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– Jean-Claude Delgenes, propos recueillis par Jean-Marie Bergère –

Fin 2021, avant même que le terme de sobriété ne soit sur toutes les lèvres, Technologia réalisait une étude sur « l’Environnement et le monde du travail ». L’objectif ? « Analyser au plus près du terrain le traitement des problématiques de prévention de l’environnement, de consommation d’énergie et d’émission de gaz à effet de serre ». Dans un entretien avec Jean-Claude Delgenes, Président-fondateur de Technologia, Metis revient sur les enseignements de cette enquête au regard de la conjoncture actuelle, du plan de sobriété et des objectifs de réduction de consommation d’énergie par les entreprises.

 

Quel est le degré de conscience et de mobilisation sur ces questions dans les entreprises ? Est-ce une priorité ? 

Jean-Claude Delgenes : Nous voulions enquêter au plus près du terrain afin d’éviter des débats théoriques et parfois hors sol. Le fait de s’adresser à la fois aux élus du personnel et aux dirigeants nous a permis de contourner deux écueils, le premier est celui de la stigmatisation excessive et le second celui de l’euphémisation des problématiques. Cette étude conduite avec France Inter et le groupe Ebra (qui regroupe une dizaine de quotidiens régionaux) a établi un point réaliste intéressant alors qu’aucune étude n’existait sur la prise en compte de la mise en place de plans opérationnels au sein des univers professionnels.

Depuis 2015 et le vote de la loi relative à la « transition énergétique pour la croissance verte », la préservation de l’environnement est entrée dans notre encadrement législatif. La loi Climat d’août 2021 comporte un chapitre propre aux actions à mener par les entreprises. 44 % des personnes interrogées l’ignorent. En plus des responsabilités de l’employeur, les questions environnementales font désormais partie des prérogatives des CSE. 33 % ne le savent pas.

Les réponses que nous avons reçues (plus de 1200 questionnaires ont été intégralement renseignés et près de 2000 en grande partie) témoignent néanmoins de l’émergence d’une conscience de ces enjeux sans que cela se traduise aujourd’hui dans des actions et une véritable stratégie. Il y a des gestes individuels, mais peu de débats internes et encore moins de projet stratégique porteur. Je dirais que dans les entreprises, les acteurs sont mobilisables, mais peu mobilisés.

Est-ce lié au type d’entreprise, à leur taille, au type de production ? Ou à des facteurs plus « subjectifs », la culture du management, les engagements des chefs d’entreprise, voire des détenteurs du capital ? 

Les situations sont très diverses. Les enjeux peuvent être conditionnés par le process de production lui-même et par le secteur d’activité. Certaines entreprises sont plus consommatrices d’énergie que d’autres ou plus polluantes que d’autres. Certaines sont plus sensibles à leur image et à leur réputation avec les conséquences que cela peut avoir dans le comportement des clients et des candidats à une embauche. Les actions engagées le sont souvent en raison d’une sensibilité d’un leader soit au niveau de la direction, soit au niveau des organisations syndicales. Nous avons réalisé de belles découvertes qui sont en cours de mise en œuvre.

La prise de conscience passe aussi par des alertes à propos de gaspillage d’énergie, de pollution, par exemple. Un tiers des répondants a constaté des alertes en interne, dont 20 % environ émanent des Institutions représentatives du personnel. Difficile dans ces conditions de rester immobile !

Les grandes entreprises ont une responsabilité particulière. Elles sont les plus directement concernées par l’impact d’une étiquette d’entreprise « non vertueuse » ou pratiquant le greenwashing. Elles ont plus de moyens. Elles devraient donner l’exemple et entraîner leurs sous-traitants avec des protocoles plus directifs.

Les représentants du personnel sont-ils mobilisés ? Dans quel cadre font-ils éventuellement entendre leur voix ?  

La culture et l’action syndicales se sont construites autour des sujets sociaux. Des représentants du personnel peuvent se montrer prudents en pensant aux risques qu’ils imaginent pour l’emploi ou les conditions de travail. Mais comme les autres acteurs, ils sont conscients et mobilisables. Nos entretiens qualitatifs montrent que sur cette question, les représentants du personnel et ceux de l’employeur ont des positions convergentes. Il y a consensus sur la nécessité d’agir à tous les niveaux de l’entreprise.

Le CSE a maintenant des prérogatives dans la protection de l’environnement. Une petite minorité s’en est emparée. Il est vrai que depuis 2019, la transformation des CE en CSE les a globalement affaiblis. Il me semble que la création d’une Commission ad hoc mobilisant divers acteurs dans l’entreprise, plus concernés, plus engagés ou plus compétents, serait de nature à nourrir les stratégies d’entreprise qui, je le répète, font largement défaut. Cette commission devrait bien sûr agir en lien avec le CSE, comme avec le management et les directions. Cette commission doit être un outil et surtout ne pas entrer en concurrence avec le CSE.

Peut-on citer quelques actions exemplaires ? L’objectif de réduire de 10 % la consommation d’énergie est-il réaliste ? À quel prix ? Dans quels délais ?  

Notre enquête est antérieure à la guerre en Ukraine. Je ne peux donc pas répondre précisément à cette question dans les conditions où elle se pose aujourd’hui.

Dans les projets que nous avons identifiés, beaucoup portent sur une meilleure isolation des bâtiments ou leur équipement en solaire ou en pompes à chaleur ; sur la récupération de la chaleur des eaux et des boues usées, ce que l’on appelle la cloacothermie ; sur le recyclage et la récupération des matériaux ; la récupération des eaux usées pour les systèmes de refroidissement par exemple. Les usages du numérique, le stockage inutile de documents volumineux, le remplacement permanent des matériels font aussi l’objet de réflexions. Les ingénieurs et techniciens de maintenance ont un rôle important à jouer. L’installation et la généralisation de compteurs peuvent permettre de contrôler les flux d’énergie, éviter les gaspillages et inciter à économiser dans de multiples domaines.

Les projets d’investissement qui émergent cherchent à concilier exigences environnementales et contraintes économiques et sociales, ce qui signifie souvent allier une approche à court terme et une approche à moyen ou long terme. Tous les acteurs cherchent à préserver les grands équilibres de l’entreprise. Cela peut conduire à une certaine inertie quant aux questions environnementales.

Technologia est connue pour appuyer ses préconisations sur le dialogue social. Est-ce un levier suffisant, faut-il menacer d’actions gouvernementales contraignantes ?  

Dans notre étude, nous utilisons l’image d’un train dont les wagons bien huilés attendraient une locomotive. Cette impulsion manquante ne viendra pas d’une loi ou de règlements supplémentaires. Il en existe déjà beaucoup ! La prise de conscience et la mobilisation de tous les personnels dans l’entreprise ne viendront pas non plus en les culpabilisant.

Plutôt que menacer et contraindre, il est préférable de s’appuyer sur une commission ad hoc comme je l’évoquais, sur les experts qu’elle peut solliciter, sur les débats qu’elle peut structurer au sein de l’entreprise. Les actions parfois d’apparence modeste sont à valoriser. Tout ne se résume pas au bilan carbone même si celui-ci peut être le support de ces débats internes à organiser.

L’essentiel est la construction d’une stratégie managériale qui ne peut qu’être particulière à chaque entreprise. Le contexte est commun, mais les réponses et les projets d’entreprises sont propres à chacune. Chaque situation est singulière.

Enfin, une question générale. Au-delà des mesures techniques affectant l’activité de production, faut-il repenser globalement notre système économique et de consommation ? Peut-on envisager le progrès sans la croissance avec laquelle il est confondu depuis des décennies ?  

Vous avez raison de poser cette question générale. On a évoqué l’importance de la sincérité dans les engagements et l’impact de la réputation sur les clients et les salariés. Une moitié des répondants à notre enquête se disent prêts à quitter une entreprise non vertueuse ou qui pratiquerait la tromperie avec des « leurres écologiques ».

C’est toute notre approche de la consommation qui est concernée et doit changer. Certaines entreprises qui ont construit leur modèle économique sur le renouvellement rapide ou sur une sophistication déraisonnable de leurs produits, devront se transformer. L’obsolescence programmée n’est plus admissible. La proximité est également un facteur favorable aux économies, aux conditions de vie et à l’environnement. Pour beaucoup, les questions sont aujourd’hui existentielles. Plutôt qu’accumuler, il s’agit d’imaginer comment se réapproprier sa vie.

Avec notre enquête et nos préconisations, nous souhaitons inciter les entreprises tant du point de vue des directions que des IRP (Instances uniques des Représentants du Personnel) à s’emparer plus résolument de ces questions. Elles ont une part importante des responsabilités et des solutions. Mais elles ne sont pas seules. De même que dans une entreprise les actions se déclinent à tous les niveaux, dans les sociétés la prise en charge doit exister du plus global au plus individuel. En ce qui me concerne, je n’ai jamais été très porté sur la consommation — certains de mes proches s’en plaignent quelquefois ! — ça ne signifie pas que je m’exonère de toute action personnelle !

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.