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En amplifiant la pénurie de moyens et de personnel, les réorganisations des établissements publics de santé souvent brutales ont accru la fatigue physique et mentale du personnel soignant et dégradé la qualité des soins. Cependant, des innovations obtenues par le dialogue social peuvent inverser la tendance.

 

carcassonne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un million de salariés travaillent aujourd’hui dans la fonction publique hospitalière (dont 95% dans les hôpitaux. Entre 2007 à 2009, au moins 10 000 emplois ont été supprimés suite aux Plans de Retour à l’Equilibre (PRE) planifiant des suppressions de postes massives (Source INSEE). Toujours est-il que la France manque de personnel soignant. Cédant aux demandes réitérées des praticiens, le ministre de la santé Xavier Bertrand vient d’annoncer dimanche un élargissement du numerus clausus. D’autant plus urgent, qu’un tiers des 50 000 médecins partira à la retraite d’ici 2018 car l’âge moyen est de 51 ans. Des mesures tâcheront de retenir ceux pouvant y prétendre, assure le Ministre.

 

« La situation est tellement dégradée dans les hôpitaux qu’il y a de plus en plus de difficultés à pourvoir les postes et ceux qui sont en poste ont de plus en plus tendance à partir », explique Michel Agostini, expert chez Secafi Alpha. D’où la compensation par l’immigration de médecins et d’infirmières européens et non-européens, qui sont parfois rémunérés comme des internes, sous prétexte qu’ils n’ont pas de diplôme français. Infirmières et médecins choisissent de plus en plus souvent d’exercer en libéral, bien que la carrière au sein de l’hôpital public soit plus prestigieuse et que ceux-ci soient beaucoup moins endettés que le privé (deux hôpitaux sur trois sont en déséquilibre, 15% des hôpitaux cumulent 80% de la dette, selon Réalités du dialogue social).

 

Dans le cadre d’une étude européenne, SECAFI a réalisé une capitalisation des expertises réalisées sur des restructurations hospitalières à la demande des CHSCT, dans 40 établissements français. Cette étude porte sur 2 ans lors desquelles des experts ont analysé la situation des personnels d’organismes de santé divers par leur taille (entre 200 et plusieurs milliers de personnes), leur nature (Centre Hospitalier Universitaire -CHU-, Centre Hospitalier, Hôpital Local, Établissements publics hébergeant des personnes âgées dépendantes -EHPAD-) et leur implantation géographique (toutes régions, zones urbaines et rurales).

 

Tous connaissent des injonctions d’optimisation économique (la tarification à l’acte – dite « T2A », la maîtrise des flux, la valeur ajoutée par processus, la chasse non seulement au gaspillage mais à tout acte considéré non « productif », et la standardisation). L’étude prend en compte les différentes formes de restructuration : déménagements, changements organisationnels de l’établissement (globaux ou partiel), réorganisation profonde des horaires de travail par tranches de 12h. Les conditions de travail concernent aussi bien les facteurs de pénibilité, la charge de travail que les risques liés au mal être des personnels, que le changement technologique et l’organisation logistique.

 

L’étude constate que la double pression sur les résultats et la qualité relève de l’injonction paradoxale, car il faut faire mieux mais avec moins de moyens. Le contrôle des coûts a augmenté les actes administratifs, changé l’organisation du travail, et dégradé la qualité des soins.

 

Course contre la montre
Les temps de pauses et d’échanges sont des temps « inutiles » pour l’administration, analyse le rapport, alors que ce sont des temps de relais essentiels. Ils sont remplacés par un acte administratif, moins convivial, avec un potentiel d’erreur plus important, ou par des quart d’heure de « staff » non compris dans le temps de travail. La transmission ne se faisant pas toujours correctement par écrit.

 

Or « la crainte de l’erreur est un des moteurs du stress et des risques psychosociaux » explique M. Agostini. L’hôpital rend malade ses propres salariés, en moyenne 10% des effectifs étaient en arrêt maladie pour raison professionnelle sur les 40 hôpitaux étudiés (entre 7 et 18%). Certes le taux est à manipuler avec précaution, mais l’indicateur est préoccupant. Avant les soignants ne se mettaient pas autant en arrêt. Il faut y voir le signe d’une véritable lassitude morale, d’une perte de sens ».

Plusieurs phénomènes accentuent ces risques. La perte de l’estime de soi, la peur de l’erreur, suite aux pertes de compétence et à la casse des équipes. L’étude dénonce une forte augmentation de la pénibilité. Moins de la moitié du personnel a des horaires fixes. L’intensité du travail a augmenté, car les horaires sont plus longs. Les journées de 12 heures ont de graves conséquences sur la santé à long terme. 20% des infirmières en fin de carrière souffre d’incapacité. L’accord du 27 octobre 2009 sur les conditions de travail dans la fonction publique prévoit la requalification des personnes qui sont tombées malades, mais les moyens sont très faibles.

 

Les soignants n’ont pas utilisé toutes les journées de récupération auxquels ils ont droit dans le cadre des 35 heures. Selon les premières estimations : 2,1 millions de jours de RTT ont été accumulés par 41 000 médecins hospitaliers, et un million de jours pour plus de 350 000 salariés (lien vers leMonde.fr). Les hôpitaux n’ont pas les moyens de rémunérer ces jours placés sur des Comptes Épargne-Temps, et l’idée de les transformer en point retraite fait son chemin.

 

Deux variables supplémentaires sont d’une part la «charge émotionnelle » inhérente à tout agent (salarié) travaillant en relation directe avec les patients, et d’autre part la conviction citoyenne d’appartenir à un « service public » de Santé. Enfin une troisième composante complique encore un peu plus la donne : c’est la place particulière que le corps médical occupe dans l’organisation des établissements entre hiérarchie fonctionnelle et relation au patient, sans responsabilité directe hiérarchique sur les autres personnels. Les réorganisations ont chamboulé les valeurs professionnelles et les « vocations », la judiciarisation des rapports en découle pour Michel Agostini : « quand on se met à considérer l’usager comme un client, il se comporte comme un client et se défend. Cette modification de la relation interroge le praticien sur ses propres valeurs ».

 

Les tentatives de privatisation de la blanchisserie et restauration, du nettoyage et du brancardage coûtent plus cher que prévu. Les travailleurs sous statut public sont reventilés sur d’autres fonctions, les services de restauration n’assurent pas toujours un service diététique adaptés aux patients. « Mais la lutte sociale a un allié : le microbe. Car l’un des principal problème de l’hôpital, ce sont les maladies nosocomiales ». Dans certains cas, les établissements sont revenus sur des externalisations. Pour l’expert, la rupture de la chaine logique de travail conduit au morcellement du patient.

 

Le modèle de Carcassonne
Le dialogue social dans la fonction publique hospitalière est assez normé. La loi du 5 juillet 2010 implique de nouveaux comportements, une nouvelle culture, faute de quoi sa mise en œuvre risque d’avoir des effets limités, prévient Jean-Paul Guillot de Réalités du Dialogue social.

 

L’hôpital de Carcassonne peut faire figure d’exemple. Il aura fallu retarder de 6 mois le chantier de rénovation pour laisser le temps à l’ergonome Madeleine Estryn-Béhar d’intervenir. « La direction, le comité d’établissement et le CHSCT ont fait partie des groupes de travail pour amender les plans de l’architecte : l’emplacement des salles de soins, de la pharmacie, de repos, les postes de travail, les postes informatiques et les circulations d’un endroit à l’autre, explique Denis Garnier de Force Ouvrière, auteur de L’hôpital disloqué. Une infirmière passe déjà 28% de son temps dans les couloirs, et si l’on déduit aussi le temps passé sur le dossier informatique de soins du patient, c’est tout ça qui n’est pas au chevet du malade. Ce qui a été fait à Carcassonne est exceptionnel ». Le fonds national de prévention (FNP) a financé le projet à hauteur de 200 000€. Appartenant à la caisse nationale des retraites, il investit depuis sa création en 2001 (2004 effectivement) sur toutes les actions de prévention de santé professionnelle dans la fonction publique territoriale et hospitalière. Nantes et Caen qui doivent remédier à des problèmes d’amiante pourraient s’inspirer de la formule.

 

Les restructurations sont de manière générale conduites dans la brutalité, en partie à cause du manque de concertation, de marges de manœuvre et de moyens. « Dans le cas des établissements qui entamaient des démarches « lean », les personnels se sont impliqués en présupposant que la situation allait s’améliorer, et qu’on tiendrait compte de leurs propositions, sauf qu’il n’y avait pas les moyens les concrétiser, donc les espoirs ont été déçus, explique Michel Agostini. Parfois la direction a la malice de découper les projets en sous-projet, ce qui fait perdre le fil, multiplie les réunions. Et le projet global n’apparaît qu’à la fin ». Enfin, l’évaluation des risques vient toujours tard, constate les dégâts a posteriori sans avoir les moyens de les réparer.

Lire aussi :
Jean-Paul Guillot, Faire vivre le dialogue social dans la Fonction publique hospitalière, édition 2011 – Réalités du Dialogue social
Denis Garnier, L’hôpital disloqué

 

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