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Production immatérielle, travailleurs non substituables

 

confiance

S’agissant de l’organisation du travail, ce n’est qu’une pierre à l’édifice, nous insisterons ici sur une caractéristique majeure : le travailleur intellectuel est non substituable. Cette notion est évidemment relative. De même que personne n’est irremplaçable, avec du temps et de l’argent, il est toujours possible de réaffecter des activités intellectuelles d’un individu (ou d’une équipe) à un(e) autre. Mais pour la performance, c’est bien une question d’argent et de temps. Dès qu’une séquence interactive de traitement d’information est engagée, dès qu’une relation est initiée entre deux personnes (cerveaux) bien réelles, il devient économiquement difficile de la transférer sur d’autres. Dit autrement, les coûts de transaction sont prohibitifs. La dimension cognitive de la production immatérielle fait qu’elle est nécessairement personnalisée ; le produit (le service, l’invention, l’évaluation subjective de la pertinence ou de la qualité) n’est jamais totalement équivalent d’un opérateur à l’autre. Il n’est par exemple pas indépendant du « bénéficiaire » dans le domaine des services. Sa valeur dépend toujours du contexte. L’opération de sa production est irréductiblement spécifique au cerveau particulier qui l’in-forme, à un moment donné, en même temps qu’elle le trans-forme.

 

Reprendre et dépasser les expérimentations sociotechniques qui ont fait leur preuve

Faute de modèle nouveau, il faut a minima persister dans les aménagements du modèle dominant et innover. Dans des secteurs de production classique, les groupes autonomes ont démontré tout au long des années 90 la performance d’équipes d’ouvriers soumis, moins à une obligation de respect des procédures qu’à des résultats avec des organisations, partielles certes, mais clairement en rupture avec le taylorisme. Dans le tertiaire, cela s’appelle organisation en agence, « responsabilisation », verticalisation des dossiers. Dans des activités de conception ou fonctionnelles, les structures par projets sont également des organisations qui renoncent en partie à prescrire les tâches et le comment de leur réalisation, au profit d’une régulation par l’autonomie et la responsabilisation globale. Egalement partielles, leur efficacité et leur légitimité intéressent aujourd’hui par exemple la fonction publique. C’est en effet cohérent avec l’évolution de la demande, également de plus en plus personnalisée de clients (usagers) toujours plus exigeants, volatiles et même versatiles. Même matérielle, la production s’accompagne de services et doit faire sens (notamment par l’innovation). Elle requiert donc des activités qui, pour être partiellement codifiables, n’en comportent pas moins, par le relationnel, par son « in-formation » une part incompressible d’investissement subjectif (l’intégration de quelque chose de quelqu’un, de « soi »), lié aux prestations intellectuelles et immatérielles.

 

La confiance

La non substituabilité exige de l’organisation qu’elle délègue, qu’elle se fie et qu’elle confie ses moyens à la capacité du travailleur (dans un collectif) à expertiser, c’est-à-dire à apprécier, estimer, évaluer… Il n’y a pas d’abord un enjeu de « niveau », mais une nécessité de faire confiance. Le travailleur intellectuel n’est alors pas une ressource que l’on épuise par l’usage (comme nos réserves de combustibles fossiles) et dont la rétribution correspondrait à ses besoins sociaux de « reconstitution ». Il n’est plus seulement une force que l’on contraint dans un espace et dans des temps donnés limités par le droit social. Il s’informe autant (en même temps) qu’il in-forme de l’information. Il se sert bien plus d’un environnement/système de production (des collectifs, des réseaux, des ressources techniques) qu’il ne sert des machines réelles (de l’entreprise au logiciel) ou virtuelles (des processus). Le motiver par l’argent, ou par une parcelle de pouvoir de domination des autres (une définition des cadres) reste sans doute un levier d’obtention de sa coopération positive, mais certainement pas une garantie de son rendement.

 

L’accroissement de la part de ce travail de « force trans-format » en un travail « d’invention in-format  » et n’est ni anodine, ni marginale. Rien de ce qu’il produit n’est… reproductible à l’identique. Il ne se contraint, ni dans le cadre des 35 heures, ni dans l’espace désigné d’un bureau. L’autorité et la hiérarchie, le mix de liberté de protection et de liberté d’opportunité, bref, le deal (salarial ou non), avec cette « force d’invention » que l’on ne peut plus simplement coordonner, mais qui doit toujours coopérer, doit être réinventé.

 

Aller plus loin

 

Matthew B. Crawford : « Eloge du carburateur, Essai sur le sens et la valeur du travail », Editions La Découverte, mars 2010
Yann Moulier Boutang « le capitalisme cognitif, la nouvelle grande transformation » Multitudes Idées, Editions Amsterdam, 2007 et mars 2008
Richard Sennett « Le travail sans qualité », Albin Michel, 2000 et « La culture du nouveau capitalisme », Albin Michel, 2007.

Marc Fleurbaey « Capitalisme ou démocratie ? L’alternative du XXIème siècle », Editions Grasset, nouveau collège de philosophie, 2006.

Alain Supiot, « L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total », Seuil, 2010.

Christian Legall du Tertre, Conférence ATEMIS, extraits sur le site : http://www.atemis-lir.com/videos-conferences. « Donner et prendre

Norbert Alter, « La coopération en entreprise « , La Découverte 2009.
Xavier Baron « les conditions de la performance du travail intellectuel », Document E&P, septembre 2002 ainsi que les publications sur ce sujet disponibles sur http://www.xavierbaronconseilrh.fr/publi_PI.html
François Fourquet, « Critique de la raison cognitive » (pages 265-276) dans Y. Moulier Boutang déjà cité.
Bernard Galambaud, « Si la GRH était de la gestion », Editions Liaisons, 2002, p 95
Site de l’Observatoire de l’Immatériel ; http://www.observatoire-immateriel.com/index.php
« Le capital immatériel, première richesse de l’entreprise », Ernst and Young, mars 2007. http://b-r-ent.com/files/0307_Etude_Actifs_Immateriels.pdf
Yves Clot « Le travail à cœur, pour en finir avec les risques psychosociaux », La Découverte, mai 2010.
Lionel Naccache, « Perdons-nous connaissance ? De la mythologie à la neurologie ». Editions Odile Jacob, Sciences, janvier 2010.

 

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.