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 Démocratie en entreprise, un avantage comparatif ?

 

taylorisme

L’efficacité de l’OST a permis à ce modèle de résister remarquablement aux nombreuses critiques en légitimité qui lui ont été adressées.
Cette façon d’obtenir l’efficacité a été permise (socialement construite, dans le droit et la durée) d’abord et justement, parce qu’elle est efficace ! Elle a été, et reste pour une grande part de la population mondiale, un élément de réponse aux attentes sociales (certes pour partie construites mais bien réelles); la croissance, l’accès progressif et plus ou moins égalitaire à la consommation de masse et à des formes d’amélioration du bien-être. Tant que l’efficacité est là, démocratie et pratiques sociales favorables aux travailleurs (variables selon les cultures et les contextes nationaux) restent un luxe. Des critiques anciennes déjà soulignent les limites de la pensée industrialiste et taylorienne, notamment sous l’angle de la légitimité. On se souvient de l’ouvrage « Le travail en miette » de Georges Friedman, publié en 1956 dans la France d’après guerre. On a ensuite fondé des espoirs sur des amendements de cette organisation avec le courant sociotechnique des années 70 et 80. Les entreprises elles-mêmes ont intégré une partie des critiques (associées parfois à l’esprit soixante-huitard) par des aménagements du management autoritaire et mécaniste dans les années 90 ; intégration de la « cité des projets dans le nouvel esprit du capitalisme », via des démarches de « responsabilisation »…

 

On constate aujourd’hui que les fondamentaux du modèle résistent, au besoin sous la forme d’une sur-gestion bardée d’indicateurs et d’un sous-management individualisant. Ils résistent malgré la complexité croissante, et malgré une légitimité encore écornée avec la montée en précarité, l’insécurité sociale et le fait émergent que constituent les risques psychosociaux… C’est que, en termes d’efficacité, le modèle n’est toujours pas surclassé ! On peut constater au contraire que si l’industrie se tertiarise, elle le fait souvent sans changer de modèle d’organisation. De même, le tertiaire et les services, à la recherche de productivité s’industrialisent, avec ou sans informatisation . Quoique critiqué, l’OST ne connaît pas encore de concurrent sérieux sur le terrain de l’efficacité …

 

On ne change par une équipe qui gagne ? Un enjeu de démocratie
Il faudra pourtant bien que ce modèle trouve des alternatives. A défaut, c’est à la démocratie à laquelle nous sommes attachés qui pourrait bien en faire les frais. Non seulement le taylorisme a fait historiquement la preuve de sa compatibilité avec des environnements non démocratiques, et aujourd’hui encore « autoritaires », mais il est lui-même un ferment anti-démocratique. Ce sont des luttes, des rapports de forces, des pulsions contraires aux logiques productivistes qui ont imposé progressivement des environnements démocratiques dans nos sociétés. Cela s’est fait sans doute à la faveur d’un enrichissement général, mais malgré les logiques d’organisation du travail et de gestion des entreprises. Il est ainsi tout à fait vrai que l’entreprise n’est toujours pas, ou n’a pas eu jusqu’à aujourd’hui à être démocratique. Est-ce une démonstration suffisante qu’elle ne peut pas le devenir ou qu’il n’existe pas d’alternative à des organisations fondées sur la division du travail ? Edgar Morin dans une communication à France Culture récemment (03/06/10) disait à peu près ; « je suis pessimiste par ce que le probable est inquiétant, mais je ne suis pas fataliste parce que je sais que l’improbable est tout à fait possible, c’est historiquement démontré ».

 

Le probable aujourd’hui est clairement dans la reconduction et l’exacerbation (toujours plus de la même chose) de l’existant, c’est-à-dire une situation qui fait de la démocratie et de la justice sociale, voire l’écologie, des luxes du point de vue des systèmes de production. Le probable immédiat est dans une prime aux formes autoritaires du capitalisme et dans le moins disant concurrentiel des droits sociaux. Elle est (dans le modèle dominant) un obstacle à l’efficacité. Que l’on pense au droit social, aux normes environnementales, aux exigences de la RSE…, tout se passe comme si la démocratie était d’abord un surcoût, un handicap de compétitivité. C’est au point que personne ne s’offusque que l’organisation du travail, toujours plus « scientifique », n’ait de cesse, a minima, de contenir la démocratie hors de l’entreprise, de lutter pour pérenniser ses possibilités d’externalités négatives. Ce n’est que sous la pression politique et sociale, qu’elle accepte, non sans menacer de délocalisation, d’en être dégradée du point de vue de son « efficacité » (industrialiste et financière). L’entreprise compose avec son environnement (plus ou moins démocratique), elle n’y participe pas.

 

Alors, TINA: There is no alternative?
La considération des caractéristiques du travail lui-même, tel qu’il évolue du fait des conditions de la production immatérielle, alimente un optimisme fondé sur les exigences mêmes de l’efficacité. Il est possible d’évoquer ici un possible peut-être « improbable », mais réaliste et surtout, de nature optimiste.
Il serait que la démocratie, comme principe d’organisation du travail à inventer, constitue à terme un « avantage discriminant comparatif décisif », non pas seulement du point de vue de sa légitimité, mais à l’aune de son efficacité. L’utopie formulée ici veut dépasser la conception d’une démocratie au travail pensée comme un « luxe » accessible seulement aux sociétés riches et protégées, mais comme un levier d’efficacité du travail productif et de la performance. Il serait que les impasses de la coordination face à la complexité incitent à laisser plus de place à la coopération et donc à un « actif immatériel » aujourd’hui négligé, la confiance .

 

Sommes-nous en plein rêve dans le monde des Bisounours ? Pas sûr, si l’on mobilise une réflexion sur les exigences nouvelles d’organisation que recquièrent justement le travail intellectuel et la production immatérielle. Il faut faire l’hypothèse que la « pulsion démocratique », au-delà de sa pertinence culturelle et sociale ou de sa désirabilité, peut déboucher sur des organisations du travail qui démontrent une efficacité supérieure à celle obtenue à l’aide de la division du travail dans un monde ou l’éducation est la première externalité positive. Le fatalisme n’est pas la seule posture raisonnable si l’on peut démontrer que la division du travail n’est pas « adaptée » à la production immatérielle mobilisant du travail intellectuel. L’intuition de beaucoup est là. L’évolution du travail lui-même, au profit d’une production de plus en plus immatérielle, ouvre des perspectives.

 

suite …

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.