Au moment où une réforme des lycées professionnels est en chantier et que le nouveau ministre réfléchit à un projet d’ensemble concernant le système éducatif, une récente note du Conseil d’analyse économique (CAE) apporte un éclairage intéressant sur les responsabilités du système d’éducation et de formation dans la baisse de la productivité du travail en France, notamment par rapport à l’Allemagne et aux États-Unis (« Cap sur le capital humain pour renouer avec la croissance de la productivité » Note du CAE, n° 75, Septembre 2022, Maria Guadalupe, Xavier Jaravel, Thomas Philippon et David Straer).
Sont dans le collimateur à la fois la faiblesse des niveaux des jeunes et des adultes en mathématiques ainsi qu’en matière de compétences transversales, mais aussi l’orientation insuffisante vers les métiers d’avenir (ou métiers de l’innovation). Ce faisant, l’étude remet en cause un certain nombre d’idées reçues concernant la productivité, les relations entre son niveau et le taux d’emploi, les différences entre les secteurs, la stabilité des niveaux de compétences en mathématiques pour les meilleurs élèves dans le contexte d’une baisse générale, et il montre l’inanité de certains indicateurs utilisés habituellement dans l’analyse des politiques d’emploi et d’éducation. Au-delà, elle suggère « de placer l’amélioration du capital humain au cœur de la stratégie d’accélération de la productivité » et de promouvoir une « stratégie nationale d’innovation par tous ».
Les coûts considérables de la baisse de productivité
S’agissant de la productivité — calculée comme le ratio entre la production et le nombre d’heures travaillées —, on a coutume d’en présenter les résultats comme flatteurs pour la France. Selon les auteurs, ces données sont trompeuses, car elles oublient de prendre en compte le taux d’emploi nettement plus faible en France qu’en Allemagne ou aux États-Unis en raison du sous-emploi des moins qualifiés. Si l’on corrige ainsi les données on évalue une perte de 5 points de productivité par rapport à l’Allemagne entre 2006 et 2019 et de 7 par rapport aux États-Unis. C’est dire aussi que les données de l’emploi ne devraient pas être présentées sans qu’on donne en même temps celles concernant la productivité, ou encore qu’il est aussi important de faire accélérer la productivité que d’augmenter le taux d’emploi. Illusion également l’assertion selon laquelle ce phénomène dépendrait des secteurs d’activités. Au contraire, le document révèle que la baisse de productivité concerne tous les secteurs, y compris celui des services qualifiés. À cela s’ajoutent les effets de la désindustrialisation de la France (20 points de baisse du capital humain consacré à l’industrie par rapport à l’Allemagne en 20 ans) au profit d’activités où les gains de productivité sont plus faibles comme la construction et le commerce. Poursuivant ses calculs, la note du CAE évalue la réduction du PIB due à ces phénomènes à 140 milliards d’Euros en 2019, soit environ 65 milliards de recettes fiscales, du même ordre que le budget de l’Éducation nationale !
L’identification et l’analyse des facteurs du déficit de la productivité sont conduites en deux parties distinctes — quoiqu’étroitement complémentaires —, la première consacrée au capital humain, la seconde traitant des questions plus spécifiques concernant l’innovation, à savoir les insuffisances de l’orientation des jeunes vers les carrières scientifiques et les métiers de l’innovation ainsi que la mauvaise gestion des modalités d’attribution des subventions à l’innovation.
Le capital humain, « un levier sous-utilisé et défaillant en France »
Basée sur une analyse approfondie des résultats d’études économétriques et de comparaisons internationales conduites en France et ailleurs (y compris les études de l’OCDE et d’autres institutions), la note du CAE identifie deux domaines principaux où s’observent ces défaillances relatives aux questions d’emploi et de croissance : les mathématiques (ceci incluant les capacités analytiques) et les compétences socio-comportementales (soft skills) ; dans ces deux domaines, les résultats en effet sont particulièrement médiocres en comparaison des pays européens et de l’OCDE.
Concernant les mathématiques, le constat est celui d’une dégradation continue des résultats des élèves engagée depuis plus de vingt ans et qui concerne tous les élèves, et en particulier le décile supérieur au même titre que le décile inférieur de la distribution. Dans les enquêtes PISA qui touche les élèves de quatrième, la France est passée en 2018 au 20e rang parmi les 37 pays analysés ; et dans les enquêtes TIMSS qui concernent les élèves de CM1, elle est passée de 1995 à 2019 de la 7e à la 17e place sur les 21 pays concernés et figure maintenant juste au-dessus du Chili au sein des pays de l’OCDE. Dans les deux cas, la baisse affecte autant les meilleurs élèves que les autres, ce qui conduit les auteurs « à invalider l’idée répandue selon laquelle les meilleurs élèves français ne seraient pas représentatifs des résultats agrégés et se situeraient dans le haut de la distribution mondiale ». C’est dire aussi que les mesures à prendre pour améliorer la maitrise des mathématiques et la culture scientifique doivent concerner l’ensemble des cohortes et pas seulement les « décrocheurs ». Au passage, le CAE note que « les compétences en mathématiques sont fortement corrélées à la croissance d’un pays, alors que le nombre d’années d’études ne l’est pas ».
À ces éléments, et afin de renforcer le message sur les responsabilités du système éducatif dans son ensemble, on pourrait ajouter les données de l’enquête PIAAC (programme for the international assessment and analysis of adult skills, conduite par l’OCDE en 2012) qui révélait la faiblesse marquée des résultats de la France concernant les compétences des adultes (25-64 ans) relatives à la littératie et la numératie*, au 17e rang pour la littéracie et au 19e pour la numératie parmi les 21 pays de l’Union européenne concernés par l’étude (voir aussi « Des adultes français pas assez qualifiés » Metis, avril 2020). C’est ainsi qu’on pourrait éprouver un certain soulagement en comparant ces données avec celles de PISA, en constatant que les positions relatives de la France dans les classements restent meilleures pour les collégiens que pour les adultes et que pour les premiers, en 2018, elles étaient légèrement au-dessus de la moyenne des pays de l’OCDE et au quinzième rang des pays de l’Union européenne (mais au huitième rang en 2009). Mais cet espoir s’envole à l’examen des données de TIMSS en 2015 et en 2019 concernant les CM1 ; on en saura bientôt plus, car la dernière vague PISA s’est élancée en 2022 et la seconde vague PIAAC est à l’œuvre et arrivera à terme en 2023.
C’est également sur les travaux de l’OCDE que l’étude du CAE se penche afin d’évaluer les niveaux de compétences socio-comportementales et de constater le déficit de la France chez les jeunes comme chez les adultes, et notamment par rapport aux États-Unis selon les dimensions suivantes : coordination, perception sociale, négociation, résolution de problèmes complexes, jugement et prise de décision, gestion des ressources. De même les élèves français sont « moins persévérants et moins coopératifs, moins efficaces dans la résolution de problèmes et présentent des niveaux plus faibles de locus de contrôle interne : (la tendance que les individus ont à considérer que les événements qui les affectent sont le résultat de leurs actions [locus interne] ou, au contraire, qu’ils sont le fait de facteurs externes sur lesquels ils n’ont que peu d’influence [locus externe] selon Wikipedia) par rapport aux États-Unis, l’Allemagne et l’Europe du Nord ». Et on retrouve des jugements de même nature avec PIAAC en ce qui concerne les adultes. Bien évidemment, c’est l’ensemble du système d’éducation et de formation qui est en cause.
En complément à l’analyse du CAE, nous faisons appel ici à un document du CEREQ (Les #Rencontres DGEFP-CEREQ Séance n° 2/2022) consacré aux effets des compétences transversales sur les parcours d’insertion des diplômés du supérieur ; où l’on constate les effets positifs de ces compétences sur la probabilité d’accéder à un emploi, sur la qualité de l’emploi exercé, et sur le niveau de rémunération ; elles sont en particulier essentielles dans la réussite à un examen d’embauche. Mais les auteurs remarquent que « ces compétences sont, selon les diplômés, insuffisamment mises en avant et acquises en formation initiale alors qu’elles sont particulièrement requises dans l’emploi ; à l’inverse, les compétences spécialisées sont suffisamment, voire trop, développées en formation et parfois éloignées par rapport à ce qui est requis dans l’emploi ». Poursuivant cette analyse, il nous semble justifié de penser que ces remarques ne sont pas exclusives des diplômes du supérieur.
Lors d’un Amphi débat de l’UODC (Université ouverte des compétences) sur le thème « Recruter et fidéliser des jeunes en alternance ? et après ? » organisé le 11 octobre dernier, Jean Claude Bellanger (ancien secrétaire général des Compagnons du devoir) analysait les développements de l’apprentissage et déplorait la mauvaise coordination — voire l’absence de coopération — entre les CFA et les entreprises dans la formation des apprentis. Pour lui, on est encore (trop souvent) dans un modèle « séparatiste » où les mêmes contenus sont introduits de façon concurrentielle entre les deux entités, où les formateurs du CFA entretiennent des relations trop limitées avec l’entreprise, mais aussi où les tuteurs en entreprise sont insuffisamment formés, ou encore où des CFA se prétendent intéressés à mettre en place des AFEST (actions de formation en situation de travail ; voir à ce sujet « L’AFEST : la formation professionnelle à l’école du rugby » Metis, novembre 2021) comme si tel n’était pas déjà le rôle de l’apprentissage. Ces questions sont essentielles pour les enseignements professionnels et pour les entreprises qui y concourent. Elles sont au cœur des développements de l’apprentissage, mais aussi des développements des formations en alternance et de leurs Périodes de formation en entreprise (PFE), et on peut espérer qu’elles trouveront des réponses à la hauteur des enjeux dans les tables rondes mises en place récemment par la ministre Carole Grandjean pour conduire la concertation sur les lycées professionnels.
Pour une stratégie d’accélération de la productivité par le capital humain
Plus généralement, la note du CAE conclut que l’amélioration du capital humain devrait être mise au cœur de la stratégie d’accélération de la productivité. Selon les auteurs, une hausse de 10 points des résultats de PISA (du même montant que la hausse constatée en Allemagne entre 2003 et 2012 après le « choc PISA ») devrait entraîner sur quinze ans une hausse du PIB d’environ 3 % soit environ 75 milliards d’euros. Il s’agit de se donner « des objectifs de long terme ambitieux et juridiquement contraignants pour les tests nationaux et internationaux, sur le modèle des objectifs qui orientent la stratégie nationale bas carbone », ceci dans le cadre d’une stratégie d’amélioration significative du niveau des élèves dans le primaire, au collège et au lycée, y compris pour les élèves les plus performants. Ceci suppose évidemment l’amélioration de la formation des enseignants en même temps que de leur rémunération (dont la note rappelle qu’ils ont perdu entre 15 et 25 % dans les 20 dernières années), le renforcement de l’autonomie des établissements, tout en procédant à une réduction significative des inégalités entre eux en matière de ressources, et « la création d’une nouvelle instance indépendante de contrôle, d’évaluation et de soutien pour l’amélioration du système éducatif », voire l’établissement d’une convention citoyenne et d’un Haut Conseil indépendant du ministère, réunissant tous les acteurs concernés. Dans ce contexte, les propositions émises en 2018 dans le rapport Villani-Torossian devraient prendre toute leur place.
Démocratiser l’accès aux carrières de l’innovation
Quant à l’analyse de l’orientation insuffisante des jeunes vers les carrières scientifiques et les métiers de l’innovation, la note du CAE constate de fortes disparités d’accès selon les origines sociales (au profit des catégories les plus favorisées), le genre et le territoire d’origine (selon l’enquête 2016 du CEREQ portant sur la génération 2013, les chercheurs semblent davantage provenir de l’est de la France, tandis que l’origine des ingénieurs est plus répartie géographiquement. Globalement, les départements les moins représentés sont ceux du centre de la France, en particulier pour les chercheurs). Ainsi, « si les femmes et les enfants moins favorisés avaient un taux d’innovation similaire à celui des garçons de milieux plus favorisés, il y aurait 2,84 fois plus de chercheurs ou d’ingénieurs titulaires d’une thèse en France qu’actuellement ».
On pourrait ajouter que les résultats de PISA (voir la note de l’OCDE concernant la France et les résultats de PISA 2018) renforcent cette analyse en identifiant les inégalités liées au milieu socio-économique ainsi qu’au genre. Ils montrent en particulier qu’un garçon sur trois qui obtient de bonnes performances en mathématiques ou en sciences souhaite travailler comme ingénieur ou scientifique à l’âge de 30 ans alors que seulement une fille sur six déclare s’intéresser à une telle carrière, même quand elle est performante en mathématiques ou en sciences. Mais au total, seulement 6 % des garçons, et presque aucune fille, souhaitent travailler dans des professions liées aux TIC.
La note met également en cause l’efficacité médiocre des subventions à l’innovation en démontrant que les modalités d’attribution du Crédit d’impôt recherche (CIR) favorisent de façon disproportionnée les grandes entreprises au détriment des PME et TPE, qui pourtant sont généralement plus innovantes. C’est ainsi que les études démontrent que le rendement du CIR est plus de quatre fois supérieur chez les TPE que dans les grandes entreprises.
Au total, selon les auteurs, une stratégie capable de démocratiser l’accès aux métiers de l’innovation et de mobiliser les talents pourrait augmenter la croissance de 0,2 % soit 5 milliards d’euros supplémentaires chaque année. Une telle « stratégie nationale d’innovation pour tous » supposerait en premier lieu un partenariat entre l’État et un collectif d’associations compétentes susceptibles d’intervenir dans les collèges et les lycées et de mobiliser les jeunes avec des objectifs tels que « un jeune, un stage ». Les entreprises devraient évidemment être associées à ces initiatives notamment dans le cadre des rapprochements école-entreprise déjà en vigueur, et des partenariats pourraient être mis en place avec les grandes institutions de recherche et d’innovation. Dans toutes ces actions, un accent particulier serait donné à la participation des filles et des publics défavorisés.
En guise de conclusion
Même si certaines prévisions semblent optimistes eu égard à l’analyse ci-dessus, en particulier celle indiquant que « d’ici à 2027, il est possible d’améliorer significativement les résultats de tous les élèves, y compris les plus performants, aux tests standardisés nationaux et internationaux en primaire, au collège et au lycée », on ne peut que se satisfaire de disposer d’une étude qui vise à responsabiliser les acteurs du système d’éducation et de formation jusqu’à entreprendre de chiffrer les résultats attendus des politiques en termes de productivité et de croissance, en lien avec des objectifs de lutte contre les inégalités et de cohésion sociale. Et on ne peut que souhaiter que les constats et les propositions élaborées par le CAE viennent enrichir les débats autour des projets pour l’école en général, et en particulier pour la formation et les enseignements professionnels.
J’ai beaucoup apprécié l’article de Jean-Raymond MASSON sur un sujet qui me tient particulièrement à coeur à savoir « l’efficacité » de l’entreprise française. C’est à la fois sans appel sur le déficit éducatif (Voir le 1ier Rapport du Conseil National de la productivité) et notamment sur la baisse du niveau en Sciences et Mathématiques depuis un certain nombre d’années. Mais sur le chapitre relatif à la stratégie d’accélération de la productivité par le capital humain, l’auteur ne souligne pas suffisamment le déficit organisationnel des entreprises françaises au travers d’un management qui reste encore trop vertical qui sollicite peu l’initiative et l’intelligence collective des salariés. Certes l’éducation initiale porte une lourde responsabilité dans la situation actuelle de non performance de nos entreprises mais la situation est encore aggravée par un comportement managérial qui privilégie l’expertise et traduit souvent un large manque de confiance au sein de l’entreprise. C’est aussi une certaine vision élitiste du savoir basée sur la culture du diplôme qui privilégie l’instruction à l’expérience et au savoir faire individuel et collectif. Ce n’est pas un hasard si la France accuse un retard dans le développement de l’apprentissage et de l’organisation apprenante.