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D’un coté, l’évaluation des salariés est une prérogative patronale « inhérente au pouvoir de direction de l’employeur » (la Cour de cassation l’a confirmé). C’est un « attribut » du contrat salarial et du rapport de subordination, mais qui ne dit rien de la manière d’y procéder ni de ce que peut légitimement apprécier l’employeur, ni de ce qu’il peut faire de cette appréciation. De l’autre, le principe « à chacun selon son travail » est toujours à l’œuvre.

 

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C’est bien pourquoi, tant que le travail est mesurable (par la durée notamment), tant que son prix est fixé par une hiérarchie des qualifications suffisamment consensuelle et tant que le produit du travail est dénombrable, point n’est besoin de procédure particulière pour l’apprécier, pour porter un « jugement de valeur ». La « justice procédurale » n’est alors pas un problème, le temps, les volumes sont des critères mesurables et « objectifs ». La « justice distributive » est réglée par la négociation sur les qualifications/classification aux ajustements près sur l’âge.
Ce n’est bien évidemment pas aussi simple et en tendance, de moins en moins aisé. Le travail est de plus en plus intellectuel, au point qu’il est devenu très difficile, avant de prétendre l’évaluer et encore moins de le mesurer, de simplement se le représenter.

 

A l’origine de sa diffusion en entreprise, l’entretien est présenté comme un cadeau
C’est d’autant plus un casse tête qu’il y a désormais une confusion bien installée entre « l’évaluation du personnel » et l’entretien annuel. L’entretien n’est qu’un instrument de l’évaluation et l’évaluation elle-même n’est qu’un aspect d’autres processus plus vastes (la sélection, la rémunération, la reconnaissance, la motivation…). La diffusion de la pratique de l’entretien s’est produite d’abord au nom d’une volonté d’amélioration de la relation managériale, de répondre à un « besoin » de reconnaissance des salariés. Elle s’est imposée, sur un mode « favorable », en diffusant par le haut, comme un attribut distinctif de la gestion des cadres, avant de se généraliser progressivement tout au long des années 80 et 90. A partir du moment où il faut s’expliquer sur la « distribution des ressources rares » dont l’entreprise a le pouvoir et la responsabilité de l’affectation, (le salaire, la promotion, la formation, les conditions de travail…), il devient utile d’instrumenter les décisions par des procédures réputées efficaces (évaluer ce qui fait la performance) et « résistantes » au soupçon d’arbitraire ou de favoritisme, c’est-à-dire légitimes. Procéder à l’aide d’entretien est alors progressivement devenu une évidence pour les entreprises. Cette « promesse » a trouvé un relai dans une réponse à une revendication de la plupart des salariés en faveur d’une prise en compte, réelle et symbolique, de la personne que chacun est déjà dans la Cité et aspire à être également, même dans l’entreprise. De ce point de vue, l’entretien annuel est un support d’animation managériale (support d’un dialogue) et un outil d’intégration attendu dont on voit bien tout à la fois l’utilité et la demande.

 

C’est aujourd’hui un outil qui se veut motivant et « juste » pour fonder des décisions de gestion
C’est quand on demande plus à l’entretien que la difficulté commence. En prétendant en faire un outil de gestion, on rentre plus avant dans la dimension de croyance instrumentée que cet outil revêt nécessairement. Le modèle le plus répandu de cette croyance a été mis au point sur les métiers de la vente ; La performance est au prix d’un « engagement » individuel. Celui-ci trouve son ressort dans l’appât du gain pécuniaire (chez les commerciaux ainsi réputés « vénaux »). Il faut donc « motiver » par la rémunération de manière différenciée et variable les personnes. Le « référent » le plus légitime (acceptés), porté par le courant de la Direction Par Objectifs, pour « discriminer » est alors « les résutats ». Ils sont censés représenter la contribution à la valeur ajoutée de l’activité productive et sont eux-mêmes appréciés en fonction de l’atteinte d’objectifs préalablement fixés. Il ne reste plus qu’à s’entendre sur la manière de « bien fixer les objectifs » (il faut par exemple qu’ils soient SMART pour spécifiques, mesurables, ambitieux, réaliste, définis dans le temps), d’évaluer « objectivement » les résultats et de « régler » finement le curseur de la « juste rémunération » des différences. Déjà, pour les commerciaux et dès les années 80, nonobstant des efforts importants et couteux en énergie pour ajuster les plans de commissionnement, l’intéressement et la participation, les arbitrages sur les variations de rémunérations, les jeux d’acteurs se déploient, les effets pervers (maximisation des indicateurs) sont légions et le sentiment de justice toujours fragile.

 

Justifié comme instrument dans la gestion de la sélection, l’entretien annuel est insuffisant
Force est de constater que comme outil de gestion, une fois fermement encadrés par des principes précisés par les juges, l’entretien d’évaluation des salariés comme outil de gestion est très souvent bien décevant même pour participer à la gestion, c’est-à-dire, instrumenter des décisions. Celui qui fait l’entretien, l’évaluateur n’est pas en général décisionnaire, aussi bien sur l’accès à la formation que sur les augmentations individuelles et encore moins sur les promotions et les moyens des conditions de travail. Celui qui bénéficie (ou début) ou subie (sur la durée) l’entretien n’est pas dans un espace de négociation, mais bien plus de « pénitence » et dans un réflexe d’autojustification. Plus on avance, moins les critères sont univoques ou consensuels. Faute d’accord sur « les résultats », faut-il apprécier la production (de plus en plus immatérielle et soumise à un jugement subjectif), le comportement (lequel ?), les compétences (définies comment), l’effort et le mérite (que l’organisation peut souvent contredire) ? Soumis à un moment d’un processus de sélection, les acteurs sont dans un dialogue, mais très contraints par des enjeux qui restent contradictoires. Etre jugé suppose pour le salarié d’accepter, de reconnaître le déséquilibre des rôles institué par la relation de subordination. Personne ne peut aimer cela. Et puis, juger suppose pour l’évaluateur (le n+1 selon la théorie dominante) une légitimité que bien souvent sa propre hiérarchie, ses compétences et les systèmes de gestion ne lui accordent pas.

 

Quels que soient ses avatars, dérives et ambiguïtés, l’entretien est et restera utile comme rituel d’intégration
Au-delà des croyances explicites sur les vertus supposées de l’entretien comme outils de gestion des décisions qu’il doit alimenter et justifier, il est en effet une fonction latente qu’il faut reconnaître et qui explique a elle seule que l’on y procède, même si cela ne sert qu’à cela. L’entretien est une mise en scène de l’appartenance à un collectif, une communauté, il est une manière de désigner à chacun qui est son chef, il est un moment de « rappel symbolique » des ressorts de la relation et de ses raisons. En cela, il est un peu l’équivalent, pour la « société entreprise » du rite de la confession pour la communauté des catholiques. Sans au moins une confession par an (la veille de Pâques est le moment le plus indiqué), on ne peut se prévaloir de la qualité de membre de l’église. Evidemment, l’officiant n’est pas dupe sur la sincérité et l’exhaustivité des aveux et de la contrition. L’impétrant peut lui-même connaître quelques doutes sur l’effectivité de l’absolution s’agissant de lui garantir la paix éternelle. Peu importe, du moment que l’un reconnaisse l’autre dans les rôles proposés par l’institution, réactivant ainsi la double reconnaissance de l’appartenance. C’est un rituel d’intégration au collectif institué par le contrat salarial. C’est déjà pas si mal !

 

En savoir plus

Veille documentaire Metis Evaluation du travail

 

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.