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Alors qu’une nouvelle réforme de la formation professionnelle est annoncée, l’AFPA, le CNAM et la revue Éducation permanente organisaient le 14 septembre une journée d’étude « Analyses du travail et intentions formatives ». Car la formation se pense. Car les stages et les bancs de l’école ne font pas tout. Car on peut apprendre, mais aussi désapprendre en situation de travail. Car les entreprises doivent faire confiance en l’expertise de leurs salariés. Jean-Marie Bergère a assisté à cette journée et y retourne dans ce papier pour les lecteurs de Metis.

 

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Formation professionnelle et pensée complexe

Une nouvelle réforme de la formation professionnelle est annoncée. Comme pour les précédentes il est dit qu’elle s’attaquera « aux trois défis de la formation professionnelle : inégalité, inefficacité et complexité » et rendra la formation « plus efficace, plus juste et plus transparente ». Grâce à elle, nous aurons enfin tous du travail et l’économie française retrouvera sa vraie place, à la pointe de l’innovation. La concertation n’a pas commencé et il serait périlleux de formuler un jugement définitif sur son aboutissement. On peut toutefois s’interroger sur la communication actuelle, en trois volets : annonce d’une hausse du budget (+ 15 milliards), remplacement des emplois aidés par la formation, critique de la gestion paritaire des fonds mutualisés de la formation. Quant aux Régions, on n’en parle pas.

 

Les messages envoyés au tout début d’un processus structurent largement l’interprétation qui sera faite des mesures discutées et retenues. En présentant une fois de plus la formation comme la cause de l’échec français en matière de chômage et la solution miracle pour y mettre fin, on risque fort malentendus et déceptions. Et si la formation professionnelle n’était ni bouc émissaire, ni panacée, mais un processus qui gagne à être pensé, mis en œuvre et évalué, au sein même des situations de travail ?

 

Ni sur le tas, ni en stage

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L’AFPA, le CNAM et la revue Education permanente, organisaient récemment une journée d’échanges intitulée : « Analyses du travail et intentions formatives ». Sans en faire un compte rendu complet – le numéro Hors série d’Education permanente m’en dispense – j’en tire quelques enseignements et convictions.

 

Il faut d’abord se défaire du clivage ancien et têtu qui oppose les tenants de l’apprentissage sur le tas – éventuellement rebaptisé « learning by doing » – à ceux pour qui former c’est envoyer en stage.

 

Plusieurs intervenants ont insisté sur le fait que le travail n’est pas « naturellement » formateur. On peut y apprendre et progresser, on peut se maintenir en répétant des routines jusqu’à leur date de péremption, on peut y désapprendre. C’est par exemple le constat que font ceux qui luttent contre l’illettrisme, les personnes concernées ont appris et désappris. Ces « transformations silencieuses », positives comme négatives, varient d’une personne à une autre. Elles sont importantes. La Validation des acquis de l’expérience (VAE) leur offre une reconnaissance formelle. Mais la formation tout au long de la vie ne peut se satisfaire d’en prendre acte, de les constater après coup. Elle est par nature plus volontariste, plus ambitieuse. Par ailleurs, on n’imagine pas qu’un chirurgien se fasse la main en testant, pendant l’opération, différentes manières de faire, ni que le responsable de la maintenance d’une centrale nucléaire soit créatif quant aux normes de sécurité.

 

Mais, en France en particulier, le risque majeur est plutôt à l’opposé. La VAE reste assez confidentielle (20 à 30 000 par an) et difficile d’accès. Nous aimons trop l’abstraction et la formation initiale dépasse en prestige toutes les autres formations. La salle de classe est leur biotope. C’est donc tout naturellement que « l’écosystème de la formation professionnelle a été entièrement organisé autour de l’achat de formation » (Paul Santelmann), le budget engagé prouvant les efforts faits par l’entreprise, le prix du stage et la notoriété de l’organisme retenu garantissant son efficacité, le prestige du lieu valant reconnaissance du niveau hiérarchique de celui qui s’y inscrit.

 

Les actions de formations en situation de travail (AFEST)

L’expérimentation présentée par Béatrice Delay et Laurent Duclos au nom de la DGEFP (Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle) ouvre sur d’autres processus. Elle s’inscrit dans le prolongement de l’Accord National interprofessionnel de 2013 et la loi de 2014, et entend explorer la pertinence des actions de formations en situation de travail (aussitôt rebaptisée AFEST, ou communément FEST, le secteur étant un très puissant créateur d’acronymes…). Reconnaître ces FEST comme particulièrement adaptées aux enjeux de professionnalisation dans les TPE-PME est une chose, comprendre les conditions qui rendent formatives ces « situations de travail », comprendre ce qui les différencient de « la formation sur le tas », en est une autre. Il y a là un enjeu pour les formateurs – ont-ils une place dans le dispositif et laquelle ? – et un enjeu pour les gestionnaires des fonds mutualisés de la formation qui vont devoir apprécier s’il s’agit bien d’une « action de formation » susceptible d’être financée, ou s’ils sont sollicités indûment. La voie expérimentale s’est imposée comme la bonne formule pour « co-construire des éléments de preuve » permettant de distinguer les FEST de l’activité ordinaire.

 

L’expérimentation associe le Ministère du Travail (DGEFP) et les institutions paritaires de la formation (COPANEF, Comité paritaire interprofessionnel national pour l’emploi et la formation ; et FPSPP, Fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels) ainsi que l’AFPA (Association pour la formation professionnelle des adultes) et l’ANACT (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail). Elle n’est pas terminée et il est trop tôt pour formuler précisément les conditions d’efficacité et l’éligibilité des FEST. Nous devrions en savoir plus début 2018, mais les postulats acceptés par les participants nous disent déjà beaucoup. Je cite : « suspension temporaire des exigences productives, aménagement d’un droit à l’erreur, confrontation à des aléas et à des incidents, variabilité et diversité des situations, progressivité dans la complexité des tâches, etc. », le tout étant articulé à « un moment de recul réflexif en rupture avec le cours de l’activité productive ». Les FEST ne sont ni une simple reprise du compagnonnage ni un exercice de simulation dans des conditions artificiellement recréées à « l’identique ». A noter que l’étude européenne analysée par Jean-Raymond Masson (Se former en milieu de travail en France et en Europe) parle de Work-based learning, ou Apprentissage en milieu de Travail (AMT) et lui donne un sens plus large : « un apprentissage non-formel, mais intentionnel et structuré, lié au travail actuel ou à venir de l’apprenant, et organisé soit sur le lieu de travail, soit dans une situation simulant le lieu de travail, soit à l’extérieur du lieu de travail, mais au travers de tâches directement applicables au lieu de travail ».

 

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On l’a compris, loin des oppositions trop simples et des anathèmes, beaucoup de choses se jouent dans les interactions entre l’analyse du travail réel, la compréhension de ses transformations (technologiques, organisationnelles, juridiques, etc.) et les processus qui permettent d’apprendre à faire. Ils nécessitent toujours d’organiser les conditions qui rendent capable de penser son activité et de « réapprendre » en permanence. De la même manière que le travail n’est jamais pure exécution, l’apprentissage n’est jamais simple transmission. Il ne s’agit pas tant de former et d’être formé que de « se » former. Ce qui oblige également à penser différemment le travail des tuteurs et des formateurs.

 

En situation de travail, ce ne sont pas (pas seulement) les procédures et les routines qui sont apprises jusqu’à devenir comme une seconde nature. Dans les conditions de l’expérimentation, elles sont au contraire particulièrement propices aux reformulations, aux ajustements, à la création de normes plus adaptées, à l’invention de « nouvelles combinaisons homme/machine engendrées par l’informatisation ».

L’entreprise apprenante, celle où les salariés apprennent

Tous ces ingrédients doivent nourrir nos réflexions sur le travail et son management. Si l’entreprise se transforme non-stop et avec agilité, si les savoirs utiles s’inventent au cœur de ces transformations et au cœur des collectifs de travail, ne faut-il pas rendre l’entreprise en permanence « apprenante » ? Pour cela il faut radicaliser la critique du taylorisme. Selon cette doctrine, qu’on prétend abandonnée mais qui reste très agissante, « on n’est pas au travail pour apprendre » et le monde se divise en sachants et en exécutants. Logiquement cette conception sépare le temps de la formation, préalable, et le lieu de la formation, la salle de classe, du travail lui-même. C’est cette relation entre le travail et la formation qu’il faut remettre en cause. L’expérimentation FEST en cours nous y invite.

 

Ces explications ne sont pas nouvelles. Des études, des rapports, des discours ont depuis plusieurs décennies affirmé la nécessité de concevoir l’organisation des entreprises, « non plus comme la somme des postes, mais comme la combinaison des compétences » et la nécessité de faire confiance aux salariés, experts de leur activité et acteurs de leur parcours professionnel. Tant que les conditions organisationnelles ne seront pas prises en compte, tant que la pression sur les résultats, les délais, la conformité aux procédures se fera toujours plus insistante, cela restera un vœu pieux.

 

Cette ambition, que l’entreprise soit apprenante ou plutôt que les personnes qui y travaillent y apprennent, ne doit pourtant pas être abandonnée. En expérimentant et en identifiant les conditions pour que le travail soit formateur, nous pouvons lui rendre son rôle « d’utopie motrice » (Florence Osty), de celles qui donnent du pouvoir d’agir sur la « marche du monde », lorsqu’il est si désespérant de vouloir seulement s’y adapter. Les managers ont un rôle éminent à jouer. Ils ont tout à gagner à ce qu’il soit reconnu et valorisé. Et j’ajoute que cette ambition justifie aussi le travail de ceux qui accueillent des salariés en « contrats aidés », associations, collectivités ou entreprises, qui le plus souvent associent travail et formation et sont confrontés aux mêmes exigences quant au management et à l’accompagnement de parcours professionnels gratifiants.

 

Penser son travail pour le transformer

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Patrick Mayen, dans une remarquable introduction à la journée, après avoir rappelé qu’au travail on peut aussi bien apprendre que désapprendre, a mis en perspective la formation professionnelle et ouvert à cette « possibilité nécessaire » que le travail soit formateur. Dans les conditions actuelles de la production de biens ou de services, il ne s’agit plus d’apprendre à reproduire des pratiques professionnelles, mais d’apprendre pour devenir capable d’analyser et de transformer ses conditions de travail – entendues non seulement comme les conditions externes au travail, mais comme les manières de faire, les manières de répondre aux situations et aux problèmes rencontrés qui sont à chaque fois particuliers et en partie inédits.

 

Les processus d’apprentissage existent lorsqu’il est possible de se décentrer, de recomposer son environnement et possible d’élargir le champ de son activité, de situer mentalement son activité dans un ensemble plus large. Les apprentissages utiles ne se limitent pas au poste de travail. On peut agir et apprendre dans un processus infini lorsqu’on comprend ce qui se passe en amont et en aval, lorsqu’on maîtrise les ressources et qu’on partage les buts et les finalités. La réflexivité ne veut pas dire « réfléchir après, mais réfléchir avant, pendant et après ». Le travail n’est pas qu’exécution, il est pensée de l’activité. C’est à cette condition qu’il n’y a pas gaspillage des compétences et qu’on ne risque pas « de s’arrêter en chemin » dans sa trajectoire professionnelle. Ces réflexions renvoient à celles d’Alexandra Bidet sur l’importance de préserver « un rapport dégagé au travail » et à la citation de Robert Linhart dans L’Etabli : « L’intelligibilité de l’usine se construit dans ces moments où chacun tente de reprendre son souffle ».

 

Ne pas oublier les responsabilités de l’employeur
La pensée complexe est à l’honneur. Elle oblige à penser la réforme de la formation professionnelle sans recourir une fois de plus à la formule magique « des stages et de l’argent pour les financer » même enrichie par la mise en œuvre (annoncée pour 2018) d’une « application numérique du compte personnel de formation, concrète, exhaustive et individualisée ». La formation n’est pas une épreuve théorique préalable à un emploi, le billet à acquérir pour accéder à un nouveau métier. Elle ne consiste pas à sélectionner un organisme en fonction du nombre de « like » qu’il a recueilli. Elle n’est pas la recette universelle contre le chômage, des jeunes et des autres. L’efficacité et la pertinence de la réforme, du point de vue économique, social et politique, ne sont envisageables qu’en la liant à une réflexion sur les ressources qui rendent « capable » d’affronter les multiples transitions professionnelles et à un travail de transformation organisationnelle et managériale des entreprises.

 

Au fait, où en sont les espaces de discussion sur le travail ? (2013). Où en sont les Conseillers en évolution professionnelle (CEP) et le Compte personnel d’Activité (CPA)  (2016) ? Où en sont le pouvoir des salariés sur l’organisation de leur travail et plus globalement la démocratisation du travail ? Et enfin, que deviennent ces leçons et ces ambitions dans les organisations du « nouveau monde », celles des plateformes, d’Uber ou des Mechanical Turk ?

Pour aller plus loin :

Education permanente / AFPA. Hors série 2017. Analyses du travail et intentions formatives. Numéro coordonné par Paul Santelmann. Article de Béatrice Delay et Laurent Duclos : « Formation en situation de travail. Quand la pédagogie rencontre le droit ».

Recherches en Education, Mars 2017. Penser la didactique pour la formation professionnelle. Numéro coordonné par Jean-François Métral. Article de Patrick Mayen et Charles-Antoine Gagneur : « Le potentiel d’apprentissage des situations : une perspective pour la conception de formations en situation de travail ».

 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.