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En attendant la survenue hypothétique de ce « grand soir de l’entreprise », comment avancer concrètement ? En tant que DRH ou en tant que représentant du personnel, comment vous saisir des champs ouverts par cette nouvelle théorie ? Quels sont les thèmes dont l’émergence est favorisée par cette réflexion ? Comment vous appuyer sur ces nouveaux champs pour changer la donne du dialogue social dans votre entreprise ? « Entreprise », au sens large d’organisation, publique ou privée, à but lucratif ou non.

 

dialogue social

Il existe cinq champs de progrès, qui semblent complémentaires mais pouvant être mis en œuvre progressivement. Ces cinq champs sont traversés par une notion qui finira par s’imposer dans la période de sortie de crise : la performance durable.

 

Débattre de la notion de performance durable
« Depuis le début des années 80, les dirigeants se sont mis à privilégier les intérêts des actionnaires à la place des intérêts de l’entreprise ». (Les citations en exergue des cinq parties de cette note proviennent du livre)

 

Si la performance n’est plus orientée exclusivement vers les détenteurs de capitaux, mais vers l’ensemble des apporteurs des ressources nécessaires au développement de l’entreprise (financières certes, mais aussi humaines, relationnelles, scientifiques, réputation de l’entreprise, …) un nouveau contrat entre les parties prenantes devient possible.

 

Cela vous permet de vous interroger d’une toute nouvelle façon sur les missions de l’entreprise, sa stratégie et ses facteurs de différenciation. Qui est à la source du succès de cette entreprise de location de voitures ? Les hôtesses d’accueil. Qui construit la réputation de cet hôtel ? Les employés de la réception. Qui assure la qualité des équipements fabriqués par cette unité industrielle ? Les ouvriers sur la chaîne. Qui réussira les baisses de coûts voulues par votre entreprise ? Les acheteurs. Mais aussi, et dans tous les cas : la collaboration de l’ensemble des acteurs qui composent votre organisation et concourent à ses objectifs.

 

En effet, l’efficacité économique et la compétitivité de l’entreprise s’appuient de plus en plus sur les capacités mentales et cognitives des salariés. La créativité, les compétences relationnelles et émotionnelles, les capacités d’apprentissage, l’autonomie et les échanges de savoirs sont désormais les facteurs essentiels de l’efficience individuelle et collective. Ces facteurs sont intimement liés au bien-être psychologique des individus, à leur motivation, leur engagement.

 

Mon expérience montre qu’une discussion entre la direction de l’entreprise et les représentants du personnel sur le thème de la performance durable – celle qui dépasse les seuls résultats financiers trimestriels, celle qui constitue le socle de la position concurrentielle – est souvent fructueuse et inattendue. Quelle est la mission de notre entreprise ? En quoi la faisons-nous mieux (ou moins bien) que nos concurrents ? Qu’est-ce qui matérialise sa réussite ? Quels seraient les indicateurs pertinents pour caractériser la réussite ? Comment les mesurer ? Voici à titre d’exemple, quelques-unes des questions à débattre, qui permettent de déblayer des terrains de consensus ou de cerner les points de désaccord.

 

La plupart des organisations syndicales y sont prêtes, pour peu que le débat soit utile et loyal. Le patronat a également évolué, comme en témoigne cette prise de position de Frank Riboud, PdG de Danone, dans Le Monde du 3 mars 2009 : « Pendant de nombreuses années, il était admis qu’une entreprise cotée en bourse avait pour seule finalité de générer une valeur maximale et toujours croissante pour ses actionnaires. Cette conception étroite nous a conduit dans l’impasse car la recherche maximale du profit n’est pas mécaniquement durable et cette attitude distend les liens de l’entreprise avec ses autres parties prenantes que sont ses fournisseurs, ses salariés, ses clients, les territoires dans lesquels elle opère, des parties prenantes qui forment son ‘écosystème’ et qui peuvent avoir le sentiment que leurs intérêts sont parfois ignorés. La question n’est donc pas de savoir s’il faut ou non faire du profit, mais comment l’entreprise construit son profit dans la durée et comment elle l’investit en tenant compte des contraintes et des intérêts de ses différentes parties prenantes. »

 

Donner du temps au temps

« Certaines pratiques destinées à assurer une rentabilité à court terme entament les capacités d’investissement et le potentiel futur des entreprises. »

 

Les auteurs visent les rachats d’action par les entreprises à court de projets et la financiarisation excessive de l’économie. De fait, une contradiction apparaît de plus en plus nettement au sein même des entreprises entre « le capitalisme financier » et « l’économie de la connaissance », c’est-à-dire entre la vision à court terme des actionnaires, guidée par la recherche immédiate de la rentabilité financière et la distribution de dividendes, et la perspective de long terme dans laquelle doivent s’inscrire les investissements (équipements mais aussi formation du personnel) et les efforts de recherche-développement.

 

En acceptant de travailler sur un temps plus long, l’approche de la performance durable permet de casser la logique mortelle de la compétitivité par les coûts (et notamment les seuls coûts de main d’œuvre), seule stratégie possible dans l’enfermement du court terme. Vous pouvez ainsi dépasser la simple compétitivité-coûts pour explorer les autres facteurs de différentiation du « CQFD » (Coûts – Qualité – Flexibilité – Délais) et de l’innovation. Mais cette approche nécessite une plus forte implication des salariés. Il faut donc offrir aux salariés de bonnes raisons de s’engager dans le projet de l’entreprise.

 

Affirmer clairement la priorité de l’objectif de développement à long terme par rapport à l’objectif d’une rentabilité maximale sur le court terme permet de changer la donne de la compétition dans votre secteur d’activité.

 

Revenir au projet d’entreprise
« La relation de travail n’est pas une relation marchande, mais une relation de coopération et d’apprentissage collectif. (…) L’entreprise n’est viable que si les dirigeants sont en mesure de construire un projet fédérateur et de remporter l’adhésion des salariés comme des actionnaires.»

 

Les entreprises souffrent terriblement de « l’alignement sur l’horloge financière » et du « tropisme du court terme », affirme Olivier Vassal, consultant en stratégie dans son ouvrage « Crise du sens ; défis du management ». Dans certaines entreprises, le climat est à ce point perverti que le seul objectif affirmé est celui du profit. Comment alors prétendre construire un collectif durable, fondé sur l’engagement volontaire ?

 

Ce bon Henri Ford (1863-1947) le notait déjà : « L’entreprise doit faire des profits, sinon elle mourra ; mais si l’on tente de faire fonctionner l’entreprise uniquement sur le profit, alors elle mourra aussi car elle n’aura plus de raison d’être… » Un siècle plus tard, le célèbre gourou américain du management (et de la défunte « valeur actionnariale »), Michael Porter crée la surprise en prônant désormais la « valeur partagée », comme nouvel horizon de l’entreprise. Il prenait ainsi la suite de Jack Welch, ancien PDG de General Electric, considéré par les milieux d’affaires comme le « pape de la valeur actionnariale », qui déclara en 2009 que la valeur actionnariale est « l’idée la plus stupide au monde » dans le Financial Times du 12 mars 2009.

 

Mais si l’entreprise se conçoit (et se vit) désormais comme « une communauté de travail et d’intérêts », le dirigeant se doit d’associer davantage le management intermédiaire et les représentants des salariés dans l’élaboration du projet collectif, ou du « pacte productif », pour reprendre un terme utilisé lors de cette campagne électorale à l’échelle de la nation. Cette approche de management coopératif n’enlève rien aux responsabilités du chef d’entreprise dans l’élaboration de la stratégie et de sa mise en œuvre. Au contraire, elle les renforce en recherchant la contribution active des parties constituantes à la régulation sociale de votre entreprise : les managers de proximité comme les syndicalistes ont des points de vue avec lesquels il est indispensable de confronter ceux des dirigeants. Ce principe de la co-construction est une pierre angulaire de la performance durable.

 

On s’aperçoit ainsi que dans bon nombre d’entreprises, il est très difficile de connecter les objectifs de la base et du sommet, « d’autant que la financiarisation plonge les managers dans le court terme, alors que la base continue à attendre de lui qu’il gère et assure la stabilité du système sur le long terme » écrivaient les auteurs de « Les métiers face aux technologies de l’information ».

 

Mon expérience est qu’une réflexion collective sur cette cascade d’objectifs, sa cohérence avec la mission de l’entreprise et sa capacité à exprimer tous les talents est extrêmement fructueuse : elle permet d’aplanir ces multiples contradictions qui créent de la souffrance au travail. Elle permet aussi de renforcer la cohésion des collectifs de travail.

 

Considérer les rémunérations comme un facteur de cohésion
« On mesure encore assez mal combien la logique marchande mine les mécanismes coopératifs et favorise la concurrence au sein de l’entreprise, au détriment des capacités d’innovation. »

 

Effectivement, le constat est connu et justement critiqué par les syndicalistes. « Partout c’est la course à la performance individuelle, c’est l’urgence du court terme, ce sont les objectifs quantitatifs à atteindre, c’est l’impossibilité de donner un sens à son travail, » soulignait Jean-François Bolzinger, Secrétaire général adjoint de l’UGICT.

 

Si votre entreprise est réellement tournée vers ses parties prenantes, tout change en matière de rémunérations : celles-ci doivent être déterminées en cohérence avec le projet de l’entreprise et ses indicateurs mentionnés ci-dessus. Cette approche évite les écarts excessifs qui ont tant érodé la crédibilité des dirigeants (comment vit-on avec 500 SMICs ; peut-on encore prétendre partager le même jeu de contraintes que celui de ses salariés ?) Elle permet aussi de retrouver du sens au travail. En d’autres termes, on passe d’un modèle de rétribution à un modèle de contribution.

 

En particulier, mon expérience est que les chefs entreprise qui se sont efforcés d’allouer au management des objectifs sociaux ou environnementaux déterminant leur rémunération variable (ex : réduction des accidents du travail, de l’absentéisme, de l’empreinte écologique, amélioration de la satisfaction des salariés, présentéisme aux formations,…) ont davantage fait progresser la citoyenneté dans leur entreprise que les éditeurs de plaquettes annuelles vantant leur responsabilité sociétale.

 

De même, la rémunération variable des collaborateurs doit faire une part beaucoup plus importante à l’atteinte d’objectifs collectifs. On ne peut durablement rester dans le modèle schizophrénique et toxique actuel, dans lequel on vante la coopération des salariés tout en ne reconnaissant que la performance individuelle. Ce modèle n’a connu qu’une seule réussite notable: être dénoncé à la fois par les salariés, les managers, les économistes, les sociologues et les ergonomes !

 

Enfin le modèle de la performance durable suppose la recherche d’une cohérence par la fixation d’objectifs individuels et collectifs compatibles avec les moyens et les soutiens alloués pour les atteindre et déterminés par un dialogue loyal entre les managers et les salariés.

 

Favoriser l’émergence et l’affirmation de contre-pouvoirs effectifs
« Du côté des salariés, c’est la confusion courante entre le contrôle de la direction et la fonction de direction qui a suscité des réserves : les salariés craignaient que leur participation aux conseils leur fasse endosser les responsabilités et la gestion de l’entreprise. »

 

Si votre entreprise n’a pour seul objectif que de satisfaire les actionnaires, les représentants des salariés n’ont rien à faire dans les conseils d’administration ou de surveillance. Mais si elle est au service d’un « bien commun », alors ils y trouvent une place indispensable en tant que partie prenante d’une œuvre commune.

 

Certains syndicats, par crainte de la confusion mentionnée ci-dessus, y sont encore réticents. Mais les lignes bougent. La CES (Confédération européenne des syndicats) a réaffirmé, dans une résolution d’avril 2011, la nécessité d’assurer la participation des représentants de salariés dans les organes sociaux. Du côté du patronat, l’une des recommandations émises par l’Institut français des administrateurs (IFA) est la suivante : « favoriser l’intégration d’administrateurs salariés au conseil d’administration ou de surveillance de l’entreprise », car « leur connaissance des hommes et des femmes de l’entreprise est un réel atout pour le conseil ».

 

La loi sur la représentativité syndicale ouvre le chemin en affirmant clairement que les interlocuteurs légitimes sont les syndicats les plus représentatifs. Pourquoi ne pas prendre le risque partagé de leur proposer de prendre leur place au Conseil, avec éventuellement voix consultative dans un premier temps ?

 

Pour les syndicats, cela constitue un atout pour renforcer leur légitimité auprès des salariés, notamment dans les processus d’information et de consultation. Pour la direction, « la présence d’administrateurs salariés dans les conseils d’administration permettrait d’apporter des relais d’information et de communication entre le dirigeant et les salariés, et de mieux prendre en compte la dimension ‘capital humain’ dans les grandes orientations stratégiques » estime un rapport du Centre d’analyse stratégique.

 

Mais en matière de dialogue social, tout se tient. L’enjeu est aussi de favoriser l’efficacité des processus de négociation et de consultation au sein de l’entreprise. Cela passe notamment par le renforcement de la crédibilité des OS (organisations syndicales) et des IRP (institutions représentatives du personnel) auprès des salariés.

 

Mon expérience est que les dirigeants disposent sur ce point de marges de manœuvre plus importantes qu’ils ne le pensent généralement : valoriser la contribution des OS et des IRP (CE, CHSCT, DP…), améliorer la formation des élus et leurs moyens d’expertise, trouver la bonne articulation entre les IRP et les OS, faire en sorte que leurs revendications et avis soient non seulement entendus mais effectivement pris en compte. Bref, « les différents outils de dialogue social, et notamment les démarches de négociation avec les syndicats, doivent être mis en œuvre avec une conviction partagée que les deux parties, malgré leurs intérêts antagonistes, ont tout à gagner d’une démarche de contractualisation » estime l’ORSE.

 

Aucun des acteurs sociaux, me semble-t-il, n’est demandeur d’un partage du pouvoir. En revanche, la crise a montré qu’il est absolument nécessaire de disposer de contre-pouvoirs effectifs. Les représentants des salariés ne veulent pas de confusion des pouvoirs ; ils souhaitent pouvoir peser sur les choix, faire entendre la voix des salariés, défendre les intérêts de ces derniers, être entendus.

 

Conclusion
Les cinq champs de progrès proposés ne cherchent pas leur aboutissement dans une vision angélique du consensus. Ils contribuent concrètement à la refondation de l’entreprise, en mobilisant de nouvelles façons de confronter les motivations parfois divergentes des acteurs de la régulation sociale dans l’objectif d’une performance mieux partagée.

 

Ils constituent autant de thèmes que DRH et représentants du personnel pourraient mettre en avant. S’ils parviennent à trouver l’espace pour y travailler ensemble, alors, ils disposent d’un levier de changement concerté particulièrement fructueux.

 


Martin Richer est consultant en responsabilité sociale des entreprises

 

 

 

 

Olivier Vassal, « Crise du sens ; défis du management », Pearson Village Mondial, octobre 2005.

Michel Gollac, Christine Afriat, Jean-François Loue, « Les métiers face aux technologies de l’information », Commissariat général du plan, La Documentation française, avril 2003.

Institut français des administrateurs , « Le conseil et l’actif humain de l’entreprise », 8 juin 2010

« Réconcilier le travail et l’emploi», Colloque de la Fondation Res Publica, « Une politique du Travail », 9 janvier 2012. Jean-François Bolzinger est l’auteur, avec Marie-José Kotlicki, de « Pour en finir avec le Wall Street management », Les éditions de l’Atelier, novembre 2009.

Rapport du Centre d’analyse stratégique, « Améliorer la gouvernance d’entreprise et la participation des salariés », juin 2010.

« Dialogue social et responsabilité sociétale des entreprises », rapport de l’ORSE présenté le 9 septembre 2009 au Conseil économique, social et environnemental.

 

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.