Ambre Cabanis est une cinéphile convaincue. Etudiante, elle a fait un stage à la CFDT Cadres. Avec le concours de Jean-Marie Bergère, autre cinéphile convaincu, elle livre quelques réflexions sur la place des cadres au cinéma.
La tâche invisible
Comment filmer le travail d’un cadre ? Son activité est difficile à saisir, à décrire, et donc à mettre en images. À l’inverse de la production manuelle et physique d’un ouvrier, la production du cadre est intangible, immatérielle. La question est alors de savoir comment la rendre cinématographique, comment rendre passionnant et digeste une réunion de travail formelle ou un ordinateur ouvert sur une page Excel ? Comment y introduire l’inattendu, la surprise, la tension ? Le défi du cinéaste se trouve dans la nécessité de faire comprendre les enjeux au spectateur afin que ce dernier adhère au film : il faut arriver à saisir l’insaisissable.
Le travail est alors le plus souvent étudié et filmé pour ce qu’il produit chez le personnage principal, c’est-à-dire les conséquences psychologiques d’un métier où responsabilités et anxiété vont de pair. Se demander « quoi » filmer conduit automatiquement à la question de « où » filmer, dans quel cadre, quel « décor ». Toujours à l’opposé de l’ouvrier dont la machine reste sur son lieu de travail, la machine du cadre, son cerveau ou son téléphone portable au choix, le suit partout. La disponibilité permanente qu’implique la fonction de cadre est presque toujours illustrée dans les films par la sonnerie intempestive en pleine nuit d’un téléphone, jamais en mode « avion », qui tire le personnage principal de son sommeil et le rappelle à ses devoirs professionnels. Ainsi, dans Ceux qui travaillent (2018) d’Antoine Russback, (voir la critique dans Metis) Frank, merveilleusement interprété par Olivier Gourmet, est cadre supérieur dans une grande compagnie de fret maritime. Au beau milieu de la nuit, il décroche son téléphone et prend, seul, dans l’urgence absolue, la décision qui lui coûtera son travail. S’en suit alors une série de désillusions concernant un système qui l’a pourtant façonné.
La souffrance invisible
Quant au scénario, la tâche n’est pas plus aisée. « On ne fabrique des histoires qu’avec des trains qui arrivent en retard ». Avec cette formule, le réalisateur Stéphane Brizé affirme que la naissance d’un film présuppose l’existence d’enjeux forts et problématiques qui vont permettre à l’intrigue de rebondir et de devenir passionnante. Le récit d’une réussite professionnelle linéaire et successful, conduisant sans encombre aux étages supérieurs de la tour abritant le siège social, peut sans doute être le sujet d’un film de propagande, mais ne devrait mobiliser ni cinéastes ni spectateurs.
La question est la même, comment montrer une souffrance qui n’est pas physique ? Le cadre ne subit pas les affres des usines ; il ne risque pas de perdre un bras par une mauvaise manipulation des machines ni ne subit l’apparition d’acouphènes dus aux nuisances sonores des ateliers. Cependant, il se retrouve bien souvent face à la complexité de questions éthiques, face à des conflits de valeurs. Que faire quand le travail à accomplir rentre en contradiction avec les valeurs défendues ? Philippe Lemesle, incarné par Vincent Lindon dans Un autre monde (2022) de Stéphane Brizé (voir la critique dans Metis), est directeur d’un site industriel et se trouve confronté à un choix cornélien : accepter de réaliser un énième plan social exigé par ses supérieurs pour satisfaire les actionnaires, ou s’opposer aux injonctions de sa hiérarchie et mettre sa carrière en péril. Philippe connait les conséquences désastreuses d’un nombre aussi élevé de licenciements, il n’en est pas à son premier plan social, mais celui-ci semble être celui de trop. Le spectateur scrute alors Philippe, impuissant, se débattre avec ce dilemme moral, tentant vainement de trouver une solution acceptable. Cette prise de conscience esseule Philippe, le laisse démuni face aux diktats toujours plus exigeants d’un marché toujours plus mondialisé. C’est la charge mentale du cadre, et le stress permanent qui en résulte, qui est ici dépeinte à l’écran dans le combat de Philippe pour faire admettre et appliquer la décision qu’il estime être la plus juste.
C’est un combat similaire que mène Paul, employé dans une banque accusant le coup de la crise économique, dans De bon matin (2011) de Jean-Marc Moutout (voir la critique dans Metis). Après un déclassement de son poste, Paul s’engage dans un duel contre la nouvelle direction de sa banque, sorte de métaphore de David contre Goliath dont aucun ne sortira vivant. Par des flash-backs incessants, le réalisateur essaye de comprendre — et de nous faire comprendre — les raisons qui ont mené Paul à abattre froidement deux de ses supérieurs hiérarchiques avant de se suicider. Le film se fait alors le témoin du revers de la médaille de cette réussite professionnelle et du drame vécu par Paul, nonobstant les apparences. À partir d’un fait ayant réellement existé, il incarne la figure du cadre qui perd progressivement ses valeurs à mesure qu’il monte en grade au sein de l’entreprise, et qui perd ses repères quand la reconnaissance sociale acquise, dans l’entreprise et au-dehors, s’envole.
La remise en question provoquée par la perte d’un emploi est parfaitement illustrée dans Ceux qui travaillent. Parce que parler du travail, c’est également parler de son absence et de la souffrance que celle-ci provoque. Contrairement à son titre évocateur, Ceux qui travaillent parlent justement de ceux qui ne travaillent pas, ou plutôt qui ne travaillent plus. C’est son emploi que Frank perd et c’est tout le sens de sa vie qui est nié. La souffrance du personnage n’est pas physique, et pourtant elle transparait à l’écran. Tous les matins, en dépit de son licenciement, Frank conserve son train-train habituel du parfait travailleur : il prend sa douche, sa voiture, part au travail. Cette routine monotone, et désormais dérisoire, que Frank se refuse à abandonner met en lumière la désorientation qui découle de la perte d’un emploi pour un cadre supérieur qui, comme Frank, s’est construit pour et par son travail. Dans ce tourbillon infernal de quête de sens, Frank prend conscience des conséquences des sacrifices faits par dévouement pour son travail. Que lui reste-t-il à présent ?
La famille : un socle ébranlé ?
Dans la mesure où le travail du cadre le suit partout, le réalisateur se doit de l’incorporer dans son environnement social et familial. C’est ainsi que la famille joue un rôle primordial dans les films portant sur le travail. La connexion permanente que le cadre entretient avec son travail a rendu plus que poreuse la frontière entre sa vie professionnelle et sa vie privée, et la pression qu’il subit ricoche inévitablement sur sa famille. Philippe est en instance de divorce et son travail est tenu pour responsable de l’implosion de son mariage par sa femme. Les enfants de Frank estiment avoir grandi sans père, son travail l’ayant réduit à l’exercice de fonctions parentales primaires. Paul a imposé à sa famille les déménagements liés à ses nombreuses mutations. La famille est filmée comme la grande perdante de l’histoire alors même qu’elle reste l’ultime socle sur lequel le cadre déboussolé pensait pouvoir se reposer. Ainsi, c’est bien une journée passée avec sa plus jeune fille qui empêche Frank de commettre l’irréparable.
Pourtant, il ne s’agit pas de représenter le cadre en seule victime des injonctions du système auquel il a pu participer par le passé. Porter à l’écran cette catégorie socioprofessionnelle jugée privilégiée est un pari risqué. Il s’agit plutôt de montrer les relations de pouvoir qui se jouent au sein du monde du travail et de ses conséquences, pour tout le monde.
La difficulté de la représentation des cadres au cinéma réside dans la complexité de montrer l’invisible. Le travail du cadre a cette spécificité d’être difficilement saisissable, au même titre que la souffrance et l’épuisement moral ne sont pas perceptibles à l’œil nu, pas plus que les conséquences du travail sur le cadre et sur ses proches.
La fiction pour mettre en scène la réalité
Le thème du travail n’a été que très peu abordé dans les œuvres de fiction. Probablement en raison de sa propension fastidieuse, peu « romanesque » d’une part, et d’autre part parce qu’un certain nombre d’adeptes du grand écran se rendent au cinéma dans l’espoir d’oublier leur quotidien. Pourtant, le cinéma a cette capacité de rendre intelligible et intéressante n’importe quelle situation, grâce aux outils du scénario, de l’incarnation par les actrices et acteurs et de la mise en scène. Par son caractère universel et accessible, le cinéma a la faculté d’infléchir, d’alimenter et de structurer nos façons de penser. Pour jouer ce rôle de passeur de représentations sociales, il lui incombe la responsabilité de dépeindre avec le plus de véracité possible la réalité. Toute la difficulté de représenter le travail est là, et encore plus le travail des cadres. Si la misère sociale est, d’un point de vue purement cinématographique, facile à filmer tant la douleur se lit sur les visages et la fatigue physique sur les corps, comment montrer ce qu’on ne voit pas et ce qu’on ne comprend pas ? Les quelques exemples de films que nous avons cités montrent que cela est possible, et nécessaire !
On peut néanmoins se questionner sur la frilosité des réalisateurs à raconter des histoires de cadre au féminin. À l’exception de l’excellent Numéro Une (2017) de Tonie Marshall (voir la critique dans Metis) où Emmanuelle Devos endosse le rôle de la première femme en passe de prendre la tête d’une entreprise du CAC 40, les femmes cadres sont en minorité dans les œuvres cinématographiques, comme dans la vraie vie ! Pourtant, représenter une femme à un poste à hautes responsabilités au cinéma permettrait d’aborder de nouvelles problématiques, dans une sphère encore majoritairement dominée par les hommes.
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