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Bibliothèque-atrium, lycée démontable, l’architecte franco-danoise Phine Weeke-Dottelonde, défend la qualité des espaces, des lumières et du son sur les lieux de travail. Elle a reçu le premier prix de l’association Architecture et Maîtres d’ouvrage (AMO) en 2006.

 

Qu’a de particulier un lieu de travail selon vous ?
La génération de nos pères se définissait par rapport à un travail qui était central et omniprésent. Le travail c’était tout. Aujourd’hui, on a conscience qu’il faut un équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle et que c’est très important pour réussir sa vie. Ce fantasme de devoir « être charrette », comme disent les architectes, est en train de passer, fort heureusement. Dans des sociétés où l’on veut tout rationaliser, nous sommes des animaux qui avons besoin de lumière, d’espace et de relations à autrui. C’est cela qu’il faut pouvoir trouver dans un lieu de travail.

Il faut pouvoir se concentrer – ici la question de l’acoustique est cruciale – mais aussi pouvoir faire un break dans cette concentration et regarder ailleurs, et c’est là que joue la lumière. Faire venir de la lumière naturelle c’est fondamental. Comme l’est la qualité des couleurs ou des matériaux ou encore la pérennité des bâtiments qui doit être compatible avec une certaine flexibilité, que l’on nous demande de plus en plus. Enfin, l’espace ce sont aussi les entre-deux : c’est comme en musique, entre deux mouvements forts il faut un silence, au travail ce sont de moments de pause.

 

Au Havre, vous avez conçu des lieux de travail dont certains ont été récemment primés. Comment avez-vous appliqué vos principes ?
Au Havre, nous avons conçu la nouvelle Chambre de Commerce et d’Industrie, ce qui nous a valu le prix AMO en 2006, ainsi que la Bibliothèque Universitaire. La CCI nous avait demandé un hall. Nous leur avons offert un Atrium, un lieu où l’on peut se croiser, se voir, déambuler, détendre ses jambes et sa pensée. Depuis, ils en ont fait un lieu d’événements, de rencontres, de fêtes, de dédicaces pour livre. Pour penser cette CCI, les impressionnistes qui ont tant peint en Normandie et le tableau de Nicolas de Staël « Face au Havre » nous ont beaucoup inspiré. Les formes sinueuses de l’Atrium surprennent. Au long des balcons, nous avons disposé des tables filantes et dégagé de grands plateaux de lecture. Pour beaucoup cet open space en bibliothèque est un non sens. Or c’est cela que les usagers utilisent le plus !

 

Bien sûr nous avons beaucoup travaillé l’acoustique. Mais un bâtiment c’est comme un film : on ne peut le découvrir d’un coup, il faut suivre tous les épisodes avant la fin de l’intrigue. C’est une succession de séquences dans l’espace et dans le temps. L’ordre doit être un plaisir. On m’a dit que souvent le visiteur qui entre à la BU du Havre commence par un « Ah ah » d’étonnement. Le plaisir des yeux et du beau c’est fondamental. Les personnes doivent être fières du lieu où elles travaillent. À Nice, la nouvelle bibliothèque rencontre un engouement tel, qu’elle est désormais ouverte la nuit et le week-end ! Un beau lieu de travail fait partie de la reconnaissance. Cela fidélise et motive. Responsabiliser pour moi est le maître mot. Ça doit venir des responsables, mais aussi des utilisateurs. Or beaucoup d’entre eux n’ont aucune envie de l’être !

 

Beaucoup de bâtiments vieillissent prématurément et visiblement n’ont pas été conçus pour durer…
Un des projets qui me tient le plus à cœur aujourd’hui est le lycée de Dammartin-en-Goële, près de Roissy. Non seulement il comporte une grande part de matériaux en bois, répond aux normes HQE (haute qualité environnementale) et à bien d’autres encore, mais il est conçu pour comprendre à la fois de la flexibilité – tout ou presque doit pouvoir être démonté-et être pérenne. Cette idée de pérennité est récente et progresse très lentement chez les promoteurs qui pensent d’abord un bâtiment sur la base de sa garantie décennale. De fait, on est toujours au courant de ce qui se passe dans un bâtiment après sa livraison, tel détail de porte qui ne va pas. Et il importe de se servir de toutes ces expériences pour la suite. L’architecte peut et doit apporter des réponses au maître d’ouvrage à des questions auxquelles celui-ci n’a pas toujours eu le temps de penser.

 

Le métier d’architecte a-t-il beaucoup évolué ?
L’architecte est celui qui sait aller du plus grand, au plus petit : de la ville à la poignée de porte, en passant par le quartier, le bâtiment. Il conçoit la salle de travail, l’emplacement de fenêtre, le matériau pour le plafond, un détail d’ornement… Il doit faire la synthèse entre les élus, les maîtres d’ouvrage, les utilisateurs, les financeurs, les entreprises, les artisans etc. Bref, c’est un métier de synthèse qui tend à devenir rare, comme tous les métiers de ce genre.

 

Notre profession s’exerce par passion. Cependant elle est en train de se paupériser du fait de la situation économique. Aujourd’hui 20% des architectes gagnent moins de 833 € par mois. Et on nous en demande souvent de revoir nos honoraires à la baisse ! L’âge d’or de la décentralisation où chaque maire voulait sa mairie, sa médiathèque est révolu. L’État est devenu exsangue et ce sont de plus en plus les décideurs privés qui imposent leurs vues et leurs manières de faire.

 

Par ailleurs, nous sommes gagnés par le droit : tout est réglementé, tout doit être écrit. Le monde se couvre de parapluies et l’architecte est le coupable par défaut qui doit faire désormais la preuve de son innocence ! Autour d’eux, les gens sont très conservateurs et vont vers des valeurs sûres. Et, comme le reste de la société, nos professions sont de plus en plus tournées vers l’image. Quand on a une belle enveloppe, une belle perspective, on peut remporter le tout, sans savoir ce qui la recouvre. Il faut devenir une architecture d’image. Or ce qui est fondamental, c’est l’usage des bâtiments : la qualité des espaces, des lumières, du son, les rapports entre les espaces servis et le espaces servants. Sans oublier la qualité des entre-deux : escaliers, coursives qui sont autant de lieux de rencontres. Du fait des ratios actuels, ces entre-deux sont malheureusement comprimés voire supprimés.

 

Comment voyez-vous les liens entre démocratie et architecture ?
Sacrée question ! On peut la voir sous plusieurs angles. Avec les utilisateurs, je dirais que la vraie démocratie n’est pas bonne. L’important pour nous est d’avoir un représentant intelligent et capable de faire la synthèse des divers intérêts. Pour la BU du Havre, elle était portée par la directrice, qui avait eu un coup de cœur pour notre projet. Sinon, le risque est celui d’une fausse démocratie où chacun ne voit que son petit intérêt immédiat. La démocratie, c’est aussi notre relation aux élus qui ont un rôle essentiel. Ils sont peu formés à l’architecture contemporaine et donc enclins à une sorte de conservatisme. Ne connaissant pas, ils n’osent pas. Du fait de Bruxelles, la concurrence et les concours se sont généralisés. Cela a du bon mais pose problème car très peu d’élus et de membres des jurys sont en mesure de lire des plans. Il faudrait que les maîtres d’ouvrages se forment à l’architecture.

 

La démocratie est aussi affaire d’intérêts équilibrés. Or aujourd’hui les grosses entreprises sont les décideurs, notamment à travers des fameux PPP, les partenariats public-privé. En face notre profession est très fragmentée, alors qu’il faudrait être solidaire pour être moins solitaire ! Enfin, je me suis présentée et ai été élue à l’Ordre des architectes et j’essaie de faire avancer les choses, comme tout un chacun devrait le faire dans nos sociétés. Il est nécessaire que nos sociétés fassent plus confiance à leurs architectes !

 

Le rôle de l’architecture est-il le même en France que dans le reste de l’Europe ?
En tant que franco-danoise, je constate que la situation française est pleine de paradoxes. D’un côté, la France est un des pays européens où le dépôt d’un permis de construire passe obligatoirement par un architecte. Cette obligation née de la loi de 1977 est d’ailleurs sujette à une attaque en règle de nombreux lobbys ! De l’autre, les architectes ne suivent que 30% des constructions et tout le reste est le fait d’autres acteurs, à commencer par les aménageurs dont l’architecture est le moindre des soucis. Nous assistons ainsi à un étalage urbain en zone rurale, avec des réseaux de toutes sortes (routes, eau, électricité..). Ces résidences éloignées des centres, des commerces, des écoles gangrènent notre pays et nos campagnes. Une maison Kaufmann ou Phoenix est très standardisée, alors qu’une maison est un projet de vie forcément personnel ; et construire avec un architecte ne coûte pas plus cher !

 

Dans les pays du Nord, au Danemark, en Finlande ou en Hollande, l’architecture est perçue comme une volonté de s’inscrire dans le quotidien des hommes et des sociétés. Il suffit de s’y promener pour voir le résultat. En France on a enlevé aux architectes la possibilité de dessiner les trottoirs en ville ou les ponts, ce qui n’est pas le cas en Allemagne par exemple. Nous méconnaissons la valeur ajoutée de l’architecture, nous la voyons comme une activité mercantile, alors que c’est une profession d’utilité publique.

 

L’architecture semble être pour vous une question d’éducation ?
Tout à fait ! Il y a une énorme responsabilité de l’école en la matière. La France se différencie aussi d’autres pays européens par le fait que chez nous, on éduque peu à la responsabilité. À la place on formule des règles, une multiplicité de règles, que chacun va bien sûr s’efforcer de contourner. Dans les pays du Nord, la confiance règne, car cela va avec une vraie responsabilisation. La formation d’architecte a elle beaucoup évolué. La pédagogie des écoles d’architecture était encore peu tournée vers le projet. On essayait de vous donner des bases pour qu’ensuite votre créativité se développe. Tout cela s’est allégé au profit d’un monde plus économique et juridique. Quand vous sortez d’une école aujourd’hui vous savez tout de vos devoirs et de vos droits et vous savez négocier tout de suite vos contrats. Alors qu’avant cela s’apprenait avec le temps et sur le tas.

 

La présente crise vous fait-elle peur ?
Aspirer à la générosité rend l’exercice de nos métiers difficile. Pourtant et malgré la crise dont nous savons tous qu’elle va nous toucher fortement, comme toutes les professions du BTP en 2012 et 2013, je fais partie des architectes optimistes. Je souhaite par-dessus tout apporter une meilleure qualité de vie et procurer du beau à l’individu, au groupe et à la ville !

 

Quelques ouvrages de Phine Weeke-Dottelonde et de son cabinet 

 

Chambre de commerce et d’industrie, le Havre

ccih14 103

 

L’Atrium, Chambre de commerce et d’industrie, Le Havre

ccihatri26

 

L’Atrium, Bibliothèque universitaire Le Havre

buhatrium24102

 

Bibliothèque universitaire de Nice, photo Demailly

deamilly9

 

Bibliothèque universitaire de Havre

escalier43

 

Salle de réunion, Chambre de commerce et d’industrie du Havre

salle reunion

 

 

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