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par Clotilde de Gastines, Claude Emmanuel Triomphe

La pensée sur l’entreprise est affligeante, parce qu’elle repose sur des fausses évidences, notamment celle du droit de propriété. Pour Jean-Philippe Robé, avocat d’affaires aux barreaux de Paris et de New York, il faudrait penser l’entreprise en termes de responsabilité, de pouvoir et de contrôle. Dans le cadre des travaux du collège des Bernardins, il développe ses arguments sur la manière dont l’idéologie actionnariale a pris le dessus dans le fonctionnement des entreprises et propose de mettre en place des micro-dispositifs vertueux. Entretien

 

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Vous posez la question : à qui appartiennent les entreprises ? Et vous dénoncez une « fiction actionnariale ». Pourquoi ?

Le raisonnement sur l’entreprise à partir de la propriété est faux. L’entreprise est une organisation économique et n’existe pas en tant que telle au sens juridique : ce n’est ni une personne morale, ni un bien ou un ensemble de biens. Comment voulez-vous dès lors que l’on puisse en être propriétaire ? Personne n’est propriétaire de l’entreprise. Il faut se méfier des analogies, mais ce serait comme dire qu’on peut être propriétaire de sa famille par exemple. Il y a des institutions dont personne n’est propriétaire, et c’est le cas de l’entreprise.

 

Les actionnaires ne sont propriétaires que des actions. Celles-ci sont des titres de capital émis par une société commerciale qui est l’un des supports juridiques de l’entreprise. Ces actions leur donnent deux droits : le droit de participer à des assemblées générales d’actionnaires et de voter sur quelques décisions : voter des dividendes si la direction décide d’en proposer, et désigner les dirigeants, par exemple. Ils ont donc un droit politique et un droit économique. Mais vous avez des sociétés qui n’ont jamais versé le moindre dividende, car elles considèrent qu’elles n’ont pas à rémunérer l’actionnaire et que si l’actionnaire veut toucher de l’argent il n’a qu’à vendre une partie de ses actions qui ont pris de la valeur, et être ainsi rémunéré par un autre actionnaire, pas par la société. Le droit des sociétés ne prévoit d’ailleurs aucune obligation juridique de maximiser les profits.

 

Pour organiser les entreprises d’une certaine taille, on utilise toujours une société commerciale. Elle détient la personnalité morale. C’est donc elle qui est propriétaire des actifs utilisés dans l’entreprise et qui passe les contrats avec les participants à l’entreprise, en ce compris les salariés qu’elle recrute. Les dirigeants ne sont pas les mandataires des actionnaires ; ils sont des mandataires sociaux – des mandataires de la société elle-même. Ainsi, bien qu’il ait des droits, un actionnaire n’est pas une partie prenante interne à l’entreprise, il lui est totalement extérieur. Aujourd’hui avec le speed-trading, vous pouvez être propriétaire d’une action émise par une société cotée une nanoseconde. Est-ce que l’entreprise vous appartient en tout ou partie pendant ce laps de temps ? Evidemment non.

 

L’actionnaire n’est une partie prenante interne que s’il est actionnaire de contrôle. Mais il faut d’abord raisonner sur l’actionnaire de manière générale avant de réfléchir sur les spécificités que présente l’actionnaire de contrôle.

 

En fait, il faudrait mieux poser la question : qui a le pouvoir de contrôle dans l’entreprise ?

Tout à fait. La réflexion sur l’entreprise à partir du droit de propriété induit en erreur, même s’il y a des relations de propriété. La réflexion doit se faire à partir du concept de pouvoir. Ce n’est pas particulièrement intéressant pour les petites entreprise où le lien de propriété personnel est encore très présent ; mais c’est essentiel pour les très grandes. Or on essaie de faire croire que les grandes entreprises fonctionnent comme les petites, ce qui est fondamentalement faux.

 

Comment contrôler le pouvoir des actionnaires de contrôle ?

Le problème, c’est qu’ils bénéficient aujourd’hui de la même limitation de responsabilité que l’actionnaire lambda, alors qu’ils exercent un pouvoir très fort. Or toute personne qui exerce un pouvoir doit en être responsable. La reconnaissance de cette responsabilité devrait intervenir beaucoup plus souvent que ce n’est le cas aujourd’hui. Même des auteurs américains assez classiques comme Hansmann (professeur de droit à Yale) et Kraakman (professeur de droit à Harvard) considèrent qu’il faudrait « percer le voile sociétaire » plus souvent que ce n’est le cas aujourd’hui. Sinon cela crée une asymétrie trop importante entre le pouvoir exercé et l’irresponsabilité que le droit des sociétés accorde.

 

Actuellement, les actionnaires de contrôle ont un pouvoir de décision qui fait porter le poids des risques qu’ils prennent sur d’autres qu’eux. Si les stratégies risquées se traduisent en profits, ce sont eux qui en bénéficient. Mais quand les risques se réalisent, ce ne sont pas eux qui payent les pots cassés, ce sont d’autres, internes ou externes à l’entreprise, qui en subissent les conséquences. Une analyse passant par la notion de pouvoir abouti logiquement à cette conclusion d’un nécessaire amoindrissement de la limitation de responsabilité limitée pour les actionnaires de contrôle. Or, pour le moment, ils ont le beurre et l’argent du beurre. Cette asymétrie dans le système juridique est à l’origine d’une partie des crises que nous vivons. Nous manquons de contre-pouvoirs.

  

Il existe des milliers de techniques d’externalisation qui dissocient les enveloppes juridiques des enveloppes organisationnelles. Comment construire un équilibre différent ?

Il s’agit-là de méthodes d’optimisation de l’extraction de la valeur créée par l’entreprise. Elles permettent de déplacer les risques. Au-lieu d’y faire face collectivement dans une entité juridique unique, vous les externalisez dans une autre avec laquelle vous passez un contrat. Vous en profitez tant que les affaires marchent. Quand elles sont mauvaises, vous rompez le contrat, qui est beaucoup plus facile à rompre qu’un contrat de travail.

 

Si on raisonne par le pouvoir, on peut rééquilibrer les choses. Certes vous n’avez qu’une relation contractuelle, mais il n’empêche que les sous-traitants sont intégrés à l’organisation que constitue l’entreprise et à partir de ce moment-là, ils doivent être dédommagés s’il y a eu abus dans la mise en place d’une relation contractuelle dissociant la réalité organisationnelle de l’entreprise et la structuration des liens juridiques.

 

Le sujet des frontières de l’entreprise et de la réalité du contrôle est complexe. En première approximation, on peut considérer que les frontières de l’entreprise se situent là où l’influence du pouvoir exercé par l’entreprise ne se fait plus sentir : la question qui se pose alors est de déterminer si le cocontractant est dépendant ou indépendant, autonome ou pas, soumis au pouvoir de l’entreprise ou non, est-il « aux ordres » ou pas ?

  

Est-ce que les théories de la RSE ont déplacé les lignes du débat ? Ou est-ce seulement un habillage ?

On peut dire que c’est les deux. Cette réflexion permet un débat, mais il part mal. Les trois termes qui désignent ce courant de pensée ne résistent déjà pas à l’analyse. Le mot « responsabilité » tout d’abord. Soit on parle de responsabilité morale, auquel cas cela n’engage pas vraiment, soit on parle de responsabilité juridique. Or l’entreprise n’existant pas, elle ne peut pas avoir de responsabilité juridique. Ensuite le mot « social » (ou sociétal ? Qu’est-ce que ça change d’ailleurs, franchement). Une responsabilité « sociale », c’est une responsabilité à l’égard de qui ? À l’égard de la « société » ? Mais de qui s’agit-il précisément ? Qui va mettre en œuvre cette responsabilité ? Et contre qui puisque l’entreprise n’existe pas en droit ? Il ne peut pas y avoir de responsabilité juridique d’une entité qui n’existe pas à l’égard de quelqu’un qui n’existe pas non plus …

 

Les chercheurs en RSE mettent la charrue avant les bœufs. On considère que le problème de base, qui est le problème de l’inexistence juridique de l’entreprise, est réglé. Puis on lui impute des « responsabilités ». Mais il faudrait d’abord que l’entreprise ne soit plus un « sujet de droit naissant », qu’elle soit appréhendée comme une organisation, un système de pouvoir, même si elle n’a pas d’existence juridique en droit positif. Alors nous pourrons nous demander comment responsabiliser les détenteurs du pouvoir à l’égard des intérêts qui sont affectés par les prises de décision, qui sont des intérêts internes pour une partie, et externes pour une autre.

 

En quoi l’idée de contrat d’entreprise que proposent Armand Hatchuel et Blanche Segrestin est-elle dangereuse selon vous ?

Je pense que c’est une impasse. Il me semble qu’ils ont en tête une nouvelle forme de « contrat social » d’entreprise. Mais comme le « contrat social » tout court est un mythe, pourquoi perdre son temps ?

 

Pour mesurer l’ampleur des difficultés que cette approche présente, il faudrait s’essayer à rédiger un modèle de « contrat d’entreprise », pour voir qui va être partie à ce contrat, pour faire quoi, qui apporte quoi, qui récupère quoi, qui est responsable de quoi, quelle instance de gouvernance mettre en place, avec quel contrôle, que se passe-t-il en cas de décès d’un des signataires, d’accident, de faillite, de démission, de licenciement ? Et bien sûr, le faire en prenant le cas d’une entreprise ayant 80 000 salariés dans 45 pays avec autant de systèmes juridiques différents… Vous ouvrez une boite de Pandore et vous retrouvez face à plus de difficultés que vous n’en aviez à traiter !

 

Le problème de ces approches constructivistes est qu’elles empêchent de penser le système de pouvoir tel qu’il existe aujourd’hui à l’échelle de la planète et d’identifier les réels leviers de contre-pouvoirs possibles. Le problème est que les intérêts affectés par les prises de décision au sein des entreprises ne sont pas suffisamment pris en compte dans les instances de direction. Pour autant, les porteurs d’intérêts dans l’entreprise, ou externes à elle mais affectés par les décisions prises au sein des entreprises, ne peuvent pas s’exprimer sur tout tout le temps.

 

Plutôt que de passer par une idée irréaliste de remise à plat de l’ensemble du système juridique et de participation généralisée des porteurs d’intérêts affectés à la gouvernance de l’entreprise, il me semble bien plus intéressant, réaliste et efficace de passer par ce que j’appelle des « micro-dispositifs » vertueux. Le recours à la notion de responsabilité est essentiel. Imaginez un dommage environnemental majeur. On pourrait imaginer que si un actionnaire de contrôle n’est pas en mesure de démontrer qu’il a fait en sorte qu’une étude d’impact soit réalisée avant la prise de décision ayant entraîné le dommage, il mette sa responsabilité en jeu. Par contre, si un accident se produit et que rien n’a été négligé dans la prise de décision, alors il n’y aurait pas de raison de revenir sur la responsabilité limitée. 

 

Comment valoriser l’entreprise financiarisée ? Dans quel système de droit, sur quel nouveau modèle ?

Je ne suis pas favorable aux idées qui préconisent de grandes tabula rasa qui font fi de notre histoire et de la réalité institutionnelle complexe dans laquelle l’entreprise s’insère. Regardez par exemple les 46 recommandations de Sherpa sur la « régulation des entreprises multinationales ». Leur travail colossal a abouti à des propositions intéressantes. Mais elles sont très difficiles à mettre en œuvre. Elles commencent la plupart du temps par l’expression « il faudrait …» mais on ne sait pas qui « il » désigne et, la plupart du temps, le « il » désigne une organisation mondiale non définie à créer… Encore une fois, au terme de ce type d’approche, le plus dur reste à faire…

 

Je préfère développer, dans le cadre des Bernardins, cette idée de micro-dispositifs vertueux. Prenons le cas, par exemple, des stocks options. Ils donnent une mauvaise incitation aux dirigeants, qui ne cherchent qu’à augmenter la valeur de l’action. Le but de notre système social, économique, politique n’est pourtant pas d’enrichir les seuls actionnaires. Il est de satisfaire les besoins des individus : alimentation, logement, infrastructure, etc. pour leur permettre de poursuivre leurs finalités personnelles. Tous ces intérêts n’ont pas à être subordonnés à ceux des actionnaires. Or un Etat seul peut très bien, par exemple, interdire les stocks options et, dans le même temps, totalement défiscaliser les bonus axés sur des profits réalisés selon une comptabilité triple bottom line (méthode de comptabilité analytique, qui tient compte de l’impact des décisions de production en termes de valeur écologique et sociale, ainsi que la valeur économique). Vous avez par définition une création de vraie richesse, dont tout le monde profite. Défiscalisons ces rémunérations et les meilleurs dirigeants de la planète viendront chez nous !

 

Ce qui est clair, c’est que face à l’immensité des problèmes actuels, il est nécessaire de penser différemment en utilisant les instruments que nous avons pour remettre un peu d’ordre dans nos réflexions : le pouvoir et la responsabilité qui doit accompagner son exercice sont un bon point de départ. Il faut voir que le rapport de force a vraiment changé avec la globalisation : nous vivons la troisième mutation d’un système de pouvoir-monde. Pensons à ce que nous avons réussi à imposer à l’Etat durant la phase qui s’achève : le contrôle de la constitutionalité de ses lois, la soumission du pouvoir qu’il exerce au droit. Il s’agissait-là de véritables gageures s’agissant des institutions qui ont le monopole de la violence physique légitime.

 

Les entreprises sont des institutions de pouvoir très différentes. Mais il faut soumettre les détenteurs du pouvoir qui s’y exerce à des normes, à un contrôle, à des responsabilités, peut-être à un système de bicaméralisme de représentation des intérêts, comme le propose Isabelle Ferreras. On a de quoi penser…

 

 

A lire :

Blog de Jean-Philippe Robé

A qui appartiennent les entreprises ? p.155 Le Débat n°32 (2009)

Les travaux du Collège des Bernardins

 

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