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Angie est sympathique. Elle a de l’appétit et fière allure sur sa grosse moto. Pas comme le père de son fils. On apprend incidemment qu’il reste couché. Il a renoncé à tout alors qu’il avait 25 ans. Trop dur pour lui sans doute. Angie n’est pas résignée, elle se bat. Pour gagner sa vie sans la perdre, sans se perdre. Plutôt l’esclandre et le licenciement que l’humiliation et la promotion canapé. Tout plutôt qu’un nouveau job sans perspectives. Alors pourquoi ne pas créer sa propre entreprise ? N’est-ce pas le meilleur moyen de prendre en main son destin ? Le plus simple est de la créer avec Rosie, sa colocataire. Pas vraiment une amie, mais quelqu’un qu’on connaît suffisamment, avec qui on sait pouvoir s’entendre. « Angie and Rosie ». Le nom inspire confiance, non ? Et les affaires vont bien. Pas encore de bureau. Angie et Rosie n’ont pas, on s’en doute, les capitaux… Il faut un peu tricher avec la légalité, mais c’est pour assurer le lancement. Dès que ce sera possible, tout rentrera dans l’ordre. « It’s a free world » pourrait mériter son titre au premier degré. Le film raconte l’histoire édifiante d’une chômeuse dynamique et entreprenante qui veut s’en sortir et crée son entreprise.

Mais c’est plus compliqué bien sûr. Angie a travaillé pour une agence d’interim qui recrutait des travailleurs en Pologne. Placer des salariés, c’est la compétence qu’elle a acquise. Son entreprise est donc logiquement une agence d’interim. Pour prendre sa part du marché, il faut accepter des affaires que d’autres refusent. Traiter avec des employeurs que les scrupules n’embarrassent pas. C’est la deuxième histoire. Celle des travailleurs immigrés. Venus d’Europe de l’Est, ils ont des papiers. Mais pas les codes, la langue, les diplômes. Il leur faut tout accepter. Travailler au jour le jour. Monter dans la camionnette qui les emmène vers une nouvelle journée de travail, ou rester sur le trottoir. Ils sont fiers pourtant. Ils discutent, exigent, ont des projets, sourient aussi, séduisent quelquefois … C’est la grande force du film de Ken Loach. On connaît ses engagements politiques. On pouvait craindre le manichéisme. L’histoire d’une victime devenue bourreau, d’une exploitée devenue exploiteuse de pauvres bougres résignés. Ken Loach à l’opposé de la leçon de morale, et loin des froides statistiques, restitue l’ambivalence, les contradictions, la force du vécu, les couleurs du « monde réel ». Les personnages secondaires, les amis du pub, le père ancien syndicaliste, le fils assoiffé de reconnaissance, et qui ne la trouve qu’en excellant sur le terrain de foot, la directrice d’école, le patron indélicat, donnent tous une richesse incomparable au film. « It’s a free world  » nous permet aussi de mieux comprendre certaines transformations en cours dans les relations de travail, de toucher du doigt le sort fait à une partie des immigrés et à leurs illusions sur notre monde, de mesurer aussi la combativité d’une génération.

Alors « happy end » ou « cul-de-sac » ? Il faut préserver le suspense bien sûr… Un mot tout de même. Il y a une troisième histoire dans ce film. Angie et Rosie se séparent… Pas en raison de divergences sur la stratégie économique comme il est habituel après une création commune. Elles se séparent en raison d’un désaccord éthique, voire politique. C’est le message le plus étonnant de la part du cinéaste-sociologue, observateur engagé des métamorphoses de la société anglaise et par ailleurs défenseur du syndicalisme… Angie et Rosie sont le produit des mêmes conditions sociales, des mêmes circonstances, des mêmes galères. L’une fait le coup de trop, celui qui risque bien de la perdre, et de la perdre d’abord à ses propres yeux. L’autre dit « stop ». Prise dans le même engrenage chacune peut encore décider. Chacune doit décider. Seule.

Jean-Marie Bergère

Une précision : Devant les difficultés pour distribuer son film un an après sa palme d’or à Cannes pour « Le vent se lève », Ken Loach a choisi de diffuser « It’s a free world » à la télévision anglaise (Chanel 4) en septembre 2007.

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.