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Une nouvelle efficacité pour un travail différent


intellectuel

Les économies d’échelle et les courbes d’apprentissage ne sont possibles qu’à condition de pouvoir réduire le travail à des activités prescriptibles, donc reproductibles et dé- multipliables. Elles postulent la possibilité d’un décrochage, d’un découplage entre l’intelligence de la tâche de ceux qui la réalisent. Tant que l’essentiel (ou au moins l’important) de la production (prise en compte) est, non seulement observable aisément, mais mesurable et dénombrable, l’activité productive est codifiable par la prescription des tâches, les objectifs, les processus… Tant que l’action sur le réel produit une trans-formation lisible, il est possible d’analyser ce travail, d’en extraire la connaissance des processus, d’en codifier les étapes et les conditions d’efficacité, d’en prescrire la reproduction. Cette production est taylorisable, y compris bien sûr dans le domaine des services et même du traitement d’informations (déjà formatées). Le domaine privilégié de l’OST reste celui de l’exploitation du travail comme force musculaire (énergie) « absorbée et cristallisée dans le produit ou incorporé dans le dispositif de surveillance et les machines du cycle suivant ».

 

Travail intellectuel et production immatérielle

Il n’est aucunement ici question d’opposer le travail intellectuel au travail manuel, ni dans la mise en œuvre réelle de toute activité, ni dans une hiérarchie de noblesse « binaire à tendance exclusive », pas plus que d’opposer la production matérielle et immatérielle. Tout travail, même pour des activités physiques et faiblement qualifiées, intègre et exige la mise en œuvre de capacités cognitives ou intellectuelles. L’immatérialité de la production évoquée ici ne relève pas d’une définition « ontologique ». Quel que soit le produit ou le service, l’action d’information, de mise en format, dont la transformation de la matière n’est qu’un cas particulier, finit toujours par s’incarner, se cristalliser, s’environner de supports physiques et/ou matériels, fussent-ils simplement numériques voire symboliques. De même, le travail est toujours intellectuel et mobilise toujours des capacités cognitives essentielles à l’efficacité recherchée. Comme le formule Yann Moulier Boutang : « le travail est cognitif depuis l’avènement de l’homo sapiens ». Il l’est d’autant plus manifestement dans le cas des travailleurs dit « manuels » qu’ils agissent directement sur la matière. Ceux-là simplement, sont immédiatement soumis au jugement de la matière qui résiste, contrairement au monde enchanté des concepts, de la publicité et du marketing par exemple, grands pourvoyeurs d’oxymorons en tous genres. Nous rejoignons sur ce point les précisions formulées par François Fourquet, économiste ; « même un logiciel est matériel », ou encore, entre « l’OS taylorien et l’ingénieur informaticien qui met au point Linux », il y a bien une commune mesure ; l’intelligence collective à l’œuvre, « leur différence de savoir est minime par rapport à ce qu’ils ont en commun ». D’un point de vue gestionnaire, l’immatérialité de la production résulte d’une triple distance entre le travail et son produit, dans le temps, dans l’espace géographique et dans l’épaisseur de la complexité organisationnelle. Sa caractéristique principale et qui pose problème, toujours pour le gestionnaire, réside dans la difficulté de son chiffrage. Sa valorisation intègre nécessairement une dimension subjective. Au sens des indicateurs actuels de gestion, la production immatérielle est non mesurable et non dénombrable.

Un travail qui échappe à l’analyse gestionnaire

Le formidable accroissement informationnel que promeut la révolution de l’informatique et des technologies de l’information déplace l’enjeu gestionnaire sur l’amont et l’aval, sur l’environnement informationnel et les réseaux… Pour la maîtrise de la chaine de valeur, il est désormais essentiel de prendre en compte de manière spécifique le travail « intellectuel » (informationnel, relationnel), que l’on peut définir par l’action de « mise en format » de l’information, à partir d’autres informations, pour en faire des connaissances. Pour Bernard Galambaud, « le travail devient de plus en plus fréquemment « une mobilisation pratique de l’intelligence d’une situation » pour reprendre une expression de Philippe Zarifian ». Il ajoute : « si cela est, le travail ne peut plus être objectivé par la séparation traditionnelle du salarié et de son emploi ». L’enjeu est alors d’identifier les conditions de la productivité (valeur et pertinence) de ce travail particulier, que nous désignons ici de « travail intellectuel », pour appréhender et comprendre mieux cette activité productive même si il est évidemment difficile de l’isoler et de la chiffrer précisément. Pour autant, qui peut contester aujourd’hui que le travail intellectuel constitue le plus gros du travail contributif de la production aujourd’hui, et pas seulement dans les économies les plus développées ?

 

Le travail intellectuel est (devenu) majoritaire

Dans son travail d’observation de ce qu’il appelle le « capitalisme cognitif », Yann Moulier Boutang souligne que « la partie matérielle de la production (…) représente un élément de plus en plus subalterne de la production de la valeur ajoutée ». La délocaliser n’est pas un problème pour les entreprises. « Si l’économie devient flexible (…), c’est parce que le noyau central de la valeur repose maintenant sur les immatériels ». L’Observatoire de l’Immatériel cite le chiffre mis en avant par la Banque Mondiale selon lequel l’économie française serait immatérielle à 86%. Une étude d’Ernst and Young de 2007 chiffre cette part à 60 % en moyenne, 36% seulement étant inscrite au bilan. C’est une bonne nouvelle dans la mesure où c’est un indicateur de développement. Le recul à moins de 15% aux Etats Unis de la part du secteur industriel à été fêté comme tel à la Bourse de New York au moment de l’annonce du chiffre. Or précisément, ce travail devenu largement majoritaire. Il n’est plus réservé à des personnels rares et nécessairement de qualifications élevées, à des salariés qui seraient naturellement motivés au bénéfice de conditions salariales favorables (ou d’un accès privilégié au pouvoir) et d’exigences physiques et d’environnements peu contraignantes. Or, ce travail échappe largement à l’observation et l’analyse. Il ne fait pas l’objet d’une compréhension suffisante des conditions gestionnaires d’une amélioration de sa productivité.

 

De la coordination d’activités mesurables à la coopération d’initiatives

L’information n’est ni matière ni énergie. Elle n’a de valeur (pertinence, usage…) que contextualisée. Elle se construit au sein de collectifs (et pas nécessairement et/ou seulement, ceux que rassemble un employeur), dans l’interaction. Elle est toujours relationnelle. La portée productive d’une information n’est ainsi jamais acquise du seul fait de son existence quelque part sur un support magnétique (ou de silice) ou même par sa mise à disposition au moyen de moteurs de recherche. Pour participer d’une production, l’information doit être recherchée, « intégrée » par un cerveau, lui-même activé par d’autres. L’essentiel du travail consiste alors à mettre de la pertinence subjective dans des relations, de la cohérence axiologique dans des résultats, estimer et induire une valeur ajoutée éthique et esthétique dans l’activité productive. S’agissant d’informer de l’information, les conditions de la performance ne peuvent plus être réunies par une opération préalable de division du travail mais par une re-élaboration permanente de l’organisation individuelle et collective. Coordonner est de moins en moins possible ou efficace. Réunir les conditions de la coopération devient l’enjeu de la lisibilité des organisations. Plus encore, il convient de creuser la piste que suggèrent certains. Si transformer de l’information en connaissance implique nécessairement et intimement l’intégration de cette information dans le système biologique individuel qu’est le cerveau de chacun, cela suggère une « modification de la structure mentale », même infime, du travailleur lui-même. En même temps qu’il informe, c’est-à-dire qu’il donne un format nouveau à des structures de représentations de sorte qu’elles soient pertinentes, l’acteur se forme et se transforme lui-même.

Dans la conception gestionnaire des ressources, qu’elles soient humaines ou matérielles, énergétiques ou financières, l’usage productif consomme la ressource. La « ressource » humaine se détruit ou s’use dans le travail. Le travail intellectuel et la production immatérielle ouvrent une autre voie. Il est possible de penser des organisations du travail exploitant des « ressources psychosociales », des forces et capacités d’invention et d’initiatives de telle sorte qu’elles s’enrichissent de leur mise en œuvre plutôt qu’elles ne s’épuisent nécessairement, ou ne se soldent fatalement par de la fatigue ou de la souffrance.

 

suivant …

 

 

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.