Conçu au départ comme un dispositif de gestion de crise dans le bassin d’emploi d’Annecy, Model 74 est devenu un outil de dialogue social territorial en Haute-Savoie. Baptiste Dumas, gérant de SIRAC, entreprise de travail à temps partagé (ETTP), dirige ce projet de détachement de salariés.
En quoi consiste le dispositif Model 74 que vous expérimentez en Haute-Savoie ?
Model, signifie Mobilité détachement local. Nous avons lancé l’expérimentation début 2010, mais la mise en marche a été beaucoup plus longue que prévue. On a aujourd’hui 10 salariés détachés en permanence et 30 salariés accompagnés (en attente d’être détachés).
Tout a commencé début 2009. Certains employeurs avec des problématiques de charge ont contacté SIRAC, car ils cherchaient des solutions pour gérer la sous-activité et ne pas perdre de compétences. On s’est alors penché sur la définition légale du prêt de main d’œuvre à but non-lucratif dans le Code du travail. Cet outil recèle un potentiel important adapté à la situation : ne pas rompre le contrat de travail, alléger la masse salariale. Pour le salarié, c’est la garantie de découvrir autre chose sans aucun risque, donc la garantie de retrouver son ancien emploi ou de rencontrer un futur employeur.
L’idée était intellectuellement satisfaisante mais techniquement inopérante. Il a fallu lever les freins à la mise en place d’une véritable mobilité inter-entreprise et inter-secteurs dans une logique territoriale de bassin d’emploi.
Quels étaient les principaux obstacles ?
Nous avons identifié quatre freins à la mise en place opérationnelle d’un tel dispositif. Tout d’abord un frein juridique. Grosso modo, tout le monde est contre : les syndicats sont contre, les DRH sont réticents. Cinq grandes entreprises étaient intéressées : Tefal, Salomon, Alcatel, GGB (sous-traitant automobile) et ST.Dupont. Nous avons demandé au directeur du travail s’il acceptait de se joindre au projet et d’apporter sa caution. L’entrée de l’Etat dans le projet nous a permis de travailler avec l’inspection du travail. De cette manière, toutes les entreprises ont été rassurées. Nous avons construit les conventions juridiques conjointement avec l’inspection et un cabinet de droit social (le cabinet Fromont Briens).
Le frein humain. Des personnes vont passer d’une situation de travail A à une situation de travail B, certes dans un même bassin d’emploi, mais qui brasse beaucoup de main d’œuvre. Nous avons donc passé une convention avec des prestataires RH qui sont tous des acteurs départementaux : la MIFE (maison de l’information sur la formation et l’emploi), la CIBC (institution paritaire sur les bilans de compétences), et le CIDFF (centre d’initiatives liées au public féminin). Ils accompagnent le salarié en amont du détachement, pour savoir s’il est vraiment motivé, puis tout au long du détachement au sein de l’entreprise et à leur retour dans leur entreprise d’origine.
Le frein social. Dans chaque entreprise, nous avons rendu le passage par le CE obligatoire. On a une discussion amicale et franche avec les partenaires sociaux. Les entreprises de la métallurgie ont en général un bon niveau de dialogue social. Les DRH étaient favorables à un lieu de régulation du système avec des représentants syndicaux départementaux, et non leurs représentants locaux internes. On fédère donc maintenant au sein d’un comité de pilotage présidé par l’Etat, le directeur du travail, le Medef, la CGPME, la chambre syndicale de la métallurgie, la CFDT, la CGT, la CFE-CGC et la CFTC. S’ils ne quitteront plus la table, on fait face à des postures politiques et idéologiques fortes. Malgré tout, on parvient petit à petit à lever des inquiétudes et à co-construire une démarche territoriale et locale.
Le frein financier. La phase expérimentale dure jusqu’en juin 2011. Les pouvoirs publics participe à l’ingénierie et l’accompagnement des salariés. Deux personnes gèrent au quotidien le système au sein de la « Cellule MODEL » qui refacture, pour chaque détachement réussi 10% du coût du détachement à l’entreprise d’origine et à l’entreprise d’accueil. Les entreprises ne paient pas d’adhésion préalable pour participer à Model.
L’engagement se fait sur un certains nombre de principes. Comme l’idée est de créer un système d’alliance entre les entreprises dans les territoires qui ne sont pas concurrentes, il fallait éviter la loi de la jungle. On a donc défini une sorte de charte, avec les clés de fonctionnement durable : pas de débauchage entre les boîtes, volontariat du salarié, concertation obligatoire avec les IRP (les 4 instances représentatives : Délégués du Personnel (DP), Délégués Syndicaux (DS), Comité d’Hygiène Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT), Comité d’Entreprise (CE)), accompagnement individuel des salariés, et l’engagement d’intégrer Model comme un outil de gestion de carrière et pas seulement comme un outil de gestion de crise. Sans quoi on aura une image déplorable auprès des salariés.
Quels ont été les réactions en entreprise, auprès des salariés et des partenaires sociaux ?
Ce sont d’abord les organisations RH qui sont impactées. Les grands groupes ont de grosses équipes RH, mais qui ne sont pas toujours dans une relation RH gagnant / gagnant. Elles craignent le salarié, n’ose pas lui dire les choses.
Les syndicats ont été percutés. La CGT a une position nationale « contre », disant que Model participe de la précarisation du travail, néanmoins, ils sont autour de la table à l’échelon départemental, et dans les entreprises, les équipes locales votent souvent « pour ». La CFDT se déclare « pour » en comité de pilotage, mais pour des raisons politiques ou internes, il lui est arrivé de faire voter contre MODEL chez certaines entreprises adhérentes.
Les salariés voient vite leur intérêt à découvrir sans risque un autre métier ou une autre entreprise.
Quels sont les salariés-cible pour le détachement ? Et quels sont leur choix de postes détachés ?
Puisqu’on est dans une phase expérimentale, Model ne se limite ni à des niveaux de qualification, ni au statut du salarié, ni à son niveau de salaire. Nous avons détaché des cadres, des ouvriers de production. Chez Tefal, un opérateur de production est passé à un poste administratif, parce que cela s’inscrivait dans son projet professionnel.
Une vingtaine d’entreprises (accueillantes ou détachantes) ont adhéré au système : dernièrement les cuisines Mobalpa (800 salariés), le fromage Entremont, l’entreprise Bosch, Thalès devrait signé en janvier. A notre grande surprise, le Conseil Général de Haute-Savoie a adhéré, ainsi que l’hôpital et la Mairie de Thonon-les-bains. C’est un concours de circonstances heureux.
L’Etat nous interdisait jusqu’à présent d’aller sur ce territoire, mais il nous a contacté suite à la fermeture administrative pour 9 mois des Thermes de Thonon. La direction de l’entreprise envisageait des licenciements économiques pour ses 20 salariés (des kinés, des esthéticiennes…), l’Etat lui a interdit et a fait appel à Model.. En 2 mois, on a détaché sept personnes grâce à la solidarité du territoire. La mairie en prend deux, l’hôpital également, le palace d’Evian, un, Thalès devrait prendre une assistante administrative. Model peut créer des ponts entre des mondes qui ne se parlent pas, où les préjugés contre le secteur public sont forts, etc.
Vous avez élargi votre terrain d’action, vos objectifs et vos pratiques ont-ils également évolué ?
Au départ, nous étions limité au bassin d’emploi d’Annecy. Dans la pratique, les salariés donnent leur réalité de territoire. C’est leur lieu de domicile qui fait le bassin. Un salarié de Salomon à Annecy qui habite Aix-les-Bains va chercher à se rapprocher de chez lui. Donc on doit s’ouvrir sur le département élargi suivant la règle du détachement, qui fixe à 45 minutes maximum le trajet du lieu de domicile au lieu de travail. On est vraiment dans l’idée de vivre et rester au pays.
Pour pérenniser le système, notre objectif est d’atteindre 180 mois de détachement cumulés pour 40 à 70 personnes. Avec 30 entreprises adhérentes, si chacune s’engage à mettre 4 salariés en détachement, on peut avancer. Quatre personnes qui sont mal dans leur poste, veulent se former sur autre chose ou simplement changer d’air dans des entreprises qui ont en moyenne 400 salariés, ça se trouve.
Dans la pratique, nous réunissons toutes les 6 à 8 semaines les référents MODEL (les responsables RH) pendant 1h30. Chacun arrive avec l’ensemble de ses postes à pourvoir, l’ensemble des salariés qui souhaitent être détachés ou qui risquent d’être en sous-activité. Et on essaie de faire des échanges. Parfois les entreprises reculent parce que leur salarié volontaire est sur un poste trop sensible, donc son détachement est suspendu.
En 2009, les cinq entreprises intéressés étaient toutes en difficulté. Une fois le dispositif monté, elles étaient à nouveau en situation de croissance. Après avoir passé toutes les étapes, validation au CE, etc, qui durent 6 à 9 mois, l’entreprise doit communiquer auprès de ses salariés. Pour celles qui objectivisent en argumentant ce choix, Model fonctionne; Quand l’entreprise affirme qu’elle est « en situation de sous-activité, que Model est une alternative au chômage partiel et au licenciement » , dans ce cas, en quinze jours on a des candidatures. Quand l’entreprise marche, Model est un outil RH pour répondre à la demande de mobilité interne, de formation, d’élargissement de compétences. La gestion de carrière est l’avenir du dispositif. Model peut être un outil de crise à condition d’être déjà présent dans l’entreprise comme outil de gestion de carrière.
Conçu au départ comme un dispositif de gestion de crise, Model est donc devenu à la fois un outil de dialogue social territorial, un élément de gestion territoriale de l’emploi et des compétences, un outil de mise en réseau de DRH, un outil de sécurisation des parcours.
Pour en savoir plus
– Le site Model 74 : www.emploi-model.com
– SIRAC : spécialiste de la mise à disposition de personnel (ni interim, ni portage salarial) a développé deux modalités de mise à disposition de salariés: Model 74 autour d’Annecy et l’Entreprise de travail à temps partagé (ETTP) à Lyon. La particularité de l’ETTP est que les collaborateurs sont stabilisés en contrats à durée indéterminée (CDI) chez SIRAC, à temps plein ou à temps partiel. Le législateur permet de les mettre à disposition, car les 52 « collaborateurs » sont salariés en CDI. Ils interviennent sur des missions d’au moins 2 mois, sans suspension de leur contrat de travail. Les métiers sont des métiers-support : comptabilité, accueil, conseiller clientèle, accompagnateur à l’emploi, gestionnaire paie. Parfois de l’ultra temps partiel : moins de 8 h par semaine, mais avec cumul de plusieurs missions (3 au maximum).
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