l’Allemagne où le taux de chômage des moins qualifiés atteint 7,7 % contre 9,3 % dans l’OCDE et 13,5 % en France.

Surtout on n’a pas pris en considération la demande de protection s’exprimant dans la demande d’emplois stables et durables qui émanait de ceux-là mêmes qui étaient invités à changer souvent d’emploi au rythme des restructurations dans l’industrie et aujourd’hui de plus en plus dans le secteur tertiaire. C’est ce phénomène qu’on observe depuis quelques années dans les pays développés et qui a conduit en particulier à l’appropriation par Trump du vote ouvrier face aux positions démocrates « qui restaient convaincus qu’une éducation plus poussée et de meilleure qualité était le meilleur moyen de faire face aux bouleversements du marché du travail induits par la numérisation et la mondialisation » comme le soulignait Jean Pisani-Ferry dans un papier publié par Terra Nova » (« L’économie selon Biden : plus qu’un rattrapage ? » 31 mai 2021). Plus loin, il constatait que « cette évolution n’est pas propre à l’Amérique. Partout, la gauche a perdu le vote de la classe ouvrière. Au Royaume-Uni, Boris Johnson a conquis le « mur rouge » des travaillistes ; en France, l’extrême droite de Marine Le Pen est devenue le premier parti ouvrier.  Pour Terra Nova, « La demande de protection sociale doit être entendue. Pour cela, il faut envisager tout ce qui peut être fait pour que la formation professionnelle ne soit plus la promesse hypothétique d’un avenir meilleur, mais une inscription rapide dans le monde du travail pour ceux qui en sont le plus éloignés. »

À cette démonstration, on peut ajouter qu’il n’était pas anodin — dans l’euphorie des objectifs de l’Agenda de Lisbonne (adopté lors du Conseil européen en mars 2000) — de disserter sur des sociétés ou des économies du SAVOIR et non des COMPETENCES. Dans cet âge d’or de la mondialisation et de l’accroissement exponentiel des échanges, la Chine était considérée comme l’atelier du monde ; la frontière technologique était celle que tutoyaient les États-Unis et l’Union européenne et on ne pouvait imaginer que la Chine les y rejoindrait aussi rapidement. Il semblait légitime de donner la priorité à l’enseignement supérieur. Il était également invraisemblable de prévoir le retournement de la mondialisation, les relocalisations et la réindustrialisation numérisée et décarbonée qu’exige aujourd’hui la lutte contre le dérèglement climatique, et qu’ont imposées plus récemment la pandémie du COVID 19 et la guerre de Poutine contre l’Ukraine (le rapport de Terra Nova a sans doute été préparé avant la guerre, mais le conflit ne fait que renforcer l’argumentation).

Les faiblesses préoccupantes de la France en comparaison avec ses voisins : il y a urgence

Un certain nombre de données viennent étayer les constats précédents. On y retrouve des éléments bien connus (voir dans Metis « Des adultes français pas assez qualifiés», avril 2020  et « Comment les pays européens fabriquent et gèrent leurs compétences », novembre 2019). Avec des niveaux voisins de ceux des « pays du Club Med » (comme les nomment les Allemands), la France montrait (les données mobilisées par le CEDEFOP datant pour la plupart de 2015 ou 2016) des effectifs d’adultes peu qualifiés supérieurs à la moyenne européenne ; les performances de la France étaient moins bonnes (que la moyenne) en général, mais surtout en matière de compétences numériques, et encore plus de compétences cognitives ; le CEDEFOP évaluait à près de la moitié les 25-64 ans « en besoin » de perfectionnement ou de reconversion, ce qui situait la France au 23e rang sur les 28 analysés ; la situation était jugée particulièrement préoccupante en matière de numératie pour les demandeurs d’emploi de 55-64 ans, mais aussi pour les 25-34 ans ; l’article concluait sur « la nécessité d’un effort renforcé de requalification aussi bien sur les savoirs de base que sur la maîtrise de l’informatique, ainsi qu’une grande vigilance sur le maintien de possibilités de formations qualifiantes longues en cours de parcours ».

À ce constat, Terra Nova ajoute que la part des diplômés reste plus faible en France que dans de nombreux pays ; le taux de chômage comme le niveau de salaire restent directement liés au niveau d’étude ; un jeune français sur cinq entre 20 et 24 ans est sans emploi, sans formation ni en cours d’études ; la mobilité intergénérationnelle demeure limitée ; les inégalités d’accès à la formation continue restent considérables et les diplômés sont toujours ceux qui en bénéficient le plus ; la France se situe parmi les derniers pays européens en ce qui concerne la participation à des formations formelles (organisées au sein du système formel d’éducation) tandis que les taux de participation à des formations non-formelles y sont parmi les plus élevés [1]; enfin les inégalités d’accès en fonction de la taille des entreprises et des secteurs restent importantes.

Plus originale, l’observation d’une très forte dégradation des compétences (en littératie et numératie) des adultes avec l’âge ; des décalages entre le niveau d’études et la profession exercée sont les plus forts en France à égalité avec la Roumanie, à l’opposé de l’Allemagne ou de la Finlande ; la France se situe également dans le top 5 des pays où le taux de surqualification (mesuré par la proportion de diplômés de l’enseignement supérieur occupant des emplois ne nécessitant pas ce niveau) est le plus élevé, et il est passé de 23 % à 28 % entre 2008 et 2020. Ainsi, « tant pour les jeunes que pour les plus seniors, les indicateurs convergent pour montrer l’inefficacité relative persistante de la formation en France ». Cette situation est d’autant plus inquiétante que l’évolution des emplois s’accélère : bon nombre d’emplois mentionnés par les chefs d’entreprise n’existaient pas il y a seulement 10 ans ;   ainsi les spécialistes de l’automatisation des processus, de la sécurité de l’information, de l’internet des objets, de l’intelligence artificielle, du big data… font l’objet de demandes croissantes. Tout cela suppose « que la formation continue soit adaptable et qu’elle garantisse le maintien des compétences générales, préalable indispensable à l’apprentissage de nouvelles compétences spécifiques ».

À ce stade, on peut considérer que ces constats justifient à postériori quelques-uns des grands choix et des objectifs de la réforme de la formation professionnelle entreprise en 2018 qui mettait l’accent sur le développement des compétences plutôt que sur la formation, qui réformait l’apprentissage en le plaçant directement sous la responsabilité première des entreprises, qui mettait fin à l’obligation de formation, mais qui insistait sur l’importance de la formation en situation de travail (AFEST). Les premiers résultats analysés dans le rapport d’information de l’Assemblée nationale concernant d’évaluation de la loi de 2018 « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » ainsi que lors du colloque de la salle Colbert sont encourageants, mais comme on l’a déjà dit, ils sont restés marqués par des inégalités d’accès considérables, au détriment des plus défavorisés pour le CPF comme pour l’apprentissage ; ils ont mis en évidence les carences et les retards pris en matière d’accompagnement, de soutien et d’orientation.

L’approche économétrique : priorité à la compétence moyenne et au stock de capital humain

S’appuyant sur les théories de la croissance et en particulier sur les travaux de Philippe Aghion, le rapport propose une analyse économétrique permettant d’enrichir les constats précédents et d’esquisser quelques pistes de travail. Elle révèle que la « compétence moyenne » est la clef de la croissance, au contraire de la conception qui a longtemps prévalu et qui visait à « accroître la part de diplômés dans chaque classe d’âge sans véritable considération pour la qualité du capital humain ». La question est d’assurer la constitution d’un socle solide de compétences au niveau secondaire supérieur (fin des études au lycée), mais aussi d’en prévenir l’obsolescence, d’en assurer le maintien et le développement par la formation continue.

Sans reprendre la totalité de la démonstration, on en retient cependant quelques traits significatifs : l’impact sur la croissance provient du fait que les rendements du capital humain sont fonction croissante du stock accumulé ; un stock élevé de capital humain permet l’absorption de technologies nouvelles par l’économie, d’où l’augmentation de la productivité ; il facilite l’assimilation de nouveau capital humain au service d’une « croissance cumulative » ; le niveau moyen d’un travailleur améliore la productivité des autres par effet de compétence collective notamment au sein d’une entreprise ; cependant étant donné que l’investissement en capital humain est déterminé par son rendement privé pour l’individu, tout le stock de capital humain ne contribue pas à la croissance et il revient donc à l’État de faire en sorte que les rendements soient plus forts dans les activités créatrices de croissance et de richesse pour l’ensemble de la société.

Ces raisonnements amènent les auteurs à privilégier une qualification initiale élevée des travailleurs au niveau de l’enseignement tertiaire, ainsi que le font les États-Unis qui y consacrent 3 % du PIB (contre 0,9 % en France et 1 % en Allemagne) plutôt que des formes d’adéquationnisme telles qu’ils les prêtent à une Europe « focalisée sur un système éducatif beaucoup plus spécialisé/technique/professionnel, alors que les États-Unis privilégient la formation générale ». Ces appréciations qui ne donnent pas lieu à d’autres commentaires mériteraient d’être nourries d’arguments plus convaincants d’autant qu’elles semblent méconnaître les dynamiques à l’œuvre au sein des systèmes européens de formation professionnelle et contredire la priorité exprimée plus haut pour le niveau de l’enseignement secondaire supérieur. Elles ont cependant le mérite de rappeler les limites de l’adéquationnisme ainsi que l’importance cruciale à accorder aux nouvelles technologies. Plus précisément, « la France devrait attacher plus d’importance au processus d’accumulation du capital humain en évitant sa dépréciation, mais surtout en accompagnant son développement, et en particulier celui des capacités cognitives transversales pour tous les travailleurs, quel que soit leur niveau de qualification ». Un autre message clef en découle selon lequel « mieux répartir dans le temps l’accès à la formation qualifiante permettrait de réduire l’influence du diplôme initial et, ce faisant, de restreindre une compétition scolaire devenue malsaine, inégalitaire et frustrante ».

Les propositions et leurs limites

S’ensuit une liste de dix propositions susceptibles de créer un nouveau pacte de formation entre les citoyens et les pouvoirs publics auxquelles nous ajoutons — le cas échéant — quelques questions ou commentaires.

La première consiste à « créer un contrat emploi-formation universel pour les 17-25 ans » fondé sur la logique du contrat d’engagement jeune tout en l’amplifiant considérablement. Il s’agit d’un contrat d’apprentissage diversifié, élargi à plusieurs employeurs ; il couvrirait ainsi des périodes d’emploi dans différentes entreprises, y compris des missions collectives ; il inclurait des temps de formation non directement liés au métier préparé, mais apportant « des compétences de valeur » et donnant lieu à des pédagogies diversifiées incluant le e-learning. Le principe serait de « mixer sous un seul contrat, mission en entreprise et mission d’intérêt général ».

À cela s’ajoute la seconde proposition qui vise le développement de groupements d’employeurs notamment au niveau régional, aptes à endosser ces contrats emploi-formation et à mobiliser les entreprises concernées, en liaison avec les OPCO. En complément des précédentes, la troisième proposition concerne « la création de plateformes digitales de matching et de gestion » aux niveaux appropriés, bassin d’emploi régional ou échelle nationale selon les cas, afin d’assurer la bonne articulation entre offre et demande de compétences ; chaque plateforme devrait « collecter l’ensemble des besoins et l’ensemble des jeunes entrés dans le dispositif universel emploi-formation et de procéder au matching de ces deux tenants » (sur le modèle des actions des missions locales) ; elle devrait attirer les jeunes et les employeurs par « des actions de communication poussées » (en s’inspirant des actions de recrutement de l’armée). Ne serait-il pas utile de prendre aussi en considération les dispositifs mis en œuvre dans les bassins de formation qui structurent les académies autour des campus des métiers et des qualifications ?

La quatrième propose de déployer plus de formations éligibles à l’apprentissage et de simplifier et/ou de raccourcir les démarches et les procédures notamment celles qui concernent la certification des titres au sein du répertoire national des certifications professionnelles (RNCP). N’y a-t-il pas là le risque d’abaisser les exigences de qualité et d’alourdir et de complexifier encore plus le RNCP au moment où son « nettoyage » est en cours et où il semble judicieux de mieux réguler un développement parfois jugé anarchique de l’apprentissage ? Ne doit-on pas prendre en considération le contexte européen où la plupart des pays réduisent progressivement (et parfois drastiquement) le nombre des certifications tout en modularisant les formations, dans le but de faciliter les parcours individuels ?

La cinquième ajoute au contrat emploi-formation un compte ou passeport des compétences permettant aux individus de capitaliser et de faire valoir effectivement les compétences acquises grâce à des procédures beaucoup plus simples que celles de la VAE. Ce faisant, elle prendrait en compte les « badges » tels que ceux des GAFA ou autres géants du Net. La sixième vise la généralisation des AFEST et la mise en place d’un droit à une formation longue et certifiante à un moment charnière du parcours de chacun. La septième concerne l’investissement et propose une nouvelle évolution du traitement comptable des actions de formation et la création d’un crédit impôt formation. La huitième cherche à mettre en œuvre des marchés publics de formation nationaux de taille critique, basés sur une véritable GPEC au plan national. La neuvième suggère le lancement d’un grand plan de l’apprentissage dans les secteurs de la santé et du service à la personne.

La dixième s’attaque au besoin d’aide, de suivi et d’accompagnement des apprenants afin de faciliter leurs parcours d’apprentissage, grâce à des aides du type de l’aide à la garde d’enfants pour parents isolés. L’objectif d’accompagnement est crucial comme le rapport l’a bien démontré, mais la réponse semble très insuffisante pour pallier les insuffisances et les illusions entretenues dans les politiques et les pratiques de formation tout au long de la vie évoquées plus haut.

Globalement, ces propositions se veulent en phase avec les analyses précédentes. On peut cependant se poser quelques questions notamment en référence aux besoins d’accompagnement et aux demandes de protection soulignées ci-dessus et auxquelles les politiques conduites en faveur de la formation tout au long de la vie s’étaient heurtées ou n’avaient pas su répondre jusqu’alors. Parmi « les 7 travaux d’Hercule » que Martin Richer avait identifiés dans son article (voir plus haut) figuraient en particulier « le manque d’accompagnement » et le « déficit de l’orientation » et il ne semble pas que ces préoccupations aient été suffisamment abordées par les auteurs du rapport. Reléguée en dixième position parmi les propositions, celle qui vise « à faciliter matériellement le suivi de la formation » ne semble pas à la hauteur du « choc de confiance » attendu auprès des jeunes.

Et l’éducation nationale dans tout ça ?

Plus fondamentalement, il semble que les auteurs aient négligé la prise en considération de l’offre existante et les dynamiques à l’œuvre dans un certain nombre d’institutions et d’outils et notamment de celles et ceux qui constituent l’offre actuelle de formation professionnelle au sein de l’éducation nationale. C’est ainsi qu’il serait utile de disposer d’une évaluation solide de la réforme de la voie professionnelle engagée en 2018 au sein de l’éducation nationale et de prendre en considération la façon dont les lycées professionnels et les GRETA se sont saisis de la réforme de l’apprentissage, traduisant ainsi un véritable aggiornamento de l’éducation nationale, de ses professeurs et des parents d’élèves à l’égard de (voir dans Metis « L’éducation nationale face au boom de l’apprentissage », avril 2022). Ce besoin se justifie d’autant plus que le rapport de Terra Nova montre bien à quel point la distinction entre formation professionnelle initiale et formation professionnelle continue est de moins en moins pertinente dès lors qu’on parle en termes de compétences. C’est ce qu’ont bien compris les Finlandais qui ne font plus la distinction et ont mis en place une offre de formation professionnelle identique, quels que soient les publics. C’est dire aussi qu’il devient de moins en moins pertinent de conduire deux politiques distinctes de la part du ministère de l’Éducation nationale et de celui du travail, de l’emploi et de l’insertion. C’est dire aussi que les réflexions prospectives concernant la formation professionnelle devraient traiter de l’ensemble et les propositions être élaborées en étroite collaboration entre les deux ministères ainsi qu’avec les partenaires sociaux et toutes les parties prenantes, seule façon de répondre à l’objectif judicieusement fixé par les rapporteurs de cesser de « travailler en silos ».

Par ailleurs, les bassins d’emploi et de formation ne sont-ils pas le lieu où existent déjà des groupements d’entreprises susceptibles d’être mobilisés pour préparer, mettre en œuvre et piloter les contrats emploi-formation ainsi que les passeports de compétences ? Les campus des métiers et des qualifications qui regroupent des lycées professionnels, des CFA, des lycées et des universités et des organismes de formation continue autour de secteurs d’activités et soutenus par les entreprises et les territoires tels que les présentait François Germinet, président de la commission formation de la Conférence des présidents d’université (cité par Martin Richer) ne sont-ils pas la base des « filières de compétences »  ?

Les atouts des Lycées professionnels, les filières technologiques des lycées et les GRETA

Les établissements d’enseignement professionnel et technologique de l’éducation nationale ont des atouts considérables pour répondre à la poursuite du développement de l’apprentissage ainsi qu’aux autres objectifs majeurs identifiés par Terra Nova. Leur couverture étendue de tous les territoires, leurs liens établis de longue date avec les entreprises à l’occasion des développements de l’alternance et de l’apprentissage, leurs formations diplômantes assises sur des référentiels à large socle incluant des bases de formation générale et d’autres compétences transversales, à même de contribuer au maintien des compétences au-delà du diplôme et de la première embauche. Leurs formations aux niveaux de l’enseignement secondaire supérieur (CAP, Bac professionnel) et du premier cycle de l’enseignement supérieur (BTS) en font les lieux privilégiés des compétences moyennes. Ils sont déjà des lieux d’accueil des adultes en besoin de formation longue et certifiante. La qualité est assurée par des dispositifs exigeants et notamment le système EDUFORM qui s’ajoute aux procédures de QUALIOPI. Ils s’appuient sur des plateaux techniques de qualité. Au sein des GRETA ils expérimentent déjà la mixité des publics jeunes et adultes.

De plus les référentiels de certification sont maintenant découpés en blocs de compétences individualisés et susceptibles d’être offerts dans des formations modularisées en plusieurs étapes tout au long de parcours individuels alternant emploi et formation, en formation initiale et en formation continue (comme on le voit en Finlande ou dans les Pays-Bas). Dès lors et au-delà de leurs activités « traditionnelles », les lycées professionnels, les sections de techniciens supérieurs et les GRETA sont donc susceptibles d’intervenir dans le contexte des contrats emploi-formation sur des blocs de compétence qui s’inséreraient dans des cursus développés par d’autres opérateurs de formation, y compris des CFA privés ; dans ce contexte, ils pourraient en priorité intervenir sur des blocs centrés sur des connaissances générales ou des compétences transversales, key skills ou autres, ou encore des compétences technologiques avancées. Ces blocs seraient proposés à la carte, selon des pédagogies adaptées et des calendriers resserrés, à des individus comme à des groupes, après avoir été identifiés dans le cadre de bilans de compétences ou après des opérations de validation organisées dans le cadre des campus des métiers et des qualifications et des institutions partenaires, Pôle emploi, missions locales, chambres professionnelles… au sein des bassins d’emploi et de formation.

Évidemment, tout cela ne va pas de soi, mais ça vaut peut-être la peine d’y réfléchir.

Chiche !!

[1] Telles que reprises dans le document de Terra Nova, « l’éducation et la formation non formelles sont définies comme toute activité d’apprentissage institutionnalisée, intentionnelle et organisée en dehors du système éducatif formel; tandis que l’éducation et la formation formelles sont définies par la classification internationale type de l’éducation (CITE) comme institutionnalisées, intentionnelles et planifiées par le biais d‘organisations publiques et d‘organismes privés reconnus, dans leur totalité, comme constituant le système éducatif d’un pays »

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Ingénieur École Centrale promotion 1968. DEA de statistiques en 1969 et de sociologie en 1978. Une première carrière dans le secteur privé jusqu’en 1981, études urbaines au sein de l’Atelier parisien d’urbanisme, modèles d’optimisation production/vente dans la pétrochimie, études marketing, recherche DGRST sur le tourisme social en 1980.

Une deuxième carrière au sein de l’éducation nationale jusqu’en 1994 avec diverses missions sur l’enseignement technique et la formation professionnelle ; participation active à la création des baccalauréats professionnels ; chargé de mission au sein de la mission interministérielle pour l’Europe centrale et orientale (MICECO).

Une troisième carrière au sein de la Fondation européenne pour la formation à Turin ; responsable de dossiers concernant l’adhésion des nouveaux pays membres de l’Union européenne puis de la coopération avec les pays des Balkans et ceux du pourtour méditerranéen.

Diverses missions depuis 2010 sur les politiques de formation professionnelle au Laos et dans les pays du Maghreb dans le contexte des programmes d’aide de l’Union européenne, de l’UNESCO et de l’Agence Française de Développement.

Un livre Voyages dans les Balkans en 2009.

Cyclotourisme en forêt d’Othe et en montagne ; clarinette classique et jazz ; organisateur de fêtes musicales.