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par Peggy Corlin

On connait le penchant des employeurs à venir fouiner sur les réseaux sociaux pour y surprendre leurs salariés. On sait moins leurs intérêt pour le 2.0 comme instrument managérial.

Le 5 juillet dernier, « l’Atelier BNP Paribas », cellule de veille du groupe dédiée aux nouveaux médias, réunissait un panel d’experts autour de la question de l’évaluation des salariés à l’ère d’internet. Les nouvelles technologies permettant d’évaluer l’influence des internautes sur les réseaux, pourquoi ne pas les appliquer aux salariés dans le cadre du processus d’évaluation?

 

Des outils comme « Klout » ou « Empire Avenue » mesurent aujourd’hui l’influence des internautes sur le web à partir de variables telles le nombre de contacts de l’internaute ou encore la reprise de ses publications sur le web. Peut-on imaginer recourir à ces méthodes pour l’évaluation des salariés ? Aussi ambitieuse soit-elle, l’idée est apparue déconnectée de la réalité de l’entreprise à la plupart des participants à la table ronde. Point de départ du débat, un sondage réalisé par l’Ifop pour l’Atelier BNP Paribas, intitulé « Les cadres, l’évaluation et les réseaux sociaux en entreprise », montre pourtant que les salariés réclament de meilleures méthodes d’évaluation.

 

Pour 26% d’entre eux, l’évaluateur est trop éloigné de leur travail au quotidien. Et 54% des cadres du BTP ainsi que 52% de l’administration juge que l’évaluation est réalisée de façon arbitraire. « Les compétences qualitatives sont toujours moins bien prises en compte dans l’évaluation que les compétences liées aux cœur du business », détaille Philippe Torrès de l’Ifop. Pour les cadres interrogés, l’évaluation devrait davantage porter sur la participation à la vie de l’entreprise et leur capacité à animer une communauté autour de leur expertise, et pas seulement la réalisation des objectifs fixés par les managers.

 

Mais améliorer l’évaluation des salariés en se basant sur leur participation aux réseaux sociaux relève de la gageure puisqu’ils sont encore très peu à utiliser les réseaux sociaux pour leur travail: 7% sont sur Facebook, 12% sur Viadeo et 1% sur Twitter. Idem pour les réseaux sociaux internes comme Yammer ou Youlink (18%). Et si 61% sont prêts à voir leurs compétences évaluées en fonction de ce qu’ils publient (courriels, documents de travail, échanges sur messagerie instantanés ou dans des réseaux professionnels), il s’agit surtout des diplômés des grandes écoles et des cadres de l’industrie. Ce biais n’a pas échappé aux participants à la table ronde: Internet reste l’apanage des plus qualifiés et des plus jeunes.

 

Gérard Reyre, sociologue, analyse: « sur les réseaux sociaux, il y a un classement des individus « par excès », ceux qui n’ont pas peur de se lancer et de se laisser découvrir, et « par défaut », ceux qui n’ont pas toutes les ressources pour rentrer dans le jeu. Est-ce que le système n’est pas porteur de discrimination? Peut-être dans 20 ans ce sera possible ». L’inégalité d’accès à internet rend prématurée une réflexion sur l’évaluation des salariés à partir des outils webs.

 

D’autant que le web ne permet pas encore une appréciation qualitative des compétences. « Un algorithme ne mesure pas la confiance. Sur internet l’influence dépend souvent du nombre de contacts de l’internaute » explique Duleepa Wijayawardhana, président d’Empire Avenue. L’avocat David Métin souligne l’incompatibilité avec le processus d’évaluation: « l »évaluation porte sur les aptitudes, un savoir-faire et non un savoir-être. Est-ce que le fait qu’un mot soit utilisé plusieurs fois justifie qu’il soit mieux utilisé ? ». L’évaluation par le web reste néanmoins pertinente dans certains secteurs où l’audience est déterminante tels le marketing ou la presse. Les rédactions des journaux commencent même à élaborer des chartes d’utilisation des réseaux sociaux à l’attention de leurs salariés.

 

Une façon de siffler la fin de la « récré », alors que ces derniers multiplient les quolibets sur la toile. Car le contrat de travail reste avant tout un lien de subordination. Et de ce point de vue, les participants à la table ronde du 5 juillet ont jugé l’évaluation sur internet peu compatible avec la réalité de l’entreprise. « Le contrat de travail, c’est donner sa force de travail contre rémunération » rappelle David Métin « On est pas sur un contrat narcissique! Aujourd’hui l’entretien d’évaluation a une finalité: soit c’est la progression, soit c’est le licenciement ». Cette réalité du contrat de travail empêche aussi de penser le web comme un outil d’évaluation par les pairs. Internet collerait pourtant à une autre réalité de l’entreprise: le développement croissant de formes de travail plus collaboratives.

 

« Dans l’entreprise, la performance est de plus en plus collective. Or l’évaluation reste individuelle » constate Claude-Emmanuel Triomphe, directeur d’Astrees et Métis Europe, « Il y a un élément positif dans l’évaluation par les pairs, dont la société française a besoin ». Mais pour d’autres, l’évaluation par les pairs fait peser un risque pour la paix sociale dans l’entreprise, voire la santé des salariés. Ainsi David Métin explique-t-il: «en France, l’évaluation génère déjà du stress et des risques psychosociaux. L’évaluation par les pairs créée une confrontation entre salariés qui peut être délétère. Or l’évaluation crée déjà de la concurrence». L’évaluation des salariés à partir des outils web n’est donc pas pour demain. Pour devenir réalité, elle devra d’abord répondre aux critères mis en avant par le sociologue Gérard Reyre comme garantie de bonne évaluation: « utilité, pertinence, fiabilité, objectivité, possibilité de généralisation et transparence ».

 

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