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Le succès mérité de l’OST n’en fait pas un ordre naturel

 

L’Organisation Scientifique du Travail (OST) connaît un succès extraordinaire dans sa durée, et aujourd’hui encore, dans son extension quasi planétaire. Quelles que soient ses limites, il y a là une preuve historique de son efficacité démontrée et de sa légitimité de fait. Pour autant, l’histoire ne s’arrête pas. Un modèle  même qualifié un temps de « scientifique » – peut passer pour « l’ordre naturel » tant qu’il répond aux problèmes que nous créons, aux enjeux que nous poursuivons. Une certitude : l’hégémonie et l’exclusivité du recours à l’OST ont eu un début, elles auront une fin.

 

Mais quand ? Et à l’aide de quel autre modèle d’efficacité productive et d’organisation du travail ? Quand l’activité réelle ne peut plus être prescrite de manière satisfaisante indépendamment du travailleur lui-même, du collectif et du contexte dans lequel il exerce, l’OST et les pratiques de gestion associées ne peuvent plus être tout à la fois, efficaces et légitimes.

 

organisation

L’organisation du travail n’est ni un luxe, ni d’abord un enjeu de domination même si elle y participe. C’est un ensemble de principes et de pratiques au service de la performance, quelle qu’en soit la définition et ses bénéficiaires. C’est une nécessité, à la base de toute ambition gestionnaire, pour produire efficacement de la valeur à l’aide de collectifs de travail. La question du sens et de l’usage de cette « production efficace », tout à fait essentielle par ailleurs, n’est pas ici posée. L’organisation du travail, avant d’être « rationnelle et scientifique » ou « sociale et démocratique », est une pratique sociale. Gestionnaire, elle doit démontrer son efficacité. Sociale, est doit être en même temps légitime.
Au terme de cette première décennie du 3ème millénaire, nous héritons d’une pensée et de pratiques d’organisation vieilles de plus d’un siècle et toujours à l’œuvre ; l’Organisation Scientifique de Travail.

 

Nous savons assez bien aujourd’hui en comprendre la pertinence dans ses formes anciennes ; la manufacture ou la chaîne couplées au mono emploi, la hiérarchie verticale, la continuité de la journée de travail… Ses fondamentaux – une division du travail exigeant subordination contre incitation et protection salariale – sont toujours bien présents, tantôt dégradés tantôt exacerbés dans ses formes nouvelles ; business unit, externalisation et « divisionnalisation » couplées avec la direction par objectifs, la gestion par les processus et la qualité totale, la gestion des talents… .

 

Le triomphe mérité de Frederick Winslow Taylor
Loin d’être ringard et dépassé, comble de modernité même, ce modèle, pour autant que l’on puisse en juger à travers nos prismes culturels, semble bien être partie prenante du formidable « réveil » de la Chine et plus largement de la montée en puissance des BRIC. L’OST de Frederick Winslow Taylor (dont nous approchons du centenaire de la mort, dans 5 ans !) est aujourd’hui alimentée comme jamais d’une division du travail poussée (y compris à l’échelle globale) et très au-delà des seules activités peu qualifiées et réputées simplement matérielles (ou industrielles) comme en témoignent symptomatiquement l’organisation des centres d’appels en France, à Bangalore ou à Rabat. Elle trouve des espaces d’économies d’échelle sans précédent, accélérées encore par les restructurations et la globalisation. Elle renouvelle les vertus des courbes d’apprentissage alimentées des moyens toujours plus puissants des NTIC.

 

Le succès de l’OST est mérité. Ce modèle a été tout à la fois :
– efficace pour un siècle de progrès de productivité intégrant les nouvelles technologies apparues successivement (la vapeur, l’électricité, l’informatique…),
– légitime, parfois au prix d’un compromis (dit fordiste) tel que la plus grande masse des protagonistes a profité sur la longue durée d’une part significative de l’accroissement de la valeur produite : en contrepartie d’une soumission (via le lien de subordination salariale), redistribution pour partie des gains de productivité,
– et l’espace d’un triomphe spectaculaire à l’échelle mondiale !
S’agit-il d’une victoire intellectuelle et politique sans partage ou d’un apogée, une sorte de bouquet final, annonciateurs de l’imminence de sa fin ? Il serait sans doute présomptueux de parier tant qu’une alternative efficace et légitime, démontrée dans les faits, ne sera pas disponible. Précisément, nous n’en sommes pas encore là.

 

L’organisation du travail : un art difficile entre efficacité et légitimité
Gérer, c’est rechercher l’efficacité. Mettre en œuvre efficacement la ressource « travail », c’est gérer des hommes. Si le management des hommes et l’organisation du travail relèvent de la gestion (et non simplement de la relation), c’est bien dans ce qu’ils sont tendus sur l’efficacité. Or, même à l’époque ou cette gestion pouvait recourir à la contrainte physique (l’esclavage), s’appuyer sur une dépendance économique unilatérale (le servage) ou encore user de formes de domination mentale (charismatique, idéologique ou sectaire par exemple), la gestion ne peut éviter d’être en même temps « sociale », c’est-à-dire légitime. Optimiser les ressources (temps et compétences des hommes), mettre en œuvre des organisations et animer des collectifs, sont les principaux leviers du management. Manager, c’est ainsi transformer du travail en performance, c’est-à-dire obtenir des comportements positifs, en « navigant » nécessairement entre efficacité(s) et légitimité(s). L’Organisation Scientifique du Travail a démontré son efficacité s’agissant de « rendre performants » les cohortes de travailleurs affamés et souvent illettrés, en général issus du monde rural et dénués des savoirs réservés aux « métiers », s’agissant notamment d’activités industrielles (de produits physiques ou de services).

suite …

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.