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par Gilles Karpman

Gilles Karpman

Après le raffut fait autour de la directive Bolkestein, il y a lieu de s’étonner du silence total qui a entouré la discussion, puis la parution, d’un règlement européen qui pourrait pourtant avoir les mêmes effets, voire pires, que ceux redoutés par les plus ardents contempteurs de la « règle du pays d’origine » prévue dans le projet initial. Un règlement européen vient en effet d’être publié qui permet aux parties de choisir librement la loi applicable à leurs relations contractuelles et cela parmi l’ensemble des lois disponibles sur la planète.

 

Rappelons quelques points : le projet de directive services dite « Bolkestein » avait été au centre d’une polémique au moment du référendum français sur l’adoption du projet de traité constitutionnel européen. Chacun se souvient évidemment du plombier polonais et de ses avatars.
Les inquiétudes soulevées par le projet de « directive services », eurent des effets dévastateurs sur la confiance entre politiques et citoyens, la première victime fut le projet de traité constitutionnel. Devant la montée des inquiétudes et le débat qui mit en lumière le manque de clarté du texte, le projet de directive fut remis en discussion puis fortement amendé afin de ne plus faire référence à l’application de la loi du pays d’origine et de dire clairement qu’elle n’avait pas vocation à s’appliquer en matière de droit du travail.

 

Contrairement à ce que beaucoup croient, la « directive services » n’a pas été abandonnée, elle a finalement été votée et est devenue la Directive 2006/123/CE avec des modifications notables puisqu’elle prévoit dans son article premier fixant le champ d’application:

 

« …6. La présente directive ne s’applique pas au droit du travail, à savoir les dispositions légales ou contractuelles concernant les conditions d’emploi, les conditions de travail, y compris la santé et la sécurité au travail, et les relations entre les employeurs et les travailleurs, que les États membres appliquent conformément à leur législation nationale respectant le droit communautaire. Elle n’affecte pas non plus la législation des États membres en matière de sécurité sociale.


7. La présente directive n’affecte pas l’exercice des droits fondamentaux tels que reconnus dans les États membres et par le droit communautaire. Elle n’affecte pas non plus le droit de négocier, de conclure et d’appliquer des conventions collectives et de mener des actions syndicales conformément aux législations et aux pratiques nationales respectant le droit communautaire.
»

 

On peut polémiquer sur la forme et le fond du débat tel qu’il a été mené, discuter de la portée des modifications qui ont été apportées entre le projet initial et la directive, mais il est sain que cette discussion ait eu lieu et il me paraît difficile de soutenir qu’elle ait été de nul effet. C’est là que je voudrais attirer l’attention sur le règlement 593/2008 du 17 Juin 2008.

 

Faut-il s’alarmer ? Plutôt mille fois qu’une

Commençons par souligner quelques évidences. Le projet rédigé par Frits Bolkestein ne devait être qu’une directive, ce qui veut dire que son effet juridique entier ne surviendrait qu’au terme d’un délai et après transposition en droit interne par les Etats membres.

Le règlement 593/2008 du 17 Juin 2008 est lui en tant que tel, applicable directement par les tribunaux des Etats membres, sans avoir besoin d’un fastidieux et aléatoire examen pour transposition par les parlements des Etats concernés. Ce règlement trouvera donc, sans autre formalité, à s’appliquer à tous les contrats signés à compter du 17 décembre 2009. Contrairement à la directive services, le règlement s’appliquera bien au droit du travail (article 8 du règlement).

 

Ces quelques précisions pour qu’il soit parfaitement clair qu’il ne s’agit pas là d’un projet, d’un truc dont on cause, mais d’une règle bel et bien applicable dès fin 2009. A cette date, une entreprise et un salarié français exerçant ses talents en France, pourront parfaitement convenir en toute liberté que la loi applicable à leur rapport sera celle du Yémen du Sud. Ceci ressemble étrangement à la règle du pays d’origine qui avait soulevé tant d’opposition et provoquée tant d’émoi, mais en beaucoup plus puissant.

En effet cette règle s’applique à tous les contrats y compris de travail et permet aux parties de choisir et de changer à tout moment la loi applicable à leurs relations, et cela pas seulement en optant pour une des législations des Etats membres mais en vertu d’un principe dit d’universalité (c’est beau) éventuellement pour n’importe quelle législation même extra communautaire (le plombier Kazakh fera-t-il autant jaser que son confrère polonais ?).

 

Ceci posé, faut il s’alarmer ? Plutôt mille fois qu’une ! D’abord sur le respect de la démocratie. Il me semble qu’il était tout de même assez clair qu’à tort ou à raison beaucoup de gens rejetaient les idées contenues dans le projet Bolkestein et voilà que, à pas de loup, avec une discrétion remarquable, arrive non plus un projet, non plus une directive, mais un règlement, tout bouclé, prêt à fonctionner, réintroduisant explicitement ce qui avait été sorti de la directive.

Même ceux qui approuveraient le principe de ce règlement pour des raisons économiques et sociales, devraient s’inquiéter de son mode d’adoption non démocratique. Que restera t-il de la démocratie si le règlement devait devenir le modèle de référence pour l’instauration de règles nouvelles ?

 

Est-il vraiment mauvais ce règlement ?

Ensuite sur le fond : est il vraiment mauvais ce règlement ? Tout dépend de quel point de vue on se place, (la poule et le renard n’apprécient certainement pas de la même manière ce qui accroît la liberté du second). Voyons ce que des commentateurs patentés ne manqueront de nous rappeler pour nous rassurer, dès que l’omerta sera rompue : La liberté de consentement des parties : les parties (c’est à dire l’employeur et le salarié) choisissent librement la loi qui leur sera applicable… d’un commun accord… n’insistons pas plus, la liberté formelle de choix ne rassure que ceux qui ont les moyens réels d’en faire, c’est à dire plutôt les renards que les poules…

 

Plus consistant, l’article 8 du règlement ( c’est celui qui concerne les contrats individuels de travail) reprend et applique à sa manière le principe, énoncé dans les considérants (considérant 23), de protection de la partie faible au contrat ( les poules) et précise : « ce choix ne peut toutefois avoir pour résultat de priver le travailleur de la protection que lui assurent les dispositions auxquelles il ne peut être dérogé par accord en vertu de la loi qui à défaut de choix, aurait été applicable en vertu des § 2,3 et4 du présent article ».
Ce n’est pas forcément immédiatement compréhensible, alors tentons une traduction :
« Les parties peuvent choisir la loi qui leur convient mais ceci ne prive pas le salarié de la loi qui aurait dû être appliquée si le règlement n’existait pas ».

 

Pour reprendre l’exemple proposé plus haut : une entreprise et un salarié français exerçant ses talents en France, pourront parfaitement convenir en toute liberté que la loi applicable à leur rapport est celle du Yémen du Sud, mais ceci ne pourra pas priver le salarié de la protection que lui assurent les dispositions auxquelles il ne peut être dérogé de la loi française. Ceux qui ne tarderont pas à nous expliquer que nous nous inquiétons pour rien, vont nous répéter cela à l’envie… sauf que, méfiance terrienne, à quoi elle sert cette directive si c’est vrai ?
Moins terrien et plus analytique : Avant de décider si cette clause de sauvegarde est suffisamment rassurante, il faut s’interroger sur sa portée exacte. Que faut il entendre par : « …les dispositions auxquelles il ne peut être dérogé par accord en vertu de la loi qui à défaut de choix, aurait été applicable en vertu des § 2,3 et4 du présent article » ? Il y a donc une loi choisie par les parties et une loi, appelons la « d’origine », qui se serait appliquée au contrat si les parties n’avaient énoncé aucun choix.

 

Pour qu’une disposition rendue obligatoire par la loi « d’origine » soit maintenue dans sa force obligatoire, malgré le choix fait par les parties, il faut :
1/Déterminer la loi d’origine : a priori celle du pays dans lequel le travail en cause est habituellement accompli, à défaut celui dans lequel est situé l’établissement qui a embauché le travailleur
2/Que la loi d’origine n’admette pas de dérogation par accord à cette disposition.
Le premier point donnera lieu à des litiges, mais disons que dans une majorité de cas ce devrait être clair. La loi d’origine en ce qui concerne un travailleur Etats-unien embauché par une entreprise française pour accomplir un travail au Laos devrait être la loi laotienne selon le § 3 de l’article 8 (pays dans lequel le travailleur en exécution du contrat, accomplit habituellement sont travail). Si les parties avaient explicitement opté pour la loi helvétique, les dispositions pour lesquelles la loi laotienne n’admet pas de dérogation par accord s’appliqueraient tout de même. Notons qu’il est bien explicitement dit que ce qui est maintenu c’est l’éventuelle « protection » conférée au travailleur par ces lois. Si les lois laotiennes sont moins protectrices que les lois helvétiques ce sont les lois helvétiques qui s’appliqueront.

 

Bolkestein bis ou pire ?

En ce qui concerne le droit français, bien malin celui qui peut aujourd’hui être certain du sens qui sera donné dans les années à venir à l’expression « dispositions auxquelles il ne peut être dérogé par accord… ». Pourquoi ? Du fait de l’évolution des principes de hiérarchie des normes en droit du travail et du bouleversement des rôles de l’accord de branche et d’établissement introduit par les dispositions relatives à la durée du travail contenues dans la loi du 20/08 2008 « sur la rénovation de la démocratie sociale et la réforme du temps de travail ». Or c’est justement ce sens précis qui déterminera la réalité de l’effet sauvegarde de cette disposition.

 

Je ne vais pas ici poursuivre cette discussion de fond. Je voulais juste montrer qu’il y réellement matière à discussion, pour mettre en évidence la profondeur du silence qui entoure la naissance de cette nouvelle règle.
Bolkestein bis, ou pire ? Meilleure règle permettant l’ouverture des règles de la concurrence tout en préservant les droits des travailleurs ? Le débat mériterait de se tenir. Or c’est bien là qu’il y a défaut. Nulle discussion, ni d’experts, ni citoyenne à l’horizon. Après le raffut fait autour du projet de Frits Bolkestein, voici que ressort une règle touchant de près au thème qui avait provoqué la polémique, mais cette fois dans le silence le plus total.

 

Ce silence provoque une sensation de malaise. Soit le débat autour de Bolkestein était inutile, et tout cela n’a été que perte de temps et démagogie, soit il avait son importance et alors il devrait être de nouveau d’actualité.

 

Gilles Karpman
Directeur Général Délégué du Cabinet IDée Consultants

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