par Gérard Reyre
La notation ne fait pas partie des grandes « révolutions » annoncées comme devant transformer la façon de faire du business (comme par exemple, les ERP (logiciel de gestion intégré) ou internet). Elle n’est pas dans la liste des innovations managériales ou prétendues telles. Elle ne s’est pas affichée dans la rupture ou l’écholalie du discours managérial. En revanche, elle a proliféré dans le courant des dispositifs d’évaluation comme une sorte d’évidence. Sans notation, le dispositif apparaît comme incomplet, inabouti. Sans la cerise, le gâteau est imparfait !
Noter, c’est entrer dans la quantification, dans le sérieux, le rationnel. Ce n’est plus la performance qui fait le ratio, c’est le ratio qui fait la performance. Les indicateurs, les critères, les statistiques s’entourent d’autant d’appréciations, de jugements destinés à construire des murs « incontestables » de classements prétendument objectifs. La mesure désigne le meilleur et le moins bon. Que chacun se débrouille ensuite avec sa propre représentation de lui-même et de sa situation dans l’entreprise. Ce n’est plus le roi qui est nu, c’est le salarié qui se retrouve, au moment de la notation, dans l’impossibilité de présenter une alternative intelligente et complexe de lui-même. Il n’est pas dans le récit de ce qu’il a fait, par son initiative et sa prise de responsabilité, il est devenu 1, 2, 3 ,4 ou 5. A moins qu’il ne se trouve suspendu, scotché entre deux notes, position hésitante : contournement, compromis ou injure faits à la perfection du système !
De nombreux phénomènes constituent une sorte de barrière défensive, sorte de halo empêchant de remettre en question cette pratique génératrice de malaise chez les acteurs de terrain, évaluateurs et évalués. Pourquoi la notation est-elle si répandue, si mal vécue et pourtant apparemment inattaquable ?
Un des premiers constats est qu’il est impossible pour les acteurs de sortir du jeu, sommés qu’ils sont de remplir la « grille », d’autant que l’outil informatique trace désormais une grande partie des pratiques managériales. Leur liberté est faible quant à la possibilité d’orienter les règles afin d’en tirer quelque avantage. Il leur faut donc, au mieux, composer, s’arranger sur la base de combinaisons souvent non prévues par le « mode d’emploi » ! Au pire, le système se mû en moyen de domination par un renforcement des rôles attribués aux acteurs et en particulier au chef. Le manager est alors en bonne position pour rappeler qui dirige, qui oriente, qui tient l’autre au bout du clic de la souris.
Autre constat, les règles qui s’imposent au travers des dispositifs de gestion ne sont pas imperméables aux idéologies, aux influences, aux croyances qui abreuvent le discours managérialiste. Ces règles sont imposées par un groupe social qui forme l’élite du gouvernement des entreprises. Cette élite, typée socialement, se reproduit par des mécanismes de sélection élaborés autour de notes et de classement. On ne peut ignorer le poids des choix imposés par cette élite issue des différents corps d’état engagée pendant près de 20 ans de vie scolaire dans la course à la meilleure note précédant une toute aussi extravagante lutte des places.
La performance, devenue culte, se pose en primat de la raison instrumentale, au point qu’elle menace de prendre entièrement possession de nos vies.
En découlent quelques croyances bien accrochées au bagage du management.
La première croyance est qu’il est possible d’identifier une performance « normale » c’est-à-dire une performance atteinte par un salarié moyennement performant et à partir duquel il est loisible de répartir deux sous-groupes : ceux qui seront au-dessus et ceux qui seront en-dessous. D’où l’usage de la trop célèbre courbe de Gauss. Aussitôt dit, on spécule qu’il y aura automatiquement aux extrémités, un nombre restreint de salariés non performants et de salariés « superperformants ». Cette croyance trouve son écho, entre autres, dans les pratiques d’évaluation exigeant une distribution forcée des salariés entre ces catégories ou dans les supports d’évaluation ayant des échelles en cinq points.
En réalité, la véritable distribution de la performance dans une entreprise est presque toujours inconnue. Il est toutefois possible de créer artificiellement une distribution dite normale de la performance en disant à la majorité des salariés qu’ils sont moyennement performants, parce que moins bons que les meilleurs de leur groupe. On oublie ce faisant que les études démontrent qu’environ 80% des salariés se considèrent plus performants que la moyenne de leurs collègues ! Il n’est donc pas étonnant de constater une grande insatisfaction des salariés face à leur évaluation quand les entreprises leur envoient le message qu’ils sont dans la moyenne, sans plus !
Deuxième croyance, la performance est une réalité objective qui peut se définir et donc se mesurer avec précision. Or, la performance est un construit social relatif à celui à qui on s’adresse et au contexte organisationnel dans lequel on se trouve. Ceci est d’ailleurs de plus en plus évident à mesure que l’on gravit les échelons de la hiérarchie d’une entreprise. Mais, comme le rappelle justement F. Dubet, pour que la performance soit juste, il faut que la compétition soit ouverte et pure de toutes les influences extérieures. Il faudrait de plus que les inégalités dont les individus ne sont pas responsables soient neutralisées afin que se dégagent les seules inégalités de performance considérées comme justes et de plus en plus justes.
Non seulement, bien entendu, ces conditions ne sont pas réunies dans l’entreprise, mais cela supposerait également une croyance absolue dans la légitimité « légale » des procédures qui évaluent la performance.
Cela conduit logiquement à croire que le formulaire d’évaluation joue un rôle déterminant dans la qualité de l’évaluation d’un salarié. Or, l’échec de l’évaluation montre que les « meilleurs » supports ne peuvent tout régler à eux-seuls. Un bon manager peut compenser un formulaire mal conçu, mais un « excellent » formulaire d’évaluation ne sera jamais un substitut adéquat pour un manager qui ne veut ou ne peut assumer adéquatement ses responsabilités de management.
Autre croyance, l’attribution de la cause de sous-performance pose souvent que c’est la faute de l’employé, lequel n’a pas les compétences requises ou n’a pas su mettre tous les efforts que la tâche exigeait. Mais, lorsque l’évaluateur devient évalué, sa tendance naturelle est d’attribuer systématiquement sa propre sous-performance à des facteurs contraignants, hors de son contrôle. On a là une source de conflit et de frustration lors de l’évaluation parce qu’elle amène manager et managé à considérer des moyens forts différents pour régler les problèmes de sous-performance.
En conclusion sur ce point, la performance qui s’incarne dans la notation peut être considérée comme une fiction servant à répartir, classer des individus qui se trouvent, par leur activité, dans des positions parfois proches mais jamais semblables. La mystification fonctionne lorsqu’il apparaît comme indispensable que chacun y croit… sauf à se marginaliser ou à jouer d’habileté avec les règles !
Le mérite est aussi l’une des bases de justification de la notation.
Le mérite tire sa puissance émotionnelle du fait qu’il établit un lien de causalité entre les mérites et les récompenses mais aussi qu’il résonne, en négatif, comme le pointeur des défaillances, fautes, erreurs, incompétences…
Cette notion rassure en tant qu’elle fait croire qu’il existe un ordre, une justice, malgré tout et que les « méritants » seront reconnus comme tels. L’idée de justice est donc concomitante de celle de mérite. Elle présuppose que le contrat passé, en créant l’obligation d’en respecter les termes, permet de cerner l’injustice comme rupture de la promesse et d’envisager ainsi le retour à l’ordre troublé. La demande de justice est alors demande de vérité et de transparence, comme l’on dit aujourd’hui. La justice s’ouvre ainsi à l’idée de déterminer objectivement ce qui est juste et injuste. Derrière cela, on le devine, pointe la demande de reconnaissance que la seule égalité de la justice ne saurait satisfaire, d’autant moins que la promesse d’objectivité n’est pas garantie, comme on le sait dans le champ de l’entreprise, ou ailleurs.
L’idéologie sous-jacente aux croyances ici rapidement évoquées fonctionne sur le principe que le mérite, la performance peuvent être considérées comme justes et acceptables et bien sûr, en particulier par les moins méritants, les moins performants, pour autant que ces individus se reconnaissent comme tels ! Or, nous l’avons vu, ce n’est pas comme cela que les personnes s’évaluent sous le regard des autres. D’où le déphasage persistant entre le dispositif et ses usagers.
Les choses prennent de l’importance quand on les situe sur un arrière-plan d’intelligibilité, un horizon. Tout à fait à l’opposé, la notation incarne plutôt la « cage de fer », image d’une société moderne dont Taylor nous dit qu’elle « nous pousse dans la direction de l’atomisme et de l’instrumentalisme, à la fois en rendant difficile la résistance qu’on pourrait leur opposer et en nous amenant sensiblement à les considérer comme des normes » .
Gérard Reyre est professeur associé de sociologie à l’université Paris Est Marne la Vallée et directeur associé du cabinet CONSEIL & RECHERCHE.
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