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par Laurent Duclos

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L’Europe et le juge communautaire ont ébauché une conception originale de la représentativité. La notion de « représentativité cumulée suffisante » révèle des potentialités insoupçonnées. L’Europe pourrait répondre aujourd’hui à la question du « déficit démocratique ».

 

Il y a dix ans presque jour pour jour, un arrêt du tribunal de première instance (TPI) des communautés était venu préciser l’approche européenne de la repré­sentativité. Cet arrêt constitue la première décision judiciaire à concerner un accord collectif signé par les « partenaires sociaux européens » dans le cadre défini par le protocole social de Maastricht annexé au Traité, l’accord-cadre relatif au congé parental du 6 novembre 1995 en l’occurrence. Pour l’histoire, c’est l’Union européenne de l’artisanat et des petites et moyennes entreprises [UEAPME], retenue pour la phase de consultation « Commission » prévue par le Traité [TCE article 138], mais exclue des négociations ultérieures entre partenaires sociaux [TCE article 139] qui, arguant de sa représentativité, avait déposé le recours en annulation à l’origine de cette décision.

 

 

On ne peut inventer le partenariat social sans déterminer les partenaires sociaux

 

Jouant peu ou prou le même rôle que l’accord interprofessionnel du 21 février 1968 relatif au chômage partiel en France, l’accord-cadre sur le congé parental consacre au plan européen – dix ans après le lancement par Jacques Delors du processus Val Duchesse-, l’invention d’une sphère de « partenariat social » ; il est le premier à alimenter une hypothèse de co-régulation inscrite désormais dans les articles 138-139 TCE qui serviront de modèle, en France, à la loi de modernisation du dialogue social du 31 janvier 2007. Au moment où elle instaure un partenariat social, il était naturel que l’Europe cherche également à déterminer les partenaires sociaux. A partir d’un dispositif d’enquête défini en septembre 1992 [COM(93) 600 final], étendu depuis [COM (2004) 557 final], l’Europe s’est ainsi efforcée d’établir son propre système de reconnaissance et d’apprécier « en marchant » la représentativité des parties en lien notamment avec la diversification des scènes de dialogue social.

 

Au début des années 90, la Commission avait posé trois critères de promotion au rang de partenaire social : être organisés au niveau européen ; avoir des structures permettant de participer aux arènes du dialogue social ; faire « partie intégrante des structures des partenaires sociaux des Etats-membres » [COM(93) 600 final]. Pour le reste, il était entendu que l’accès des acteurs aux différentes arènes –a fortiori dans les cas de négociation « autonome »- devait procèder, par « reconnaissance mutuelle », un mécanisme prévalant dans nombre d’Etats membres (Allemagne, Danemark, Grande-Bretagne) ou l’emportant, en définitive, dans quelques autres (Italie) : « les partenaires sociaux concernés (par le processus prévu à l’article 139) seront ceux qui acceptent de négocier les uns avec les autres » [COM(93) 600 final, §.31].

Notion de « représentativité cumulée suffisante » : prééminence de la représentativité statutaire

 

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Pour le tribunal, la représentativité s’apprécie d’abord au regard du champ d’appli­cation matériel de l’accord. La notion clé est celle de « représentativité cumulée suffisante » (par opposition à la « représentativité cumulée déficiente ») ; c’est elle qui déter­mine, en réalité, les « partenaires sociaux »… au cas par cas. Il s’agit ainsi, pour la Commission et le Conseil de vérifier « si, au regard du contenu de l’accord en cause, les partenaires sociaux signataires de ce dernier ont une représentativité cumulée suffisante » (aff. T-135/96, §.90), faute de quoi la Commission et le Conseil ne pourraient mettre en œuvre l’accord au niveau communautaire. Si chaque acteur peut se prévaloir d’une « représentativité propre », la question est de savoir, en première instance, si elle est ou non « exclusive » (id., §.31). Dans le cas d’espèce, il sera fait droit à la prétention que l’UNICE (aujourd’hui BUSINESSEUROPE) peut élever elle-aussi à représenter les PME, à côté de l’UEAPME. Autrement dit, l’UEAPME « n’a pas rapporté la preuve de l’existence de certaines qualités qui lui seraient particulières ou d’une situation de fait qui la caractériserait par rapport à toute autre personne » (§.26 et passim, selon la formule consacrée en Europe concernant la recevabilité des recours en annulation. V. Arrêt de la Cour du 15 juillet 1963. – Plaumann c/ Commission de la CEE – Aff 25-62). Il est nécessaire alors que les signataires de l’accord représentent – ensemble et compte tenu de leur vocation propre-, « toutes les catégories d’entreprises et de travailleurs au niveau communautaire » (§.94). Contrairement à l’analyse qu’avait cru bon de développer l’UEAPME (§.102), ce critère n’est pas quantitatif.

 

Le caractère interprofessionnel et la vocation générale d’un signataire peuvent ainsi suffire, pour le TPI, à répondre au critère de « représentativité cumulée suffisante » (§.96) face au seul critère numérique (§.101-105). La commission opère, en fait, un « contrôle des catégories représentées » (M.A Moreau, Droit Social 1999 : 58). De ce point de vue, la représentativité « pertinente » (§.57) est ce qu’on conviendra d’appeler la « représentativité institutionnelle » qui constitue une donnée statutaire et donne son fondement à la prétention qu’élève l’acteur à représenter un intérêt (par opposition à la « représentativité prouvée » et à la « représentativité légale » qui sanctionnent cette prétention, sur un registre quantitatif pour l’une, qualitatif pour l’autre, mais toujours depuis l’extérieur). C’est la raison pour laquelle la représenta­tivité peut se « cumuler » entre signataires, c’est-à-dire se « compléter » pour couvrir le champ d’application matériel de l’accord, lorsque la prétention à représenter l’ensemble du monde de l’entreprise et/ou du salariat est « répartie » (la Confédération européenne des cadres et/ou Eurocadres, par exemple, ne représentent que certaines catégories de travailleurs, etc.).

 

Au plan interprofessionnel et pour les accords et directives de portée générale, ce dispositif est relativement transparent : les organisations professionnelles européennes ayant une vocation générale (CES, BUSINESSEUROPE, CEEP) sont assurées de remplir les conditions fixées et, d’ailleurs, la règle peut être un moyen de prévenir la multiplication des recours émanant d’organisations catégorielles « ambitionnant » potentiellement de « compléter la représentativité ». Au plan sectoriel, en revanche, l’intérêt de cette décision est manifeste : elle permet d’étoffer les partenaires sociaux et fait de leur structuration un work in progress. Notons ainsi qu’entre 1993 (COM(93) 600 final) et 2004 (COM (2004) 557 final), les partenaires concernés par la procédure 138-139 sont passés de 28 à 70. Au contraire de ce que suppose souvent le partenariat social au plan national, où quelques organisations suffisent généralement à exprimer la totalité du rapport salarial, mais comme dans le fameux mystère dont nous parle le poète portugais Fernando Pessoa (dans Le Gardeur de troupeaux), la nature se retrouve ainsi composée de parties sans tout…

 

Démocratie fonctionnelle et modèle de la palabre

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La volonté de limiter l’expression du rapport capital/travail à peu de composantes – et d’ailleurs de limiter l’expression de la société à la représentation de ce même rapport – est typique de la fiction néo-corporatiste que les pays à tradition social-démocrate ont su réaliser mieux que tout autre. On ne dira pas que l’Europe n’a pas été envoûtée, un temps, par les références à ce modèle. Mais comme elle est un drôle de souverain – précisément constitué de parties sans tout -, l’Europe n’a jamais pu contrefaire et/ou transposer le modèle néo-corporatiste à son échelle. La Commission et le Conseil vérifient bien que les acteurs qui se substituent potentiellement au « législateur », en vertu de la procédure 139 TCE, ont la « même surface » que lui. Par « respect du principe de la démocratie » (§.89 ; 110 et passim), comme il est dit, la représentativité cumulée suffisante des partenaires sociaux signataires « remplace » la légitimité démocratique du Parlement européen, celui-ci n’intervenant d’ailleurs pas dans la « transmutation » des accords européens en directive (§. 88-89). A part ce cas, on pourrait se féliciter que la Commission ait gardé ouverte la structure des partenaires.

 

L’incorporation fonctionnelle des acteurs au processus décisionnel par différenciation des autorités et procéduralisation des rapports institutionnels n’est, en effet, jamais achevée, du fait notamment du besoin de renouvellement de nos économies. Ce mode de gouvernance doit par ailleurs répondre continûment à la question du déficit démocratique. L’approfondissement de la démocratie passe alors par la fabrication de nouveaux piliers, dialogue social interprofessionnel, dialogue social sectoriel et, pourquoi pas, dialogue civil (cf. le livre blanc sur la gouvernance européenne COM 2001/428 final ; l’accord interinstitutionnel « mieux légiférer » JOCE, C 321/1, 31/12/03). Peu importe d’ailleurs que ce dialogue civil se soit construit par opposition au dialogue social. Peu importe, donc, la nature contingente de cette multiplication des acteurs et de cette addition des sources de légitimité. Elle préfigure l’avènement, au plan européen, d’une sorte de « démocratie fonctionnelle » dans laquelle chaque pilier supplée fonctionnellement aux faiblesses des autres. Cette notion de « démocratie fonctionnelle » a été développée par le politologue canadien Jean-François Thuot (in La fin de la représentation et les formes contemporaines de la démocratie, Québec, Editions Nota Bene, 1998).

 

Dans cette perspective néo-fonctionnaliste d’agencement des pouvoirs, la scène démocratique – au lieu de chercher à reproduire les canons de la « démocratie représentative » – gagnerait à emprunter explicitement son modèle à la palabre : les méthodes de coordination horizontales, les procédures de reconnaissance mutuelle, la notion de représentativité cumulée suffisante, qui permettent de gérer des décisions pluralistes, renvoient en effet, comme dans le cercle de palabre, à un « principe d’incomplétude », chaque expression devant s’agrèger aux autres pour que le cercle puisse prétendre exprimer la société. On ne sache pas que l’Europe puisse demain théoriser pleinement et pour son propre compte, un tel modèle. On peut rêver.

 

Laurent Duclos

Laboratoire des Institutions et des Dynamiques Historiques de l’Economie (IDHE)

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