Véronique Malé, propos recueillis par Jean-Marie Bergère
À beaucoup d’égards, le Campus de la Transition semble un objet singulier, original, qui ne rentre pas dans une case connue. C’est vrai aussi bien pour la philosophie de l’ensemble que pour les activités qui sont les siennes. Après s’être rendu sur place, Jean-Marie Bergère s’est entretenu avec Véronique Malé, co-dirigeante, déléguée à la formation et à la recherche.
Le Campus de la Transition propose des séminaires et des actions de formation sur les enjeux de la transition écologique. Qui fait appel à vous ? Comment en êtes-vous arrivé à privilégier la formation des cadres et des dirigeants de demain ?
Véronique Malé : Le Campus de la Transition est une association Loi 1901, présidée par Cécile Renouard. Historiquement, le Campus de la Transition a été créé il y a 6 ans pour répondre à la demande d’étudiants qui regrettaient l’absence d’enseignement sur les enjeux écologiques dans leur cursus de formation, et de professeurs convaincus qui cherchaient des contenus pertinents à intégrer dans leurs enseignements. Il s’agissait d’étudiants ou d’enseignants de grandes écoles de commerce ou d’ingénieur et d’universités.
Notre raison d’être aujourd’hui est de former pour transformer l’enseignement supérieur et les responsables d’aujourd’hui et de demain en vue d’une transition écologique et solidaire. Nous voulons éviter l’écueil du cloisonnement. C’est la raison pour laquelle nous souhaitons intégrer notre action à l’ambition plus large de transformer tous les cursus de l’enseignement supérieur, et non plus simplement les cursus spécialisés sur les enjeux environnementaux.
Nous avons eu l’opportunité de nous installer à Forges, village proche de Montereau-Fault-Yonne en Seine-et-Marne, dans un château du XVIIIe, au centre d’un parc de 12 Ha, en pleine campagne. Nous l’avons aménagé et transformé en « écolieu », c’est-à-dire un lieu où des personnes choisissent de vivre ensemble d’une façon la plus sobre et joyeuse possible. Un gand jardin en permaculture a également été aménagé. Il y a encore beaucoup de travail à faire, mais nous pouvons actuellement accueillir en résidence des groupes, que ce soit dans le château ou dans des tentes dites « safari ». Cette immersion constitue un élément important dans nos formations.
Quels sont l’éventail et le déroulement des actions de formations organisées par le Campus de la Transition ?
Nous articulons nos activités autour du triptyque formation, recherche, et expérimentation. Dans un premier temps, nous avons vécu une période d’expérimentations au cours de laquelle nous avons construit avec chaque enseignant, chaque école, chaque personne intéressée, des actions à la carte. Nous voulions répondre directement à leurs besoins et n’avions donc pas de catalogue de formation. Cependant, une demande de plus en plus forte s’est fait sentir ces dernières années notamment par celles et ceux qui s’intéressent à nos activités. Nous avons donc travaillé pour en élaborer un qui sera publié pour la première fois cette année.
En ce qui concerne nos activités de formation : nous accueillons principalement des étudiants, en master — entre 15 et 40 personnes selon les groupes — pour des séjours immersifs de quatre jours à une semaine environ. Nous construisons le programme avec leurs professeurs. Selon le domaine d’où viennent les étudiants (gestion, droit, sciences de l’ingénieur…), nous adaptons le contenu de la formation en intégrant systématiquement une partie expérimentation de la vie dans l’écolieu.
À côté, nous formons également des enseignants, sur une durée plus courte (environ deux jours) et en plus petits groupes. Il nous arrive aussi de travailler avec des institutions comme les Conférences des Grandes Écoles. Le 12 juillet 2023, nous avons organisé une journée de formation à destination des directeurs et directrices de grandes écoles. Nous agissons donc à plusieurs niveaux.
En parallèle, nous concevons des modules pour des professionnels du secteur public qui développent des politiques actives dans leur collectivité pour répondre aux défis et à l’urgence de la transition écologique ; mais aussi pour des professionnels du secteur privé qui souhaitent faire évoluer leur activité. Dans ce cas, les inscriptions se font à titre individuel et nous alternons des temps collectifs à Forges avec des temps à distance pour s’adapter aux contraintes d’agenda.
Enfin, nous allons prochainement expérimenter des formations co-construites au bénéfice d’allocataires du RSA, en partenariat avec Voisins malins.
Dans vos publications vous revendiquez des choix pédagogiques très affirmés consubstantiels aux objectifs du Campus de la Transition. Comment les caractériser ? Que signifie par exemple « tête-corps-coeur » ?
L’acquisition de connaissances, de savoirs, ou l’approche abstraite et quantitative des enjeux, est insuffisante pour développer un véritable pouvoir d’agir des personnes et des collectifs. Dans nos formations, nous cherchons à articuler savoirs, savoir-faire et savoir-être. Sur le site de Forges, nous valorisons la pratique manuelle pour développer des savoir-faire. Nous proposons à nos stagiaires de vivre des moments pédagogiques innovants, qui allient des cours de grande qualité et l’expérience immersive, transformative, de la vie collective dans un écolieu.
Il ne suffit pas d’acquérir des connaissances, il est crucial de se mettre en mouvement et de mieux se connaître soi-même. Nous accordons beaucoup d’importance à la réflexivité, au suivi par chacun de son intégration personnelle dans la recherche. Lorsque la reproduction quantitative des savoirs prime sur la construction qualitative des apprentissages, la pédagogie de la transition ne peut pas être déployée. Nous cherchons à développer des compétences intellectuelles, physiques et morales. C’est ce que nous appelons la pédagogie « tête-corps-coeur ».
Nous nous référons au référentiel de l’UNESCO quant aux compétences clés pour le développement durable et la transition écologique et sociale :
- L’acquisition d’une pensée complexe
- L’engagement éthique et la responsabilité
- La résolution intégrée des problèmes
- L’anticipation, la pensée prospective
- La collaboration
- La connaissance de soi
Nous avons besoin de saisir cette complexité, de comprendre les interdépendances, et d’intégrer la dimension systémique des choses si nous voulons résoudre les problèmes à la racine. Sans cela, les solutions proposées ne seront que superficielles.
Vous pouvez retrouver le détail de notre approche via nos publications, en particulier dans le Manuel de la Grande Transition (collectif FORTES, sous la direction de Cécile Renouard, Rémi Beau, Christian Koenig, Christophe Goupil, Les Liens qui Libèrent, oct. 2020 — version Poche à venir en janvier 2024) et le Petit Manuel Pédagogie de la transition (LLL, janv. 2022).
Nous y affirmons que chacun a sa porte d’entrée pour penser les questions de transition et qu’il faut ouvrir six portes pour développer une vision systémique. Chacun est libre de suivre le parcours qu’il lui convient le mieux. À chaque porte correspondent des compétences spécifiques. On peut les résumer ainsi, à partir des noms que nous leur avons donnés :
1) celle de l’Oikos : acquérir une vision systémique pour habiter un monde commun ;
2) l’Ethos : discerner et décider pour bien vivre ensemble ;
3) Nomos : mesurer, réguler, gouverner ;
4) Praxis : agir collectivement à la hauteur des enjeux ;
5) Logos : interpréter, critiquer et imaginer ;
6) et la dernière porte Dynamis : se reconnecter à soi, aux autres et à la nature.
Nous utilisons l’approche des six portes pour donner à chacun et chacune des clés d’analyse pour passer à l’action. Il s’agit de comprendre pour agir, et de (s’inf) former pour transformer.
Mais attention, nous n’avons pas la prétention de donner LA solution, ni même un catalogue de solutions toutes faites. Dans cette période de grands bouleversements, l’incertitude est grande. Il nous faut prendre conscience des conséquences de nos choix et les peser avant de décider en connaissance de cause.
L’insistance dans vos écrits sur les questions éthiques, l’engagement, le questionnement personnel, la spiritualité, peut donner le sentiment que vous visez plus une transformation personnelle et insistez plus sur les comportements individuels et les finalités de l’existence humaine que sur la transformation des institutions, de la société. Est-ce exact ?
Non, bien au contraire. Nous avons à cœur de travailler sur trois dimensions : la transformation individuelle, mais aussi la transformation collective, celles des modes de vie, et la transformation structurelle, celle des institutions. Nous ne visons pas une simple transformation personnelle. Il faut agir à toutes les échelles. C’est ambitieux, certes, mais indispensable.
Nous sommes contents lorsque l’expérience vécue à Forges contribue à faire évoluer l’imaginaire des personnes, sur leurs aspirations et sur la société. Elles s’interrogent alors sur leurs habitudes, sur ce qu’elles pourraient faire autrement et de façon joyeuse. Les compétences acquises doivent permettre un véritable changement de paradigme et des transformations structurelles dans nos institutions, nos entreprises, nos sociétés et nos modes de vie, pour remettre nos activités au service des hommes et de notre environnement.
Notre approche est systémique. Prenant les problèmes à leurs racines, et s’appuyant sur les constats scientifiques, le Campus de la Transition veut proposer une voie désirable, pour relever les défis écologiques, économiques et sociétaux, actuels et à venir.
Le mot de transition est constamment utilisé et chacun y met des choses différentes. Quelle est votre vision de la transition ?
Dans la théorie des systèmes, le terme « transition » désigne un processus de transformation au cours duquel un système passe d’un régime d’équilibre dynamique à un autre. Dans le contexte écologique et social, parler de transition consiste donc à chercher à passer d’une situation contemporaine marquée par des trajectoires insoutenables à un état des sociétés caractérisé par la soutenabilité et l’équité, vis-à-vis des générations présentes comme des générations futures. Nous développons cette définition dans le Manuel de la Grande Transition, déjà cité.
Derrière tous ces objectifs, de multiples questions se posent. Une chose est sûre : nous avons collectivement besoin de réviser profondément nos manières de vivre, de produire, de consommer, de nous déplacer, de nous protéger du froid et des intempéries, d’occuper nos loisirs.
Parler de Grande Transition implique d’évoquer la profondeur des transformations nécessaires aussi bien que la diversité des situations. La Grande Transition qui est devant nous ne se fera pas sans une approche globale et systémique des problèmes. Une approche transversale et intégrative suppose le soin de chaque personne et chaque groupe dans sa spécificité. Elle pose à chaque instant des questions éthiques et politiques et pas seulement techniques. La Grande Transition est systémique : à la fois écologique, sociale, économique, culturelle, politique, citoyenne… Elle se veut également « juste ». Elle peut reposer sur l’analyse des phénomènes existants et établir différentes interprétations de ce qui est en train d’advenir.
La transition doit passer selon nous par une réduction de l’exploitation infinie de ressources finies, une décroissance de la surconsommation de biens matériels, mais une croissance des liens entre individus pour faire société ; une sobriété choisie plutôt qu’un techno-solutionnisme qui ne remet pas en cause notre modèle de société. Cette prise de position radicale quant au diagnostic et quant à la sobriété requise, n’empêche pas de chercher à analyser les conditions d’une transformation qui nous paraît possible. Limiter les désastres sociaux et écologiques dans les décennies qui viennent ne sera possible qu’à condition de mobiliser les énergies et les compétences de tous.
Tout cela pour dire que nous n’avons pas une vision unique de la transition, qui constituerait une réponse toute faite. S’il existe plusieurs échelles d’actions, il existe également plusieurs façons de penser cette nécessaire transition : en réforme, en rupture ou aux interstices à l’image de ce que propose Erik Olin Wright. Les actions adoptées seront différentes selon les stratégies choisies.
Dans cet ensemble quel rôle joue le lieu, Forges ? Un laboratoire ? Un démonstrateur ?
Comme vous l’avez rappelé en introduction, le Campus de la Transition est un objet unique en soi et Forges incarne aussi cette unicité. Le domaine nous permet à la fois d’être :
- Un lieu académique de haut niveau initié par des enseignants-chercheurs, des praticiens et des étudiants, qui rassemble les nouveaux savoirs et concepts sur les questions de transition écologique, économique et sociale ;
- Un lieu qui ancre la recherche et la formation dans l’expérimentation d’alternatives crédibles et désirables à nos modes de vie actuels ;
- Un organisme de formation concret et spécialisé dans l’accompagnement et la mise en transition de publics variés : étudiants, enseignants, professionnels des secteurs public et privé, et adultes en formation continue ;
- Un écolieu où un collectif expérimente un mode de vie sobre et bas carbone.
Tout ceci nous permet de nous ancrer sur le territoire afin de ne pas être hors-sol et d’expérimenter des choses à l’échelle locale, de travailler et collaborer avec les acteurs du territoire et de donner à voir les leviers possibles. Mais Forges n’a pas vocation à rester seul écolieu dédié à la Grande Transition. Nous cherchons d’autres lieux ayant des caractéristiques similaires. Nous espérons pouvoir essaimer dans différentes régions, et notamment bientôt dans le sud de la France.
Pour en savoir plus
Voir le site du Campus de la Transition
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