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Les suicides du travail ne sont pas une nouveauté, ce qui est nouveau, c’est leur médiatisation récente à EDF, PSA, RENAULT et en l’instant à France Télécom. Des suicides qui ont rencontré un écho sans précédent dans l’opinion. Pour la première fois la société fait le lien entre une certaine forme d’exercice du pouvoir et les relations de travail. Un lien tel qu’il peut être mortifère aux subordonnés.

 

Quelle que soit la manière dont les décideurs s’en défendent — et la plupart du temps bien mal – il vient de se passer, via le traumatisme interne aux entreprises directement médiatisées et celui de la Cité,  une véritable mise à la question du management de toutes les entreprises, privées comme publiques, sans exclure nos administrations.

La force symbolique de l’acte ultime du suicide est trop puissante dans ce qu’elle mobilise dans l’inconscient collectif pour que les dirigeants s’en tirent en espérant un essoufflement de la « mode du suicide ».

 

Interroger la nature de l’exercice du pouvoir et des valeurs qui le fondent

 

uktraliberal

C’est en effet un tabou colossal qui vient d’être levé, celui qui consiste rien moins qu’à interroger  la nature de l’exercice du pouvoir et les valeurs sur lesquelles il se fonde. Il aura fallu à peine un an à l’opinion pour maturer l’apocalypse de l’ultra libéralisme en septembre 2008 et le type de management fondé sur les mêmes valeurs, dans leur manière de considérer les citoyens dans la Cité comme dans le quotidien du collectif de travail.

Lors du siècle précédent comme au cours des 10 années de celui-ci, les valeurs ont été lourdement malmenées et tout particulièrement quand un noyau d’entre elles a  réussi à s’ériger en postulat, assassin par définition, de toute question susceptible de lui être adressé. Le nazisme comme le communisme, dont on commémore en ce moment les écroulements successifs,  disent très bien le danger des postulats et des valeurs qui les ont portés, éliminant tout droit de cité à la question et partant, éradiquant tout contre pouvoir. Des commémorations qui donnent aussi à voir l’assujettissement aux postulats dont  les opinions publiques sont capables, même avec une antériorité démocratique comme en Allemagne, et le temps qu’il faut pour parvenir à les remettre en cause.Toutes proportions gardées d’un  postulat de valeurs l’autre dans leurs perversités propres, c’est bel et bien un postulat, celui de l’ultra libéralisme qu’ont ré-initié pour les temps modernes, à la fin des années 70, madame Thatcher et monsieur Reagan. On notera qu’il est ici parlé d’ultra libéralisme et non du libéralisme de Montesquieu, Condorcet ou Benjamin Constant.

 

Il aura fallu que le système se suicide en 2008 pour dévoiler sa perversion

 

Le noyau dur de ces valeurs se réduit à la rapacité au gain comme moteur de l’histoire ; le « tout à l’individu » au détriment de l’appartenance collective dans la société comme au travail; et  la relation hiérarchique réduite à un contrat marchand où le subordonné serait à égalité de dignité avec le dirigeant.

Nos démocraties occidentales se sont montrées accueillantes à cette résurgence de l’ultra libéralisme et ses valeurs s’y sont développées d’autant mieux, qu’avec l’écroulement du Mur de Berlin, le non-marché indissociable de la tyrannie a propulsé le marché au pinacle, jusqu’à devenir un « Tout au Marché » tout puissant, ajoutant ainsi la dernière pièce nécessaire au noyau dur des valeurs précédentes. Ainsi depuis 20 ans, le postulat ultra libéral a hélas  globalement rencontré dans nos démocraties, quoi qu’il en ait coûté, une acceptation tant de ses  finalités de spéculation financière que du type de management qui lui était approprié.

Il aura fallu que le système se suicide en 2008 pour dévoiler sa perversion mais cela n’aura pas été l’œuvre d’une quelconque remise en question portée par des contrepouvoirs. C’est même en cela que rien n’indique que ce suicide puisse ne pas être du type de ceux dont on renaît très bien de ses cendres, si la mise en question des valeurs du postulat ne permet pas rapidement l’instauration de valeurs alternatives.

 

Indifférence de l’opinion jusqu’à la rupture France Télécom

 

En l’instant, ce que réveillent les suicides du travail aux tripes de l’opinion, c’est un profond sentiment d’immoralité qui vient s’ajouter à trente ans de colère rentrée, d’impuissance et d’injustice dont rien n’indique qu’on en inverse le mouvement. Le suicide supposé de l’ultralibéralisme se révèle de plus en plus comme  un faux-semblant, les suicides du travail sont eux terriblement réels.

Les suicides au travail antérieurs, ceux d’EDF, PSA, RENAULT, bien que déjà médiatisés, ne l’ont pas été après un an de maturation du questionnement dû la crise de 2008. C’est ce qui fait  leur singularité de grand coup de bélier dans les certitudes du management ultra libéral désormais véritablement en question.

Ceci est loin d’être anodin, tout particulièrement qu’il ait fallu en arriver aux suicides pour qu’émerge la mise en cause de cette nouvelle aliénation du dirigé, celle où la manière de procéder dans la mobilisation de la subjectivité dans la relation de travail accule le subordonné a devenir le propre artisan de la négation de soi qui mène au suicide.Une situation qui a pu durer très longtemps dans l’indifférence générale de l’opinion, jusqu’à la rupture France Télécom.

 

Un discours d’enrichissement émancipateur du salarié

 

C’est là un formidable pavé dans la mare qui, s’il interroge l’exercice du pouvoir, n’exclut pas totalement la responsabilité de l’exercice du contrepouvoir syndical dans son incapacité à empêcher le postulat des valeurs ultra libérales du management de s’ériger comme tel. Même sans mettre à égalité de responsabilité le délégué du personnel avec le chef de service exécuteur de la persécution qui lui est prescrite, il va être difficile au syndicalisme de ne pas s’interroger d’avoir fait au fil du temps des délégués du personnel la dernière roue du carrosse de l’exercice de la fonction syndicale.

Versant décideurs hiérarchiques, il ne suffira pas de recruter des RH, de faire de la formation aux managers, d’interdire comme à Renault les réunions avant 7h30 et après 19h30, de faire des sondages intra entreprises,  pour démontrer que la majorité des salariés, trop contente d’avoir un emploi, se console en considérant que l’entreprise n’est pas le bagne, ni non plus d’envoyer des «  psychologues à l’écoute ». Il ne peut s’agir à propos des suicides au travail  d’aider  les salariés « à faire le deuil » des nuisances du travail mais de les résoudre.

Le temps est venu de comprendre comment, versant décideurs comme dirigeants syndicaux, l’assujettissement aux valeurs ultra libérales du management de l’entreprise comme des administrations a fait d’eux leurs objets. C’est à dire savoir d’où l’ont vient, pour savoir réellement où nous sommes. C’est à dire comment, depuis les années 70, les restructurations de l’emploi se sont faites en laissant en chemin une conception de l’emploi fondée sur son utilité sociétale et sociale. Comment, pour sortir du travail prescrit tayloro -stakhanoviste sous un discours d’enrichissement émancipateur du salarié, on a mené l’individualisation dite responsabilisante à ce qu’il en est aujourd’hui.

Ce sera l’objet d’une prochaine contribution à Metis.

 

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