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Les Comités d’entreprise européens s’inventent en marchant

publié le 2007-01-01

Elodie béthouxElodie Béthoux, sociologue, travaille sur la représentation des salariés dans les entreprises multinationales au sein du laboratoire Institutions et Dynamiques Historiques de l’Economie (Université Paris X-Nanterre/ENS de Cachan) et enseigne à l’université de Toulouse 2. A partir de l’analyse d’un corpus de 625 accords instituant des comités d’entreprise européens et d’enquêtes monographiques sur leur fonctionnement, elle s’est intéressée à leur processus d’élaboration, à leur composition et aux modalités d’action qu’ils mettent en œuvre.

Comment est née la représentation des salariés dans les grandes entreprises européennes ?

« Les débats sur l’idée d’assurer une représentation des salariés dans les entreprises multinationales apparaissent dès les années 1960. La directive européenne de 1994 institutionnalise la création des comités d’entreprise européens (CEE) et, ce qui est très important, elle choisit la voie de la négociation collective en confiant aux partenaires sociaux le soin de mettre sur pied ce comité. Avant cette date, près d’une cinquantaine de grands groupes avaient devancé l’appel en tentant une expérience de dialogue social transnational. Il s’agissait surtout d’entreprises françaises et allemandes comme Thomson, Saint-Gobain, BSN, Bull ou Volkswagen. Entre 1994 et 1996, avant la transposition nationale de la directive et avant que les négociateurs n’aient à se conformer aux dispositions prévues par celle-ci, environ 400 accords ont été conclus. Dès cette époque, la Confédération européenne des syndicats et les fédérations syndicales européennes ont joué dans de nombreux cas un rôle d’appui, de soutien et d’expertise important. Aujourd’hui, il existe quelques 800 comités d’entreprise européens par rapport à un champ de 2200 entreprises « de dimension communautaire » couvertes par la directive. Rappelons que si ni la direction, ni les salariés ne demandent l’ouverture de négociations, il n’existe pas d’obligation d’instaurer un CEE. Trois grands facteurs liés à la structure de l’entreprise jouent ici un rôle important. Un comité d’entreprise européen a plus de chance d’être établi dans une entreprise de grande taille, fortement internationalisée et dont les salariés ne sont pas concentrés principalement dans un seul pays. Parmi les groupes disposant d’un comité européen, nous retrouvons en tête des entreprises qui ont leur siège en Allemagne, en France, mais aussi aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. »

La directive laisse une marge de négociation importante, quels sont les sujets de débat entre les négociateurs ?

« Les acteurs, patronaux comme syndicaux, ne savent pas toujours très bien ce qu’ils vont pouvoir faire de ce comité. Les préoccupations très concrètes se focalisent d’abord autour de la composition du comité et de la construction d’un collectif. Durant ces temps de découverte, la référence nationale occupe encore une place significative. Comment faire émerger une représentation dans un contexte transnational tout en respectant la diversité des systèmes de relations professionnelles nationaux ? L’hétérogénéité des cadres légaux, la méfiance suscitée par des modes de désignation divers, la pondération entre représentation à la fois nationale, syndicale et sectorielle, sont autant de sources de tension, non seulement entre la direction et les représentants des salariés européens, mais aussi parfois entre ces derniers eux-mêmes. Le sujet de la langue de travail devient un enjeu de pouvoir important. Les représentants maîtrisant plusieurs langues peuvent ainsi devenir des acteurs centraux. Autre exemple majeur, l’information-consultation qui recouvre des pratiques différentes : de quelles informations, de quels documents parle-t-on ? A quel rythme doit-elle être donnée ? Que signifie consulter ? Ce qui apparaît ainsi, dès la négociation des accords, c’est la portée cognitive des comités d’entreprise européens. Pour trouver les équilibres acceptés par tous, les acteurs sont amenés à s’interroger sur leur groupe et son insertion dans un environnement économique et social particulier. Le comité d’entreprise européen devient ainsi un lieu d’investigation et de développement de la connaissance de l’entreprise et des systèmes sociaux nationaux où elle agit. La question de l’espace géographique couvert par le CEE, par exemple, est posée dans de nombreux cas. Des accords élargissent cette représentation à des pays qui ne sont pas forcément dans le champ communautaire. Ce qu’on observe, c’est une dynamique d’apprentissage, alimentée par de multiples mouvements qui entourent ces comités d’entreprise : renégociations des accords, intégration des avancées jurisprudentielles, fusions… La question du devenir de ces comités, toujours ouverte, préoccupe donc les acteurs et contribue ainsi à la construction et à l’affirmation progressive d’un point de vue européen. »

Vous vous êtes intéressée aux comités d’entreprise européens dans les situations de restructuration, quelles ressources mobilisent-ils dans ces cas ?

« Les comités d’entreprise européens sont de nouvelles scènes de dialogue social, et en ce sens, ils peuvent être aussi des lieux de confrontation. A l’occasion de restructurations, les comités d’entreprises européens expérimentent une pluralité d’actions. Elles prennent la forme d’actions protestataires avec l’organisation et la coordination de manifestations, ou celle d’une mobilisation institutionnelle auprès des autorités politiques nationales ou communautaires. Les CEE recourent aussi à l’expertise afin d’élaborer des contre-propositions. Enfin, les comités et leurs représentants engagent des actions en justice. L’affaire Renault-Vilvorde de 1997 a été ici le point de départ, mais nous l’avons encore observé cet automne à propos de la fusion entre GDF et Suez. Ce sont finalement des modalités d’action « classiques », mais ce qui est nouveau, c’est que le CEE permet une certaine européanisation de ces différentes actions. Ce qui m’a intéressée, c’est de voir aussi quel impact ces restructurations ont eu en retour sur les comités d’entreprise européens. Certaines instances sont mises à mal par des fusions ou cessions qui déstabilisent leur fonctionnement et modifient leur périmètre ; alors que d’autres ont pris de la consistance. C’est le cas, par exemple, du comité d’Alstom qui a, depuis sa création en 1996 été soumis à de nombreuses épreuves : cela l’a conduit à renforcer son action, mais également à la faire mieux connaître des salariés du groupe – ce qui est un autre enjeu essentiel. Enfin, certains comités cherchent à développer leur action en dehors des seules situations de restructurations, avec la mise en place de groupes de salariés transnationaux sur différents thèmes (santé-sécurité, formation…) afin de développer une approche comparative entre pays, ou en se tournant vers une possible négociation collective transnationale au sein de leur entreprise. »

Propos recueillis par Frédéric Rey

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