Christophe Teissier, propos recueillis par Jean-Marie Bergère
Christophe Teissier connaît bien les Comités d’entreprise européens (CEE). Depuis une vingtaine d’années, dans le cadre d’ASTREES et maintenant d’Ultra Laborans, il les rencontre, en forme les représentants et anime en France aux côtés d’IR SHARE, un club des CEE rassemblant managers, RH et délégués salariés de différents groupes et secteurs pour confronter leurs expériences et conceptions afin d’agir à l’échelle de ces entreprises transnationales et dans le cadre défini par l’Union européenne. À la veille des élections européennes, Jean-Marie Bergère l’a rencontré pour Metis.
Christophe Teissier, vous êtes juriste de formation. Comment décririez-vous le cadre juridique, mal connu, de ces Comités d’entreprise européens ? En 2023, 30 ans après leur création, la Commission européenne a lancé une consultation des partenaires sociaux. Où en est-on ? S’il y a eu des modifications récentes, sur quoi portent-elles ?
Christophe Teissier : L’institution des CEE répond à la nécessité d’adapter les outils et périmètres du dialogue social à l’évolution des entreprises, marquée, au gré de l’internationalisation des marchés, par des phénomènes de concentration et de globalisation des activités. Il s’agit de permettre aux salariés et à leurs représentants d’influencer des processus de décision, et spécifiquement de restructuration, les affectant, mais inscrits dans des stratégies dépassant le périmètre de leur pays d’origine. Si cette ambition remonte aux débuts des années 80, elle n’aboutira qu’en 1994, avec l’adoption de la première directive européenne en la matière (Directive 94/45/EC du 22 septembre 1994). Ceci étant, quelques grands groupes pionniers s’étaient déjà saisis de ces enjeux avant même l’adoption de ce texte en mettant en place des instances de dialogue social internationales sur une base volontaire.
Dans ce domaine, donner une voix aux salariés consiste concrètement à leur reconnaitre un droit à l’information et la consultation sur les projets transnationaux du groupe. L’idée est que, par l’exercice en temps utile de ce droit, l’avis des salariés européens puisse être pris en compte par l’entreprise sans pour autant qu’il y ait codécision.
Reste que les évaluations menées depuis 30 ans sur le fonctionnement de ces instances révèlent des lacunes persistantes en regard de l’objectif poursuivi. Dans ce contexte, après une évolution de la législation en 2009 visant à rendre plus effectives ces instances, de nouvelles initiatives ont vu le jour récemment, en commençant par une résolution « législative » du Parlement européen (février 2023) demandant à la Commission européenne de réviser la législation de 2009. À la suite, la Commission a donc engagé un processus de révision, qui a, comme l’exige le traité, débuté par une consultation en deux phases successives des partenaires sociaux européens. Ces derniers n’ayant pu dégager, une nouvelle fois, une volonté commune de négocier sur ce sujet, la Commission a repris la main et a publié une proposition de révision en janvier 2024. Cette dernière est encore loin d’être adoptée, mais elle cible, en écho à la résolution du parlement européen, un certain nombre d’enjeux clés :
– un régime juridique commun aux différents CEE à terme.
– une plus grande effectivité de la procédure d’information/consultation des CEE
– un accroissement des moyens de fonctionnement des CEE
On reproche souvent à l’Union européenne de produire des normes, des directives et des règlements très précis et contraignants. Or il semble qu’au contraire dans le cas des CEE, ils autorisent des ajustements et des variantes dans leur mise en œuvre concrète. Comment se construisent la doctrine et le fonctionnement des CEE que vous connaissez ? Voit-on émerger des solutions clés en main, des « modèles-types » ?
CT : Depuis l’origine, un des principes fondamentaux de la législation afférente aux CEE (mais aussi aux Comités des Sociétés Européennes) est celui de l’autonomie des parties. L’application de la réglementation déclenche une négociation entre la direction de l’entreprise et les représentants des salariés européens pour définir de concert les modalités de fonctionnement du Comité par référence aux définitions et dispositions du cadre légal. Ce n’est que si la négociation n’aboutit pas qu’un corps de règles légales précises s’applique (les prescriptions dites subsidiaires des directives en la matière).
Il existe donc une possibilité d’ajustement au cas par cas et donc des CEE potentiellement très divers quand bien même ils relèvent de la même base légale. Par ailleurs, en 1994 comme en 2009, la législation a voulu sécuriser des initiatives volontaires et donc autorisé que certains accords échappent à l’application de la réglementation, par exemple, les accords conclus avant l’entrée en vigueur de la directive de 1994, soit avant le 22 septembre 1996. De tout cela, il résulte que chaque CEE reflète une situation particulière à l’entreprise dont il émane, qu’il s’agisse de ses modes de fonctionnement, de ses moyens, etc. La recherche a montré qu’une multiplicité de facteurs détermine la configuration et la capacité à agir des CEE et il est donc difficile d’imaginer des solutions clés en main.
Ceci étant, l’échange de pratiques entre différents comités de différents secteurs, à laquelle je travaille depuis longtemps, permet de promouvoir des solutions concrètes à certains problèmes spécifiques qui pourront être transposées, moyennant éventuelle adaptation, d’une entreprise à une autre.
Les CEE sont censés se saisir « d’enjeux transnationaux ». Concrètement, de quoi se saisissent-ils ? Quels peuvent être leur rôle, leur registre d’action, le type de revendications ? De quels moyens disposent-ils ?
CT : En effet, les CEE ne sont pas censés se substituer aux instances nationales ou locales prescrites par les législations nationales. Leur champ de compétence est celui des questions dites transnationales, et donc, en très bref, tant la notion est sujette à débat jusqu’à ce jour, les problèmes, projets ou stratégies qui ne concernent pas qu’un seul Etat d’implantation du groupe international. Ainsi en va-t-il, par exemple, d’un plan de réduction global des effectifs du groupe ou encore d’une stratégie globale d’innovation technologique. Dès lors qu’un sujet est transnational, il relève des CEE qui ont donc une voix en la matière. Cela peut donc couvrir une très grande diversité de sujets, listés par les accords de CEE. Dans ce cadre, les CEE sont amenés à recevoir un grand nombre d’informations des directions et le cas échéant à délivrer un avis face à tel ou tel projet du groupe. Si l’information des CEE est souvent jugée satisfaisante, il n’en va pas de même de leur consultation. Cette dernière est souvent limitée ou tardive et ne ménage que peu de capacité d’influence sur la prise de décision elle-même. C’est d’ailleurs l’un des points importants de la proposition de directive actuellement en débat. En revanche, elle permet souvent aux CEE de suivre et de questionner le déploiement transnational d’un projet et donc d’accompagner notamment ses impacts sociaux dans la durée.
L’emploi et les conditions de travail sont le cœur des préoccupations traditionnelles des CEE sans que cela puisse surprendre. Reste que de nouvelles préoccupations et thématiques émergent dans l’agenda des CEE aujourd’hui, ainsi de la transition écologique et du reporting de durabilité ou encore de l’Intelligence Artificielle (IA).
Par ailleurs, les CEE ne font pas que de l’information/consultation. De par leur positionnement au niveau de la direction centrale d’un groupe, ils peuvent s’engager, souvent aux côtés des fédérations syndicales internationales, dans des négociations transnationales avec l’entreprise sur un large éventail de sujets (égalité hommes/femmes, télétravail, accompagnement des restructurations, etc.). Ils jouent aussi souvent un rôle de médiation/facilitation du dialogue social local, de courroie de transmission d’informations locales vers le niveau du groupe ou encore de vecteur d’échanges de bonnes pratiques.
Pour que ces registres d’action divers puissent se déployer, les moyens reconnus aux CEE sont importants. Le droit à la formation des membres dérive directement des textes législatifs, mais au-delà, les ressources financières et matérielles allouées au Comité sont un des champs ouverts à la négociation entre les parties. On peut donc là aussi trouver une grande diversité de moyens accessibles d’un comité à l’autre. Parmi ceux-ci, certains me semblent particulièrement importants pour garantir une dynamique suffisante de l’instance : le droit de se déplacer au sein des diverses implantations du Groupe pour entretenir des liens suffisants avec le niveau local, la possibilité de mettre en place des groupes de travail thématiques au-delà des réunions régulières de l’instance et pour susciter une posture proactive de cette dernière, les moyens de communiquer et de valoriser les travaux de l’instance, par exemple vers les salariés du groupe.
Si on cite une lutte, une avancée sociale, écologique, en termes de conditions de travail, de responsabilité éthique de l’entreprise, une négociation substantielle menée grâce à l’action des membres d’un CEE, qu’est-ce qui vous vient à l’esprit ?
CT : On peut trouver au fil du temps de multiples exemples, plus ou moins grands ou petits, des utilités des CEE dans différents registres. Donc la question est très exigeante. Mais si je dois citer ce qui me vient en premier lieu à l’esprit, je piocherais deux exemples dans l’actualité récente :
– Celui de la charte mondiale sur le rôle et la valorisation des collaborateurs de plus de 50 ans, signée entre le Groupe AXA et son Comité européen de Groupe (CEG) fin 2023. Un texte qui ne peut qu’interpeller à l’aune de la récente réforme des retraites en France.
– La charte européenne des principes fondamentaux du dialogue social du Groupe Clariane négociée avec le Comité de Société européenne et la fédération syndicale européenne du secteur (EPSU). Un texte qui va beaucoup plus loin que l’énoncé de grands principes généraux.
Question franco-française : comment s’organise la relation, si elle existe, avec les Institutions Représentatives du Personnel (IRP) en France ? Est-ce différent dans d’autres pays ?
CT : Les CEE ne se substituent pas aux instances nationales de dialogue social. Dès lors, face à un projet transnational, global donc, mais avec des incidences locales, le CEE comme les IRP nationales doivent être mobilisés. L’articulation des instances aux différents niveaux fait ainsi l’objet de dispositions légales (les directives) et conventionnelles (les accords). L’idée générale aujourd’hui est de garantir une information/consultation concomitante de tous les niveaux de représentation, de sorte que les processus à différents niveaux puissent se nourrir réciproquement. Mais la question est compliquée en pratique s’il s’agit de définir comment s’organiser de manière optimale sur tel ou tel projet pour protéger au mieux les intérêts des salariés. Les arbitrages réalisés sont donc variables d’une entreprise à une autre et peuvent aussi évoluer dans le temps.
Mais votre question semble faire écho à des considérations plus politiques : qui domine le jeu du niveau européen ou du niveau national ? De ce point de vue, il peut bien évidemment exister des tensions : des représentants des salariés français (mais cela ne concerne pas que les français) peuvent être réticents à voir un CEE jouer un rôle trop important pour accompagner, par exemple, des transformations impactant notamment un site et des salariés français. Il faut donc placer le curseur au bon endroit de sorte, dirais-je, à maximiser les utilités respectives du CEE et des représentants du personnel nationaux/locaux. Et parvenir à cela suppose échanges d’information et dialogue entre les différents niveaux de représentation, ce qui n’est pas forcément évident : c’est un vrai travail à mener conjointement !
Une question très concrète : combien de CEE actuellement ? D’où vient la volonté initiale de mettre en place un CEE ?
CT : Selon la Commission européenne, on comptait en 2023 environ 1000 CEE établis, soit environ un tiers des entreprises éligibles à la mise en place de cette instance. Cet écart justifiait d’ailleurs un des objectifs de la précédente révision adoptée en 2009. Peu de progrès ont été constatés quant au « taux de couverture » des CEE, divers facteurs explicatifs de l’absence de CEE pouvant être identifiés en littérature, de l’ignorance de l’existence de ces instances aux réflexes antisyndicaux notamment dans des groupes non européens.
Juridiquement, il n’existe pas d’obligation de mettre en place « automatiquement » un CEE une fois les seuils d’effectifs définis atteints. Le franchissement des seuils (1000 salariés au total dont au moins 150 salariés dans deux États distincts) permet à la direction et/ou aux représentants des salariés d’ouvrir ou de demander l’ouverture d’une négociation. On peut donc trouver des raisons de mettre ou non en place un CEE des deux côtés. Il est difficile de répondre de manière générale, mais pour une direction la mise en place d’un CEE peut permettre par exemple de concrétiser l’identité internationale du Groupe. Pour des représentants des salariés, il peut s’agir de mieux cerner et discuter des stratégies très souvent globales.
Les cultures nationales, les contextes historiques et légaux des différents pays, sont différents. In fine, assiste-t-on à des compromis cherchant à « faire plaisir » à tout le monde, au risque de l’illisibilité de l’action, ou au contraire, à la construction originale d’une culture du dialogue social, de la délibération, de la démocratie économique, transcendant les particularités nationales et commune aux partenaires sociaux ?
CT : Je vois dans les CEE un creuset possible pour constituer, en actes, une solidarité européenne qui reste souvent par ailleurs une abstraction. Tout dépend à cet égard de la dynamique que les membres cherchent et parviennent à insuffler dans cette instance. Par nature éloignée du terrain, car positionné au niveau central, un CEE ne peut exister uniquement au travers de deux réunions par an où il s’agit de discuter des informations fournies par la direction. Il faut davantage pour exister collectivement : apprendre à se connaitre et se faire confiance en travaillant ensemble, délibérer pour se fixer et mettre en œuvre un agenda en propre, pas uniquement indexé sur les projets d’une direction, garder le contact entre les réunions, etc. Autant de défis qui sont aussi des opportunités pour faire ensemble, entre Européens. Le Club des CEE, que j’anime en France avec Frédéric Turlan depuis 2011 cherche à contribuer à tout ceci en misant sur les capacités des acteurs de ces instances. C’est un engagement tout à fait passionnant que nous travaillons d’ailleurs aujourd’hui à étendre à des acteurs non francophones.
Laisser un commentaire