par Christophe Teissier
Appréhender le travail indépendant à l’échelle européenne relève de la gageure tant les réalités que recouvre cette dénomination générique sont diverses, aussi bien du point de vue empirique que juridico-institutionnel.
Des définitions très diverses
Littéralement, celui qui travaille de manière indépendante se distingue de celui qui exerce ses activités dans la dépendance d’autrui. Cette simplicité n’est qu’apparente. Le travail indépendant recouvre une grande diversité de situations au plan social et économique, qui ne s’appréhendent pas toutes de la même manière. Cette fragmentation du travail indépendant est sensible dans tous les pays de l’Union Européenne. Elle renvoie tout d’abord à la distinction qu’il convient d’opérer en regard des professions exercées de manière indépendante. Dans cette perspective, certaines professions sont traditionnellement considérées, pour des raisons diverses, comme peu compatibles avec le statut de salarié. Il en va ainsi des commerçants, des artisans, des professions libérales ou encore des agriculteurs. Ces professions correspondent à des activités établies et reconnues de longue date au sein des pays de l’Union Européenne.
A l’inverse, certaines activités indépendantes ont émergé plus récemment, au gré de l’évolution des économies et des marchés du travail nationaux. L’émergence de nouveaux besoins sociaux à satisfaire, les changements affectant la main d’œuvre (accroissement de la participation des femmes aux marchés du travail, augmentation du niveau de formation des populations) ou encore les stratégies des firmes (en particulier les stratégies d’externalisation de l’emploi) ont suscité l’apparition de nouvelles activités, qui ne s’intègrent pas a priori dans les cadres traditionnellement établis pour les professions indépendantes. En somme, de « nouveaux professionnels » ont émergé. La littérature académique s’est attachée à identifier différentes catégories de travailleurs indépendants. Les plus couramment utilisées sont les suivantes :
- Les entrepreneurs qui exploitent leur entreprise en recourant à l’embauche et donc, à l’aide de salariés.
- Les professionnels libéraux « traditionnels », avocats ou médecins qui, pour exercer leur métier, sont tenus de répondre à des exigences spécifiques posées par les réglementations nationales (certification de leurs aptitudes, soumission à des codes de déontologie propre à leur profession). S’ils peuvent être employeurs, ils exercent cependant généralement leurs activités seuls ou en association avec des collègues.
- Les artisans, commerçants et agriculteurs qui représentent le cœur des formes traditionnelles de travail indépendant et qui peuvent être assistés de membres de leurs familles et/ou d’un petit nombre d’employés permanents ou non.
- Les « nouveaux indépendants » exerçant des activités qualifiées mais dont les professions ne sont pas régulées à l’instar de celles des professionnels libéraux mentionnés précédemment. On pense par exemple aux psychothérapeutes, coachs, etc.
- Les travailleurs indépendants, exerçant des activités très ou peu qualifiées, sans recourir à l’embauche de salariés, dont l’existence résulte des stratégies de firmes, en particulier le développement de l’outsourcing de certaines composantes du processus de production.
Ces différentes catégories résultent de l’observation de dimensions distinctes, susceptibles d’être prises en compte pour mieux distinguer les différentes situations relevant du travail indépendant : présence ou non d’employés, responsabilité de l’activité exercée et contrôle du travail, investissement financier personnel.
Certains de ces éléments sont d’ailleurs retenus pour définir le travail indépendant à des fins statistiques. Ainsi, l’« EUROSTAT Labour Force Survey » distingue-t-elle, parmi les travailleurs indépendants :
- Les employeurs, employant un ou plusieurs salariés, définis comme les personnes exploitant leur propre activité (entreprise, profession libérale, activité agricole) pour réaliser un profit et employant au moins une personne
- Les travailleurs indépendants n’employant aucun salarié (own account workers), définis comme les personnes exploitant leur propre activité (entreprise, profession libérale, activité agricole) pour réaliser un profit, mais sans recourir à l’embauche de salariés.
- Les « family workers », définis comme les personnes qui aident un membre de leur famille à exercer une activité économique (commerciale ou agricole), pour peu qu’ils ne puissent être qualifiés de salariés.
Ainsi, le travail indépendant ne peut être réduit à une réalité économique et sociale homogène. Pour le décrire, il est nécessaire de choisir des critères qui peuvent être divers. Ce sont les critères retenus qui permettront de saisir, d’appréhender, telle ou telle situation.
Imbroglio juridique
A côté des définitions socio-économiques du travail indépendant, il est nécessaire d’envisager comment les systèmes juridiques nationaux le définissent. Une grande majorité des pays de l’Union Européenne disposent d’une ou plusieurs définitions du travail indépendant au sein de leurs systèmes juridiques. Ces définitions visent à déterminer qui est travailleur indépendant pour l’application de la législation considérée, qu’elle soit fiscale, qu’elle relève du droit de la sécurité sociale, du droit civil ou encore du droit commercial.
Il est possible que dans un système donné, plusieurs définitions du travail indépendant existent dans différentes branches du droit et qu’elles ne coïncident que partiellement. C’est le cas par exemple en Lituanie où la définition du travail indépendant du droit de la sécurité sociale est partiellement différente de celle utilisée par la réglementation relative à l’impôt sur le revenu. Une telle situation peut-être justifiée par les finalités distinctes des différentes réglementations amenées à prendre en compte le travail indépendant.
L’essentiel est cependant ailleurs. Il tient certainement à la manière de distinguer le travail salarié du travail indépendant. En effet, dans l’ensemble des Etats, la reconnaissance de la qualité de salarié conditionne le plus souvent l’application de dispositions protectrices au bénéfice de la personne, résultant principalement de l’application du droit du travail et du droit de la protection sociale et supérieures à celles dont peuvent tirer avantage les travailleurs indépendants. Au fondement de la distinction se trouve un choix politique : il convient de protéger davantage celui qui dépend d’un autre que celui qui est libre de s’organiser. Dans cette perspective (déterminer l’application des protections dont bénéficiera le travailleur), le travail indépendant est défini de manière résiduelle, c’est à dire en regard de la définition du salarié. Celui qui n’est pas salarié sera considéré comme travailleur indépendant.
La définition du salarié permet de saisir celle de travailleur indépendant. Toute la difficulté réside dans le fait de distinguer la dépendance de l’indépendance dans l’exercice d’une activité professionnelle. La question est posée dans l’ensemble des Etats membres même si tous ne disposent pas d’une définition légale de ce qu’est un salarié ou une relation de travail salariée. En dépit de ce constat, on retrouve partout l’application de critères (souvent par le juge en cas de litige) visant à définir le salarié. Ces derniers peuvent varier selon les pays, mais on peut relever un certain nombre de critères communs. Le plus important est très certainement celui du lien de subordination. Sera salarié celui qui travaille sous la direction et le contrôle d’une autre personne, alors qualifiée d’employeur. C’est un élément central pour évaluer la dépendance d’une personne à autrui. Les autres éléments communément utilisés par les systèmes juridiques nationaux tendent aussi à caractériser cette dernière : obligation de fournir personnellement une prestation de travail, travail pour une seule personne pendant une certaine durée, absence de responsabilité du salarié quant aux risques financiers de l’entreprise, travail effectué au profit d’une autre personne. Globalement, le travailleur ne remplissant pas ces critères, et notamment celui de la subordination, ne sera pas considéré comme un salarié du point de vue du droit du travail ou de la sécurité sociale, faute de dépendance constatée concrètement en regard des conditions d’exercice du travail.
Dans les rares pays de l’Union Européenne dont la législation du travail offre une définition du travailleur indépendant, on retrouve le même raisonnement. Ainsi, en Espagne, pays dont la législation du travail définit le travailleur indépendant, ce qui distingue le salarié de ce dernier est le fait que le travailleur indépendant fournit un travail sans être placé sous la direction et le contrôle d’une autre personne. En France, dans une perspective similaire, existe dans le code du travail une présomption de non-salariat. Dans ce cadre, notamment les personnes exerçant une activité pour le compte d’un donneur d’ordre et immatriculées à ce titre au registre du commerce et des sociétés sont présumées ne pas être salariées de ce dernier. Elles sont donc juridiquement considérées comme indépendantes du point de vue du droit du travail et de la sécurité sociale. Ceci étant, cette présomption simple tombe si le travailleur exerce son activité dans des conditions qui le placent dans une situation de subordination à l’égard de l’employeur. Là encore, définition du salarié et définition du travailleur autonome sont interdépendantes.
Les situations grises
La distinction juridique entre travail salarié et travail indépendant induit logiquement l’existence de situations grises, de situations frontières, qu’il peut être difficile de définir.
Deux semblent incontournables. Celle tout d’abord des travailleurs qui formellement (en regard notamment de la dénomination donnée à leurs relations par les parties) sont indépendants mais qui exercent leur activité dans des conditions qui sont celles des salariés. On est confronté ici à la problématique des faux indépendants (bogus self employment), dont on peut retrouver des témoignages dans nombre de pays de l’Union. Ces situations correspondent couramment aux hypothèses dans lesquelles un employeur recourt à la qualification de travail indépendant pour échapper à l’application du droit du travail et/ou du droit de la sécurité sociale. Il s’agira alors pour le juge, en cas de litige, de faire application des critères du salariat pour rétablir une qualification juridique correspondant à la réalité des modalités d’accomplissement du travail.
Vient ensuite la situation, très différente dans sa nature, des travailleurs qui ne peuvent être considérés comme subordonnés, et donc comme salariés, mais qui sont économiquement dépendants. Comment protéger ces travailleurs en s’en tenant à la distinction binaire entre salariés et indépendants ? On peut en effet considérer que cette population n’est ni salariée ni véritablement indépendante. L’observation des situations nationales montrent que certains Etats de l’Union ont tenté de définir cette catégorie intermédiaire des travailleurs économiquement dépendants, selon toutefois des formes et dans des mesures différentes. Un nombre restreint d’Etats membres reconnaissent dans leur législation le concept de travailleur économiquement dépendant en tant que tel et s’attachent à le définir.
On trouve certes dans certains pays des dispositions spécifiques à telle ou telle profession ou situation, conduisant à assimiler aux salariés des travailleurs qui ne sont pas juridiquement subordonnés. Il s’agit de faire bénéficier des personnes en situation de dépendance économique des protections offertes par le droit du travail. C’est le cas notamment en France pour des professions diverses qui, à défaut de prescription légale spécifique, ne pourraient être considérées comme salariées (journalistes, artistes de spectacle, voyageurs représentants placiers (VRP), etc…). Cependant dans ces situations, il n’existe pas d’approche générale et homogène de la dépendance économique. Tout autre est la situation des pays qui ont choisi de reconnaître une catégorie intermédiaire de travailleur, entre indépendance et salariat, par la création de nouvelles formes d’emploi, avec toutefois une portée et un contenu différents selon les pays. C’est le cas notamment de l’Allemagne, de l’Autriche, de l’Espagne, de l’Italie, du Portugal et du Royaume-Uni.
Vers un statut du travailleur indépendant ?
En Italie, la notion de parasubordination s’applique ainsi aux travailleurs engagés dans un « contrat de collaboration coordonnée et continue » et à ceux parties à un « contrat de collaboration de projet ». Au Royaume Uni, on rencontre la catégorie de worker distincte de celle d’employee. Le worker est un individu qui travaille dans le cadre d’un « contract for services » et non dans celui d’un « contract of services » (contrat qui conditionne la qualification de salarié). Le worker est une catégorie intermédiaire entre le salarié et le travailleur indépendant. Il se distingue de l’employee (salarié) dans la mesure où il exécute son travail sans être placé sous l’autorité de l’employeur.
En Autriche, existent des formes contractuelles spécifiques, reconnues en législation, dans lesquelles on peut trouver des signes d’une appréhension générale du travail économiquement dépendant. C’est en particulier le cas des « free service contracts ». Les travailleurs engagés dans ce type de contrat se distinguent des salariés en ce que, même s’ils travaillent le plus souvent pour une seule personne et selon un calendrier déterminé, ils ne s’inscrivent pas dans un lien de subordination. En Allemagne, on trouve la notion d’arbeitnehmerähnliche Person (littéralement : personne en équivalent salarié). Cette catégorie de travailleurs, appréhendée de manière distincte des salariés par la législation du travail, désigne les personnes qui, dans le cadre d’un contrat commercial ou de prestation de services, accomplissent personnellement le travail, sans recourir à l’emploi de salariés et dont plus de 50% du chiffre d’affaires est assuré par un seul client.
L’exemple le plus récent et le plus abouti de définition du travail économiquement dépendant est celui de l’Espagne. Le statut des travailleurs indépendants adopté en 2007 définit le travailleur économiquement dépendant selon plusieurs critères. Ce dernier est celui qui exerce une activité économique ou professionnelle à but lucratif de manière habituelle, personnelle, directe et de manière prépondérante au profit d’une personne physique ou morale dénommée cliente, dont il dépend économiquement pour percevoir au moins 75% des revenus de son activité professionnelle. L’exercice d’une activité dans le cadre d’une société civile ou commerciale est exclu dans cette perspective.
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