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La souffrance est-elle une bonne raison d’agir sur des relations sociales perturbées ? La compassion n’empêche-t-elle pas précisément l’action ? Alain Ehrenberg, sociologue, directeur au CNRS,  plaide pour une véritable politique de l’autonomie qui prenne en compte les problèmes structurels de santé mentale.

 

Ehrenberg

Que pensez-vous du débat autour de la souffrance psychique au travail depuis la médiatisation des suicides chez France Telecom ?

Ce qui ressort, au-delà de la tragédie, c’est le problème de la qualité du travail en France. Cette question est restée marginale dans les débats au profit de l’emploi, et c’est une sorte de point aveugle.

 

L’un des grand changements de ces trente dernières années est que nous ne concevons de plus en plus nos relations sociales dans un langage des affects et que nous mesurons la qualité de ces relations entre les deux bornes de l’épanouissement personnel ou de la santé mentale et de la souffrance psychique. Pour moi, c’est ce point qu’il faut clarifier. Il faut situer sociologiquement la place nouvelle de l’affect en élaborant des critères permettant déjà de savoir comment parler de ce souci social et politique pour l’affect, et en parler autrement que par les stéréotypes de la perte des repères et du méchant capitalisme globalisé.

 

Derrière l’apparente psychologisation des rapports sociaux, comme disent trop souvent les sociologues, il faut plutôt considérer que la souffrance psychique a changé de statut social, qu’elle possède des significations élargies : elle apparaît comme une raison d’agir sur des relations sociales perturbées, et plus seulement comme une raison d’aller se soigner, de prendre des médicaments, d’aller voir un psy, etc. Dans le monde du travail, on évoque la notion de souffrance sociale. La perturbation des relations sociales se verrait ainsi dans le corps individuel.

 

La souffrance est un nouveau langage social, dans lequel s’expriment un certain nombre de tensions liés à l’autonomie généralisée. Les changements des manières d’agir en société, autour de la généralisation de l’autonomie, s’accompagnent de changement dans la manière de subir qui se donnent dans la notion de souffrance psychique. Elle est devenue une manière de mettre en relation le mal individuel avec le mal commun. C’est un langage de l’adversité, de l’infortune. On a l’impression que nos sociétés individualistes ne sont pas de véritables sociétés, mais au fond, toutes les sociétés possèdent un tel langage.

 

La souffrance sociale, la souffrance au travail est le support d’un discours déclinologique qui estime que « la vraie société c’était avant », comme le montre la controverse autour de mon dernier livre La Société du Malaise dans la Vie des Idées.

 

Quid de France Telecom ? et des préconisations politiques et d’experts ?

Il faut être prudent car, le taux de suicide n’est pas, semble-t-il, plus élevé chez France Telecom qu’ailleurs, mais c’est un marqueur hautement symbolique de la transformation d’une administration en une entreprise, et, qui plus est, dans un secteur hautement concurrentiel. Mais, je connais seulement le dossier de l’extérieur et vous renvoie au livre de Francis Ginsbourger, Ce qui tue le travail.

 

Le problème, c’est que dans toute une partie de la littérature sur la souffrance au travail, la dénonciation de la souffrance est un langage de la passion se déployant sur le mode de la compassion. Les critiques qui font référence à cette souffrance nouvelle pour mettre en cause le nouveau capitalisme ont l’intérêt de mettre l’accent sur un état insatisfaisant des relations sociales dans l’entreprise et ont en conséquence une valeur sociale consistant à rendre visible toute cette part de subi – de malheur – qui n’est pas intégrée par le management. Si le malheur résulte de la volonté de quelqu’un, alors la dénonciation laisse penser que l’on peut agir sur lui. Mais l’explication par le mal commis intentionnellement n’est pas une problématique d’action, c’est une rhétorique de la purgation des passions.

 

Il faut donc faire attention à la pente de la compassion qui est antipolitique, car elle n’ouvre pas la voie à l’action dans la mesure où elle se contente de penser le management en termes de rapports de domination et, en conséquence, de dénoncer des intentions malignes. Une démarche politique, c’est de dire comment agir et où. Les documents de l’ANACT et de l’INRS s’attachent au contraire à décrire la lenteur de la négociation, la raison pratique, ce qui est beaucoup plus efficace pour améliorer les choses. 

 

Comment agir et sur quoi ?

La question de la souffrance émerge avec ce que j’appelle « le tournant personnel de l’individualisme » qui est au cœur de l’autonomie et se caractérise par les trois éléments interdépendants du choix, de l’initiative et de la responsabilité. De là, la prégnance des émotions dans la vie sociale.

 

L’organisation du travail aussi fait appel à la capacité à se conduire par soi-même : la « personnalité » apparaît dans le déplacement d’un modèle organisé sur le poste de travail à un modèle se référant aux compétences, centré sur l’individu qui prend des initiatives, mobilise des savoirs multiples et des relations collaboratives. La source de l’efficacité est la relation et l’individu. Ce modèle est source de multiples tensions objectives que ne connaissait pas l’entreprise intégrée au travail divisé. Il soulève des difficultés d’attribution de responsabilité quand il s’agit d’évaluer la performance : comment faire la part entre l’apport de l’individu et celle du collectif, c’est-à-dire des moyens apportés par l’entreprise en organisation ? Les risques d’arbitraires et d’injustice ne sont-ils pas plus importants que dans l’organisation fordienne/taylorienne où l’évaluation est objectivée ?

 

Le cœur du problème de la justice dans le travail est, à mon avis, dans le point suivant soulevé par Pierre Veltz : « Les langages de description du travail sont à repenser. » Ils le sont parce que le travail flexible suppose un processus ouvert totalement à l’opposé d’une description et d’une prescription détaillées par la hiérarchie des tâches à effectuer. L’autonomie comme aspiration était conçue comme indépendance en regard des modèles standardisés du travail parcellaire contraignant à l’obéissance mécanique. Or l’autonomie du travail flexible est avant tout une autonomie compétition et coopération. C’est là à la fois le grand malentendu et la grande déception à l’égard de l’autonomie. L’autonomie qui s’est concrétisée implique à la fois le développement de la confiance des uns envers les autres (la coopération ne pouvant être décrétée) et une autre représentation du travailleur que celle d’une identité fondée sur le métier, celle d’un travailleur qui entreprend, à l’instar du philosophe ou de l’entrepreneur de Cantillon, d’avoir à se conduire par lui-même. C’est ce que désigne la notion de « personnalité ».

 

On parle beaucoup de la destruction des collectifs, mais l’organisation flexible du travail n’est pas contradictoire en soi avec la gestion du collectif. Les salariés ont adopté le virage des compétences, mais les entreprises ont du mal à le gérer. Elles doivent mener une politique des « capacités », une politique qui rend capable d’être responsable par une véritable activité de gestion des ressources humaines : ne pas se contenter de tenir des discours du type « soyez acteur de votre carrière », mais construire un véritable parcours de compétences. Le problème est qu’il faut négocier, ce qui prend énormément de temps, pour tisser des relations sociales en vue d’une amélioration de la productivité.

 

 

En ciblant les risques psycho-sociaux, on se tromperait donc de problème, c’est pourquoi vous prônez une politique de l’autonomie ?

Le mot ne me gêne pas, mais le problème réel est la transformation des inégalités, qui sont désormais celles des capacités personnelles face aux exigences accrues du marché du travail et de l’emploi. Les démarches d’action, on les connaît (investir sur les jeunes, la petite enfance), développer les compétences cognitives et relationnelles. Il faut rendre les gens capables de saisir des opportunités pour entrer dans la compétition. Or capacités, opportunité, compétition, ce sont les mots du libéralisme, du néo-libéralisme, du capitalisme globalisé. C’est là, la difficulté, mais on peut faire évoluer les esprits et plaider pour une politique de l’autonomie : il ne s’agit pas d’abandonner l’individu à lui-même, à ses propres responsabilités, car l’autonomie relève d’une responsabilité commune de la société. Par exemple, on dépense énormément d’argent dans la protection sociale, il faudrait réorienter ces financements, investir dans les crèches, l’enfance, la jeunesse. Au sortir du primaire, on sait qu’une part non négligeable des enfants n’a pas les compétences en écriture, calcul, lecture, qui sont pourtant indispensables dans une économie de la connaissance. On fait exactement le contraire, et ces questions restent à la marge du débat politique.

 

Il ne s’agit pas de dire que les gens doivent se prendre en charge par eux-mêmes, à coups de coach, de médicaments ou de je ne sais quoi, mais d’organiser une responsabilité collective en vue des accomplissements individuels, en vue donc de faciliter la possibilité d’assumer la responsabilité individuelle. Le travail flexible est peut-être moins la fin de la solidarité collective qu’un autre rapport entre le collectif et l’individuel.

 

 

Voir aussi :

– Alain Ehrenberg, La Société du Malaise, Editions Odile Jacob 2010

 

La controverse sur le site la Vie des Idées :

– Société du malaise ou malaise dans la société ?, par Alain Ehrenberg – 30 mars 2010

– L’autonomie, aspiration ou condition ?, par Robert Castel – le 26 mars 2010.

 

Photo : Université Paris 4, droits réservés

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.