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Elon Musk peut donc promettre 1 million de dollars chaque jour pour récompenser l’engagement public d’un citoyen ordinaire dans une élection cruciale pour les États-Unis et le monde. Une fois passées l’incrédulité, l’écœurement et la colère, il convient d’essayer de formuler quelques réflexions.

La question des interactions et des frontières entre les sphères politique et économique n’est pas nouvelle. Au « désencastrement » de l’économie décrit par Karl Polanyi ont succédé des périodes de ré-encastrement, le pouvoir politique se faisant plus ou moins dirigiste, plus ou moins providence, plus ou moins régulateur et simple garant d’une concurrence « libre et non faussée ». Les sociétés ont horreur du vide idéologique et, dans ce domaine, elles ont peu varié. Elles partageaient une même vision de la marche du monde : une vision du progrès liant quasi mécaniquement, et dans des relations de causes à effets circulaires, les découvertes scientifiques, les innovations technologiques, les avancées économiques et, enfin, les progrès sociaux et moraux.

Tout cela a été politiquement pensé, assumé, combattu et défendu. Le libéralisme, l’ultralibéralisme, le néolibéralisme, l’ordolibéralisme et toutes les nuances d’interventionnisme ont théorisé les différentes manières de faire et d’« optimiser » les interdépendances entre les entreprises, les sociétés civiles et les États, sous leurs diverses formes et niveaux territoriaux de responsabilité. Cela inclut la prise en compte, prioritaire ou secondaire, des « dégâts du progrès », des enjeux écologiques à long terme ou de la persistance d’une extrême pauvreté côtoyant des réussites économiques extravagantes.

L’entrée tonitruante du patron de Tesla, SpaceX, Neuralink et X sur la scène politique publique, accompagnant la victoire de celui qui est désormais son obligé, rompt avec cette histoire. Ce n’est pas seulement parce que c’est la victoire de bonimenteurs prêts à tous les mensonges et à toutes les transgressions morales imaginables, mais aussi parce que, pour eux, seules comptent la technologie et l’économie. La science est discréditée, et les considérations politiques, sociales et éthiques sont éliminées. Leur idéologie se réduit à l’invocation fantasmatique d’un passé de toute-puissance (« MAGA ») et à un pouvoir technologique illimité tout aussi illusoire. Pendant que Trump promet de « tout réparer » comme si les problèmes politiques relevaient de la plomberie, Musk professe un transhumanisme et un long-termisme prônant une humanité multi-planétaire. En attendant, les syndicats n’ont pas droit de cité dans les usines Tesla.

J’ai hésité à évoquer cette élection hors normes. Metis est une publication dédiée au travail, à ses conditions et mutations. Mais si j’exprime ici mon inquiétude, c’est parce que je fais l’hypothèse que l’antidote à cette catastrophe démocratique existe. Cet antidote est le travail, le travail réel – pas sacralisé comme valeur morale – qui en est la première molécule active. Bien sûr, les questions de l’emploi et du pouvoir d’achat sont importantes. Les sociétés doivent garantir à tous « du travail et du pain ». Réindustrialiser, éviter les fermetures d’usines, agir pour décarboner la production d’énergie ou négocier des conditions d’assurance chômage sont nécessaires, mais cela ne suffit pas.

C’est dans le travail qu’il est possible de désarmer le ressentiment, la haine et l’abdication de toute volonté dans la soumission à un chef providentiel. Une étymologie contestée amalgame travail et torture (voir dans Metis « L’Atelier du tripalium. Non, travail ne veut pas dire torture », septembre 2024). Mais lorsqu’il permet de faire l’expérience de notre efficacité personnelle, de l’intelligence collective et de contribuer « à quelque chose d’absolument important », le travail devient tout le contraire. Une corde vibre entre nous et le monde, s’accompagnant d’une émotion légitime qui décuple notre énergie. Toutes les situations de travail – productives, personnelles, civiques, physiques, artistiques, rémunérées ou bénévoles – sont concernées.

Bien sûr, cette promesse de résonance et d’émancipation est souvent trahie. Le monde économique se complaît dans une logique d’accroissement quantitatif « sans but ni fin », où le calcul et les algorithmes réduisent les opportunités d’être enrichi par l’expérience d’une efficacité collective. Ce n’est pas une liberté totale offerte à l’entrepreneur qui développera le « pouvoir d’agir » de toutes et tous au travail. Ce sont plutôt les institutions qui déterminent les formes possibles, les axes et les intensités des relations que nous pouvons développer avec le monde – sur un plan cognitif, émotionnel et physique.

On peut penser aux instances du dialogue social, à un management coopératif et inclusif, ou encore aux institutions invisibles analysées par Pierre Rosanvallon. Ces institutions, quand elles ne sont pas hors-sol, permettent de mieux connecter les individus avec un « processus d’institution collective raisonnée d’un monde commun ».

Qu’il s’agisse des entreprises à mission, des étudiants qui désertent des emplois destructeurs, de ceux qui refusent les bullshit jobs, des initiatives Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCD) ou des acteurs engagés pour une transition écologique juste, tous cherchent la cohérence avec des idéaux et des valeurs sociales, écologiques et morales. Cette quête d’accord entre le développement des capacités personnelles et une activité dont on peut être fier va à rebours de la marchandisation généralisée.

Là où le cynisme et la peur s’installent, autorisés par la démonétisation des institutions, le sentiment de pouvoir contribuer personnellement au bien commun est l’antidote. C’est un beau programme de travail.

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.