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Françoise, Elisabeth, Marie-Agnès et Alain racontent. Elles sont assistantes sociales et il est éducateur spécialisé. Ces professionnels de l’aide sociale à l’enfance (ASE), ont exercé dans la même ville dans un département rural. Ils ont eu des fonctions d’encadrement, ou non, et sont, au moment de l’écriture du livre Aux Côté des familles, de jeunes retraités. Elles et il se souviennent.

Rendez-vous à domicile

Kelly et David se sont connus alors qu’ils vivaient l’un et l’autre dans la rue. Lorsque Elisabeth les rencontre la première fois, ils ont 24 et 21 ans. Ils ont deux enfants, Dylan, 3 ans et Mélissa, 18 mois. Ils ont intégré un logement HLM et essaient tant bien que mal de vivre ce qu’ils imaginent être « une vie de famille comme tout le monde ». Une vie que ni l’un ni l’autre n’ont connu dans leur propre enfance. Des voisins se sont plaints. Trop de visites, de bruit, des cris. Les loyers ne sont pas payés. L’office HLM a alerté les services sociaux. Cette « information préoccupante » — en langage administratif — entraîne une évaluation de la situation.

Elisabeth se rend à leur domicile. Kelly est fatiguée, elle est prête à saisir la perche qui lui est tendue. David n’est pas d’accord : « J’aime pas que les assistantes sociales viennent se mêler de mes affaires. Surtout si c’est pour nous prendre les enfants ». Après discussion, et « sans brusquer les choses », une rencontre avec un médecin de la PMI est organisée. C’est le début d’un long parcours d’accompagnement. Les enfants iront à la crèche puis à l’école. Il y aura « des passages à vide » qui nécessiteront un accueil intermittent de Dylan et Mélissa chez une assistante maternelle. « Les années passées dans la rue ne s’effacent pas comme par magie ».

Lors d’une discussion entre les quatre anciens collègues, Marie-Agnès explique qu’il est important de « rencontrer les gens dans leur cadre de vie ». Ça permet de prendre la mesure de situations matérielles plus ou moins dégradées, « et quand nous sommes à leur domicile, ce sont eux qui sont les maîtres de la situation ». Françoise ajoute « au domicile tu ne sais jamais trop ce qui va se passer et tu dois faire face à l’imprévu ». Des rencontres après 18 h permettent plus facilement de rencontrer le père et les parents ensemble. Pourtant de plus en plus de collègues prennent des rendez-vous dans leur bureau. Marie-Agnès constate que « l’institution s’est rigidifiée, elle a recadré, mais aussi verrouillé ».

Ne pas se mettre en situation de sauveur

Françoise est dans son bureau « à l’entrée du foyer de l’enfance où elle exerce en tant que chef de service ». Madame D. se présente à l’issue d’une visite à Sabrina, sa fille de quelques mois. Le bébé est installé sur le siège passager à l’avant de la voiture. Madame D. ne tient pas debout. Elle n’a pas pu tenir ses engagements de ne pas s’alcooliser lorsque sa petite fille lui est confiée. Françoise « se sent pas vraiment trahie, mais plutôt déçue ». Elle accompagne Madame D. depuis de nombreuses années. Au fil du temps, une « relation particulière d’attachement s’est installée ». Françoise a mesuré à quel point il est difficile de sortir d’une dépendance à l’alcool. Les effets sur les enfants sont redoutables, « ils se retrouveront en position de devoir protéger leur parent et ils vont grandir mal et trop vite ».

Alain raconte qu’il se sentait « comme un fonctionnaire en libéral ». Il organisait son travail comme il voulait. Il tenait à son « autonomie de pensée et d’intervention dans le cadre légal fixé ». Il veillait également à ne pas se mettre en situation de « sauveur ». Alain le répète. Françoise précise : « il est important de recadrer si, par exemple, l’investissement personnel l’emporte de manière inadaptée sur le professionnel ». Encadrant lui-même, Alain a aimé faire un « travail d’équipe cohérent, soutenant et bienveillant ». Le cadre est celui qui autorise « l’autonomie et la créativité dans le travail ».

À la sortie d’un concert, il est interpellé : « tu ne me reconnais pas ? ». C’est Quentin. Il a aujourd’hui 30 ans. Il sort de trois ans de prison. Vol à main armée, agression : « Ah j’en ai fait des conneries ». Il est calmé. Il s’occupe de sa mère, « elle est folle ». Il est tout sourire. Il ne lâche pas Alain : « tu te rappelles le camp au lac de V. ? », « tu te rappelles qu’on jouait aux raquettes, qu’on se lançait le ballon dans l’eau et qu’on plongeait pour le rattraper ? C’était bien, hein ! ». Pourtant, ce jour-là, Quentin avait été puni. En quête constante de reconnaissance, il était vraiment difficile à gérer. Il se battait pour des futilités. Lors de ce camp, nous lui avions apporté « de façon modeste certes, une structure, des limites et de l’écoute ». Des années après, il riait à l’évocation de ce séjour.

Alain se dit que ces « actions éducatives concrètes » sont la seule façon d’intervenir capable de laisser des « traces positives de vie pour un adolescent ». Quentin les a mémorisées, même si ce qu’il raconte lors de cette rencontre impromptue est dramatique. Elles n’étaient pas parvenues à effacer ce qu’il avait intégré dans son for intérieur comme comportements : « l’agression, le dépassement de la limite et la recherche de lien par la taquinerie ». Mais Quentin tient à le dire à Alain : « maintenant ça y est, j’ai compris. Je me suis calmé, j’arrête les conneries et puis je cherche du travail, ça va bien ». On veut y croire.

Donner de la visibilité à un secteur mal connu

Les descriptions sont précises. Les souvenirs encore vifs. À lire ces pages où alternent le récit écrit à la première personne d’une vingtaine de situations vécues, l’évocation de leurs différents parcours et la transcription de discussions professionnelles, on perçoit ce que ces métiers exigent de discernement, de tact, de savoir-faire, de recul aussi ; ce que les réunions à propos d’un cas, les moments de supervision de pratiques, le travail en équipe, permettent. Joseph Rouzel, dans une très belle préface, parle de la métis des Grecs, cette forme d’intelligence qui combine « flair, sagacité, débrouillardise. Multiple et polymorphe, elle s’appliquait à des réalités mouvantes qui ne se prêtent ni à la mesure précise ni au raisonnement rigoureux ».

Françoise se souvient d’un métier « très enrichissant au niveau personnel dans lequel, il n’y a jamais de certitudes et où on apprend tous les jours. On ne détient jamais la vérité et il faut accepter de se remettre en cause. On apprend beaucoup des autres ». Elle précise : « Dans l’idéal, nous essayons d’amener les personnes à trouver elles-mêmes des solutions en s’appuyant sur leurs propres ressources ou en mobilisant leur réseau, si tant est qu’elles en aient un. Tout ce processus peut prendre du temps ». Marie-Agnès ajoute qu’il s’agit de restaurer l’estime de soi, « vous êtes en capacité de faire » et « ce que vous avez fait est très bien ». Pourtant, quand on est confronté à ce point « à la misère sociale et à la souffrance psychologique », les échecs sont fréquents. Elisabeth se souvient d’avoir eu quelquefois « le sentiment d’essayer de vider l’océan à la petite cuiller. Il y a parfois des étapes de découragement, d’usure, de démotivation, d’épuisement, de sentiment d’impuissance… Parfois ça marche, parfois ça marche pas ».

À la fin de l’ouvrage, les quatre s’expliquent sur leur choix de parler essentiellement dans ce livre de ce qui se passe dans les relations avec les enfants et les familles. Ils voulaient prendre le contrepied des généralités sur leur métier, du genre « on met des gamins dans des cases, ils sont maltraités dans les foyers… ». Bien sûr il faudrait dire que ça ne se passe pas partout de la même façon, parler des relations complexes avec la justice, de celles avec les autres acteurs administratifs et professionnels de ce secteur mal connu. Dire aussi qu’il est très difficile de parler de situations extrêmes. Marie-Agnès l’avoue : » Nous n’avons pas évoqué de situations d’abus sexuels qui nous ont conduits au tribunal. Nous aurions pu le faire. Moi je ne me sentais pas de les évoquer. Il y a des choses qui m’ont touchée tellement profondément que je ne voulais pas les faire émerger à nouveau ». Ils regrettent l’absence de recherche, d’analyse, d’évaluation et espèrent que leur livre contribuera à une meilleure connaissance des métiers de l’aide sociale à l’enfance.

Ils critiquent tous les quatre l’importance prise par la gestion, les procédures, les tableaux de bord, « tous ces outils peuvent avoir leur utilité, mais il faut toujours veiller à ce que leur développement, voire leur inflation, ne vienne pas primer sur le contenu, le sens du travail, le cœur de nos métiers ». Fièrement ils affirment avoir revendiqué et réclamé notamment des moyens supplémentaires « nous avons même mené des grèves ». Joseph Rouzel le rappelle dans la préface : « le niveau des solidarités engagées donne le baromètre du degré de civilisation que nous promouvons ».

Nous avions commenté ici Vous Faites quoi dans la vie, un précédent livre de la Coopérative Dire le travail. Agnès Berthe et Patrice Bride ont accompagné entre l’automne 2018 et l’automne 2022 le travail d’écriture et la réalisation de Aux Côtés de familles. Dans une postface très éclairante, ils racontent les étapes de ce travail auquel la coopérative se consacre : « faire parler les personnes sur leur travail, mettre en récit leur parole et la diffuser ». Comme eux, j’espère que cette aventure inspirera « d’autres initiatives du même genre ». Plutôt que gloser sur la meilleure manière de nommer celles et ceux qui œuvrent dans ces métiers, invisibles, de l’ombre, délaissés, du quotidien, périphériques, de la deuxième ligne, du back office, — liste non exhaustive —, il est quelquefois préférable d’aller y voir. Les nécessaires travaux d’abstraction, les modèles théoriques et les politiques publiques construits d’après ces récits et ces descriptions y gagneront en épaisseur et nous épargneront la valse des cogitations hors sol.

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. Président du Comité Emploi à la Fondation de France de 2012 à 2018. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.