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Europe-Canada : cachez cet accord de libre-échange que l’on ne saurait voir

publié le 2012-02-20

C’est « l’éléphant dans le salon », l’énorme problème que tout le monde fait mine de ne pas voir, dénoncent les Québécois (comme dit l’expression anglo-saxonne « an elephant in the room »). Le Canada est sur le point de conclure un accord de libre-échange avec l’Union Européenne et personne n’en parle.

 

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L’objectif de l’Accord Économique et Commercial Global (AÉCG) est de dynamiser les relations économiques entre Ottawa et Bruxelles. L’UE est le 2ème partenaire commercial du Canada, très loin après les États-Unis (métaux, minéraux et chimie, blé, graines et oléagineuses). Le Canada est le 14ème partenaire de l’UE… (machine, chimie, caoutchouc, plastiques et automobile, pétrole britannique). Le contenu de l’accord vise à supprimer certaines barrières tarifaires et droits de douanes relativement faibles, et dynamiser la mobilité de la main d’œuvre.

 

Lancées officiellement en 2009, les négociations se déroulent depuis dans le plus grand secret. Ce manque de transparence inquiète les élus et les syndicats outre-Atlantique. Des organisations altermondialistes et écologistes canadiennes ont en effet tiré la sonnette d’alarme. Bientôt rejointes par de nombreux syndicats, associations étudiantes, indigènes ou encore féministes, elles se coordonnent désormais au sein du « réseau pour un commerce juste » et du « réseau québécois pour une intégration continentale ». Selon une de leurs déclarations conjointes : « une entente commerciale avec l’Union européenne (UE) serait bien si elle signifiait plus de bons emplois et de meilleurs services sociaux. Mais comme pour toutes les ententes de libre-échange, ce n’est pas le but. Tel qu’il est actuellement libellé, l’AÉCG constituera une menace pour nos services publics, nos emplois, notre environnement, notre alimentation, notre culture, nos télécommunications, notre eau et nos ressources – même nos droits démocratiques ! » Pourquoi l’Europe fait-elle si peur ?

 

Étant moins occupés par les répercussions dramatiques de la crise financière que leurs homologues européens, les Canadiens sont bien placés pour juger des risques inhérents à ce type d’accord. L’accord de libre-échange nord-américain (ALENA) conclu en 1994 entre le Canada, le Mexique et les États-Unis est en effet régulièrement l’objet de controverse. Or, l’ambition de l’AÉCG est précisément d’aller encore plus loin que l’ALENA.

 

Une crainte alimentée par des fuites
Malgré l’optimisme affiché par les négociateurs quant aux bienfaits supposés de l’AÉCG, des fuites lors des tours de négociations ont renforcé les craintes de la société civile. Libéralisation des marchés et services publics tels que l’eau, l’énergie ou la santé, déréglementations agricoles notamment en matière d’OGM ou d’utilisation d’hormones de croissance, déréglementation financière. Nombreux sont les sujets sensibles qui se retrouvent sur la table, sans que la portée des concessions octroyées puisse faire l’objet d’un véritable contrôle démocratique.

 

En outre, la très probable inclusion d’un équivalent au chapitre 11 de l’ALENA suscite un certain malaise. Il permet aux entreprises étrangères de poursuivre un État pour une réglementation (par exemple environnementale) qui en compromettrait les profits, même futurs. Dès lors, au-delà des débats portant sur la répartition exacte des gains à espérer d’un tel accord, c’est surtout le modèle commercial qu’il promeut qui inquiète plus de 80 organismes, en Europe comme au Canada. Selon eux, la priorité accordée aux enjeux strictement économiques se fait au détriment des considérations sociales ou environnementales, grandes absentes de ces négociations. On saisit mieux leur réticence vis-à-vis d’un processus auquel, jusqu’ici, seuls les représentants du monde des affaires ont été appelés à participer.

 

Côté canadien, c’est évidemment la volonté de diminuer l’extrême dépendance économique vis-à-vis de l’imposant voisin du sud qui constitue l’objectif principal de la démarche. À l’inverse, pour les Européens, au-delà des intérêts économiques immédiats de certains secteurs clés (industrie pharmaceutique, construction, gestion de l’eau, etc.), c’est aussi l’opportunité de pouvoir s’exercer « grandeur nature » à la négociation avec un partenaire qui a toutes les ressemblances avec le véritable objet de convoitise de l’UE, les États-Unis, qui présente un intérêt de taille. Ce qui explique d’ailleurs en partie l’insistance européenne à voir les provinces canadiennes se joindre à la négociation, puisqu’à l’inverse de leurs équivalents du Nord, les États fédérés américains sont légalement tenus d’être associés à tout processus de ce type.

 

Le Devoir s’est rendu à Bruxelles en décembre pour savoir sur quoi achoppaient les négociations : les contrats publics pour les provinces et les villes, la protection de la diversité culturelle, le caractère public de la gestion de l’eau potable usée ou encore le service international de Poste Canada. Gaétan Pouliot écrit : « l’Europe tente d’imposer son propre régime de droits de propriété intellectuelle, plus protecteur que les standards canadiens. L’effet secondaire redouté est une hausse des coûts du système de santé pour les provinces, qui devront attendre plus longtemps avant d’avoir accès à des médicaments génériques, moins dispendieux ».

 

L’étape de la ratification sera cruciale, puisque l’AÉCG doit recueillir l’approbation de l’ensemble des parlements nationaux (et provinciaux canadiens) pour espérer entrer en vigueur. Un seul « non » parmi ceux-ci et ce sont donc plus de 2 ans de négociations qui tombent à l’eau. Autant dire que des deux côtés, partisans et opposants, l’enjeu sera de taille… éléphantesque.

Et le débat, s’il a lieu, sera enfin animé…

 

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