6 minutes de lecture

par Pierre Eichenberger, Sébastien Guex, Cédric Humair, André Mach

Hautement politisés et acteurs majeurs de la régulation collective (lire ici la première partie), les patronats suisses façonnent le marché du travail et maintiennent la paix sociale.

 

couteau suisse

Sur le plan du marché du travail, les associations d’employeurs de branche sont tout particulièrement actives dans les négociations collectives avec les syndicats au niveau des branches économiques. Même si les premières conventions collectives datent de la seconde moitié du 19e siècle, les principales organisations patronales ont longtemps refusé de reconnaître et de négocier avec les syndicats ouvriers. Ce n’est que durant les années 1930 que les conventions collectives de travail (CCT) prennent un certain essor dans les principales branches industrielles (horlogerie, industrie des machines, construction, chimie notamment). Une des principales raisons ayant conduit les organisations patronales à signer des CCT avec les syndicats résidait dans l’inscription dans les CCT du principe de «paix du travail», qui interdit le recours à la grève par les syndicats et aux lock-outs du côté des patrons durant la validité des CCT (en général 4 ou 5 ans). Cela explique en large partie la «pacification» des relations industrielles et la stabilité du «partenariat social» suisse depuis la seconde guerre mondiale.

 

Dans le contexte d’une législation publique sur le travail peu contraignante, les CCT, généralement négociées entre les organisations patronales et syndicales de branche, complètent le cadre légal formel. Toutefois, le taux de couverture des employés du secteur privé par des CCT est resté modeste (en comparaison internationale) et stable depuis les années 1950 à un niveau d’environ 50%. Les stratégies patronales en matière de relations industrielles et de négociations collectives avec les syndicats restent encore peu étudiées. Certaines études soulignent toutefois la forte coordination patronale dans leurs négociations avec les syndicats, notamment en ce qui concerne la fixation des salaires.

 

Finalement, une spécificité du marché du travail suisse durant la majeure partie du 20e siècle réside dans la forte proportion de la main d’oeuvre étrangère (entre 15 et 25% de la population active depuis la seconde guerre mondiale). Sur ces questions également, les organisations patronales, de manière concertée avec les syndicats et l’administration fédérale, ont joué un rôle important dans la fixation des quotas de permis de travail pour les travailleurs étrangers, qui étaient généralement négociés chaque année avec les autorités politiques en fonction de la conjoncture économique.

 

Quand les patronats dessinent et administrent les assurances sociales

Un aspect relativement méconnu du rôle des organisations patronales, en partie lié à la régulation du marché du travail, consiste en leur implication significative dans ce que l’on peut, de manière générale, placer sous le terme de politiques sociales. Ces interventions prennent trois formes. Premièrement, les associations patronales mènent une intense activité d’influence politique sur la définition des cadres législatifs dans ce domaine. Plusieurs travaux ont notamment mis en évidence le poids politique des grandes associations faîtières du patronat (USCI, UCAPS, USP), qui, en actionnant les leviers de la menace référendaire, à travers leur présence dans toutes les commissions extra-parlementaires dans le domaine, comme par exemple le « Conseil d’administration du Fonds de compensation de l’assurance-vieillesse et survivants », ou grâce au bon accueil que reçoit leur expertise au sein de l’Etat, parviennent à conserver une influence décisive dans ce domaine également.

 

D’autre part, certains secteurs du patronat, tel que celui des assurances-vie ou des assurances-maladie, ont un intérêt direct ainsi qu’une position idéale dans la mesure où ils sont les fournisseurs de prestations, à modeler les politiques publiques de manière à favoriser l’émergence de niches commerciales offrant une forte rentabilité. Les travaux de Leimgruber montrent ainsi par quels canaux les associations patronales du secteur des assurances, en coordination avec les grandes associations faîtières, sont parvenus à imposer leur préférence politique dans l’émergence d’un système de retraite «à trois piliers», en limitant le développement du premier « pilier », pour privilégier les deuxième (par capitalisation) et troisième (épargne individuelle), qui, eux, sont centraux pour ces secteurs.

 

Enfin, et cet aspect demeure très peu étudié, il convient de mentionner l’action directe des associations patronales de branche (Société Suisse des Entrepreneurs de la construction par exemple) ainsi que des associations régionales dans l’administration de pans entiers de l’Etat social suisse. Ainsi, en guise d’exemple, la majeure partie de l’administration du système public de retraite (Assurance Vieillesse et Survivants, ou premier pilier) se trouve dans les mains des associations patronales, ce qui a significativement contribué à les renforcer (en terme de personnel notamment) ainsi qu’à grouper les différents secteurs de manière beaucoup plus étroite autour d’associations représentatives sectorielles. Ainsi, l’action patronale dans le domaine des politiques sociales se déroule à trois niveaux interconnectés, ce qui lui confère une large latitude sur ce levier majeur de régulation du marché du travail.

 

Former une main d’œuvre qualifiée

Finalement, dernier aspect également lié au marché du travail, les organisations patronales ont été particulièrement actives dans l’organisation de la formation professionnelle, ce qui représente une prestation très importante en faveur de leurs membres. Historiquement, c’est principalement l’Union suisse des arts et métiers et ses associations de branche, en tant que descendant des corporations de l’Ancien Régime, qui se sont particulièrement impliquées dans le développement de la formation professionnelle, avec l’appui financier de la Confédération dès les années 1880. Toutefois, toutes les principales associations des branches industrielles (horlogerie, machines, chimie, notamment) et pas seulement dans les arts et métiers ont également développé leur propre système de formation. Bien que peu étudié du point de vue du rôle des organisations patronales, le développement de la formation professionnelle a constamment représenté un enjeu très important pour les employeurs, afin de s’assurer la mise à disposition d’une main d’oeuvre qualifiée et satisfaisant aux besoins de la production. Comme on peut le constater la contribution des organisations patronales à l’organisation de l’économie suisse est multiple et très développée.

 

 

Pierre Eichenberger, Sébastien Guex, Cédric Humair et André Mach de l’Université de Lausanne intervenaient lors du colloque sur les organisations patronales en Europe organisé le 11 juin par l’Université de Paris 13.

Rappel des sigles :

ASB: Associations suisse des banquiers
USCI: Union suisse du commerce et de l’industrie (devenu Economiesuisse en 2000)
USAM: Union suisse des arts et métiers
UCAPS: Union centrale des associations patronales suisses
USP: Union suisse des paysans

 

Print Friendly, PDF & Email
+ posts