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 En 1990, Renaud Sainsaulieu publiait L’entreprise, une affaire de société. Dans l’introduction de ce livre collectif, il écrivait : « l’entreprise est en passe de prendre rang parmi les grandes institutions de notre époque, après l’Église, l’armée, la justice, l’école, la commune, l’Université. Ce qui se vit en entreprise est trop chargé de conséquences économiques, sociales et culturelles pour n’y voir qu’un pur appareil de production ». L’entreprise a une responsabilité particulière, celle d’inventer « des rapports humains fondés sur plus de reconnaissance, de reliance et de réflexivité ». Il parle d’un défi, celui de les faire évoluer « vers une légitimité sociale d’institution intermédiaire comme organisme fondateur de vie collective dans les sociétés contemporaines ».

Le travail entrepris dans de multiples entreprises de taille et de secteurs différents pour explorer leur ADN et en extraire une raison d’être, une mission qui excède le résultat économique, celle de répondre à « des exigences sociétales et environnementales, de gouvernance ainsi que de transparence » (conditions de la certification « B Corp »), tente de relever ce défi. Le risque de green ou de social washing existe, mais les déclarations, s’il ne faut pas les confondre avec des actes, obligent.

De toutes les institutions que cite Renaud Sainsaulieu aucune ne tire vraiment son épingle du jeu. Les entreprises, malgré le travail sur leur raison d’être, sont globalement logées à la même enseigne. Elles n’ont pas disparu, mais leur légitimité et leur autorité se sont effritées et continuent de s’effriter. Guillaume Le Blanc parle d’institutions « devenues précaires, vidées de significations, peinant à produire des schémas de conduite attendus. L’école, l’hôpital, la prison, mais aussi l’entreprise et autres lieux de travail ont changé de statut ». L’abstention aux élections, le succès de dirigeants démagogues et autoritaires en lieu et place de représentants agissant dans des assemblées délibératives, le climato-scepticisme, le refus de la vaccination, parmi d’autres faits, en témoignent. Aucun de ces phénomènes n’est (durablement) majoritaire, mais ce serait une erreur de n’y voir qu’écume médiatique.

La « grande démission » n’est pas comparable. Son ampleur est limitée, mais elle témoigne elle aussi d’un désengagement, d’une distance prise, d’une perte de crédit des entreprises. Certains s’inquiètent maintenant du quiet quitting. Les revendications, la négociation, les perspectives de promotion, semblent vaines. A quoi bon. Entre voice, loyalty et exit, choisissons exit. C’est parce que ces phénomènes ne sont pas isolés, et même s’ils ne se traduisent pas dans les chiffres, qu’ils doivent être pris au sérieux.

Daniel Cohen dans son dernier livre, Homo numericus, identifie un élément lié à la révolution numérique, autre que l’essor du télétravail et du travail hybride. Elle a offert aux entreprises les « moyens de penser un nouveau type d’organisation faisant la part belle à l’externalisation et à la sous-traitance ». « Les bureaux d’études ont regroupé les ingénieurs et les travailleurs diplômés entre eux. Les services de nettoyage ont fait de même pour les personnes non qualifiées ». Tout a été fait pour organiser l’entre-soi des classes sociales, sans plus aucun lien « organique entre les différents étages de la société ». Daniel Cohen parle d’endogamie. Il ne s’agit pas de regretter l’usine et ses hiérarchies et encore moins le paternalisme. L’entreprise n’est pas une famille, mais le dialogue social, le conflit lui-même, n’interdisaient pas, au contraire, qu’une continuité entre « le haut et le bas » existe. L’ingénieur rencontrait l’ouvrier. La possibilité de « passer cadre » donnait une perspective. Les écarts de salaires n’atteignaient jamais les inégalités actuelles. L’action syndicale et le droit du travail veillaient à contrer les rapports de domination et à assurer le meilleur équilibre possible entre les « puissances de négociation » des uns et des autres.

Il ne s’agit pas de fantasmer un âge d’or perdu. Les raisons de rejeter les structures pyramidales, synonymes d’obéissance et de conformisme, sont nombreuses. L’aspiration a plus d’horizontalité est synonyme d’affirmation de ses propres capacités et d’émancipation. Mais, faute d’institutions intermédiaires reconnues et vivantes, nous ne parvenons pas à élaborer un récit consistant de ce qui nous arrive, un récit qui donne un sens à ce que je fais, dans lequel je trouve ma place, à la rencontre entre mon efficacité personnelle et des enjeux qui dépassent mon expérience individuelle.

Je ne parle pas d’institutions hors sol, tentant désespérément de rassembler ce qui est séparé, fracturé, archipellisé, autour de valeurs brandies comme des totems. Les intégrismes qu’ils soient religieux ou laïques ne sont pas une réponse valide. Daniel Cohen caractérise notre époque comme « horizontale-laïque ». Il plaide pour que nous résistions à la « numérisation des relations humaines » et n’oublions pas que les sociétés ne s’auto-instituent pas « en agrégeant des individus isolés, sans médiation, sans rites de passage, sans corps intermédiaires, pourvu qu’on leur donne les moyens de communiquer ».

Les tentatives pour rendre le monde intelligible et imaginer un futur aussi viable que désirable, se multiplient. Parmi les plus récentes, les théories des communs, issues du conflit des enclosures au 16e siècle, ont l’avantage de réunir horizontalité et solidarité. Gaël Giraud imagine de les arrimer à la foi chrétienne. Étrange pari. Bruno Latour se demandait où atterrir et souhaitait l’émergence d’une « classe écologique consciente et fière d’elle-même » qui cherche « un nouvel alignement entre les angoisses, l’action collective, les idéaux et le sens de l’histoire ». Nous devons écouter ces propositions, à distance des clashs et des polémiques en 280 signes. Les entreprises, menacées d’une remise en cause des conditions de la production et de désaffection lente, doivent y trouver leur place. Ni Uber, ni Elon Musk ne la définira pour elles. Etre « une affaire de société » oblige.

Pour en savoir plus

– Homo Numericus. La civilisation qui vient. Daniel Cohen, Albin Michel. 2022

– L’entreprise, une affaire de société. Sous la direction de Renaud Sainsaulieu. Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques. 1990

– Des sociétés en mouvement. La ressource des institutions intermédiaires. Renaud Sainsaulieu. Desclée de Brouwer. 2001

– La société des exodes. Guillaume Le Blanc, Revue Esprit, janvier-février 2022

– Memo sur la nouvelle classe écologique. Bruno Latour et Nikolaj Schultz. La Découverte, 2022

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.