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par Stéphane Le Lay

Nous nous trouvons face à un véritable fétichisme de l’évaluation. Les effets de cette fascination pour le chiffre détruisent les fondements du travail. Alors même que, depuis plus de trente ans, la technologie gestionnaire a fait la preuve de son inefficacité en matière d’organisation du travail.

Le Lay

Ce qu’il est convenu d’appeler le New Public Management a fait la preuve de son inefficacité en matière d’organisation du travail. Cet ensemble disparate d’outils managériaux forgés dans le secteur privé et mis en œuvre dans le secteur public est déconnecté des réalités du travail effectif, notamment parce qu’il recourt à une forme d’évaluation individuelle sans lien avec la nature des activités qu’il prétend mesurer. Cette manière agressive de gouverner les individus au travail vise à instaurer un contrôle bureaucratique de la vie professionnelle dont le but est d’obliger chacun d’entre nous à accroître sa « productivité » sur la foi d’indicateurs censés rendre compte des « progrès » de la performance.

Or, les gestionnaires sont rarement en mesure de contrôler l’activité des professionnels pour des raisons de connaissances et de légitimité insuffisantes. Ils décalent donc le contrôle en aval (définition des indicateurs « pertinents ») et en amont (mise en place d’outils de suivi), et finissent malheureusement par avoir une influence sur l’activité elle-même, puisqu’une partie des travailleurs en arrivent à travailler pour satisfaire à ces attentes normatives. Nombreux sont les chercheurs en sociologie ou en psycho-dynamique du travail à avoir alerté sur les effets néfastes de l’évaluation telle qu’elle est généralement appliquée dans les organisations (y compris dans le monde de la recherche, d’ailleurs). Si l’évaluation se contentait de déformer la perception du travail et des résultats du travail, la question serait embarrassante, pour ne pas dire cocasse. Mais à force de tordre la réalité pour la faire entrer dans des cases bien nettes, les outils de gestion ont fini par altérer gravement la sociabilité des travailleurs, en imposant une concurrence accrue de chacun contre tous. Avec des conséquences désastreuses pour la santé.

 

Les trois piliers de la croyance

L’emprise gestionnaire s’appuie sur une idéologie constituée progressivement autour de ce que le sociologue Danilo Martuccelli a appelé « les trois piliers de la croyance en l’évaluation ». Le premier pilier renvoie à la stratégie collective des consultants en organisation et en management qui ont investi, avec succès, la sphère du conseil dans les grandes entreprises et les hautes sphères de l’administration publique. En raison de leur capacité à manier des outils mathématiques et des rhétoriques managériales en phase avec les attentes du moment (être performant dans un contexte de concurrence mondialisée accrue, grâce à la modélisation, grâce à la chasse aux « bonnes pratiques », etc.), ces consultants ont réussi à se constituer en un groupe professionnel central capable d’entraîner l’action « réformatrice » d’autant plus facilement que l’économie a pris de plus en plus de place dans la formation des hauts fonctionnaires, voire des responsables politiques. Cette position d’acteurs incontournables leur procure une forte légitimité en ce qui concerne les questions d’évaluation au travail.

 

La stratégie des « élites gestionnaires » vise à imposer une technologie fondée sur des outils d’évaluation recherchant quatre buts principaux. D’abord, fixer le résultat souhaité pour un certain nombre de tâches par le biais d’indicateurs. Ensuite, mesurer les performances obtenues. Puis, comparer les performances rapportées aux résultats attendus et les performances entre elles (que l’on compare les performances entre individus ou entre organisations). Enfin, ces outils cherchent à faire intérioriser la norme consistant à trouver efficace et logique de modifier les pratiques des moins performants par le recours au système dit de best practice (les bonnes pratiques). Tout ceci est censé fournir les clés d’une bonne « gouvernance » de la chose publique.

 

Toutefois, les deuxième et troisième piliers affirment que l’évaluation peut fonctionner au moins de manière temporaire parce qu’elle répond également à certains désirs ancrés chez beaucoup de travailleurs. Primo, le désir conduit à vouloir améliorer son action par le biais de la réflexivité : comprendre ce qui ne marche pas, améliorer les procédures, gagner en qualité, etc. Secundo, le désir (pour ne pas dire la nécessité) de voir son action reconnue par ses collègues, sa hiérarchie, voire les usagers.

 

Or, la plupart des études menées sur ces questions montrent que le premier pilier de la croyance en l’évaluation annihile les fondements des deux autres, et ce pour plusieurs raisons. Les indicateurs utilisés opèrent une réduction de la réalité. Du point de vue gestionnaire, cette simplification a des avantages indéniables. Elle permet ainsi de dissimuler l’arbitraire normatif de l’opération de mesure grâce à la « neutralité objective » du chiffre, et donc de clore le débat collectif par des arguments d’autorité (un chiffre ne saurait mentir). Elle donne également la possibilité aux gestionnaires d’imposer un régime de temporalité propre (instantanée) face à la temporalité longue du travail, ce qui n’est pas sans effet sur les dynamiques internes aux groupes professionnels (le travail bien fait nécessite du temps, parfois ponctué de moments « creux » en apparence). En somme, cette simplification du réel rabat la qualité du « travail » (en fait des résultats) sur des étalons de mesure quantifiables qui éliminent des éléments d’appréciation « subjectifs ».

 

Cette « subjectivité » éliminée est au cœur de la deuxième raison expliquant l’effet destructeur du premier pilier de l’évaluation. En effet, l’évaluation, en individualisant le rapport au jugement porté sur le travail, conduit à une double déstructuration. Individuelle d’abord, en abrasant les singularités (on veut des salariés œuvrant à un même objectif, selon les mêmes pratiques), et donc en entravant le fait même de penser (puisque l’on en arrive à travailler pour satisfaire des critères prédéterminés hors de son champ de conscience). Collective ensuite, en instillant la concurrence permanente et en sapant les supports matériels et symboliques permettant au travail d’être discuté entre pairs, et éventuellement au sein de la sphère publique lorsque cela s’avère nécessaire.

 

Les indicateurs ont la prétention de rendre compte du travail individuel

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Sur le terrain, le système de valeurs des consultants (et des élites qui les soutiennent) entre en conflit avec celui de nombreux fonctionnaires confrontés aux indicateurs mis en place. En effet, la volonté de réduction de la complexité conduit à privilégier une vision décontextualisée et désincarnée du travail : les indicateurs ont la prétention de rendre compte du travail individuel – ou de ses résultats – quand ils ne rendent compte, dans le meilleur des cas, que des résultats des activités collectives, et au pire des cas que de la vision que se font les évaluateurs des tâches – ou des résultats auxquelles elles doivent aboutir. Cette vision erronée simplifie le réel du travail pour en diminuer les incertitudes, quand bien même beaucoup d’aspects du travail échappent à la mesure (le soin apporté à telle ou telle opération, la patience face à un patient agité, les efforts faits pour juguler sa colère face à un usager impoli, etc.). A l’inverse, les travailleurs attendent d’être jugés et reconnus sur la base de leurs activités et du travail effectivement déployé pour les réaliser. Cette reconnaissance passe par deux types de jugement communément appelés jugement de beauté (celui porté par les collègues à propos d’un travail bien fait, selon les règles de métier et de sociabilité attendues par le collectif) et jugement d’utilité (porté par la hiérarchie et les usagers à propos des effets des activités du travailleur). Il existe par conséquent des conflits fréquents dans l’exercice de ces jugements. Difficile en effet de satisfaire aux attentes contradictoires de quantité et de qualité, dans un contexte de réduction des moyens et d’accroissement des exigences.

 

Actuellement, on peut observer de nombreuses situations où le jugement d’utilité ne repose plus sur la compréhension du travail effectif, avec le risque d’aliénation culturelle et sociale que cela implique pour les travailleurs (les hiérarchies ne comprennent plus leur travail et dénient les difficultés rencontrées). En outre, le jugement de beauté, s’il existe encore, se voit malmené, au niveau individuel et au niveau collectif, par les conditions de travail réelles. De ce fait, beaucoup de travailleurs expriment leur souffrance à ne pas pouvoir faire un travail de qualité suffisante à leurs yeux, soit parce que les consignes sont peu compréhensibles, soit parce que les conditions matérielles sont trop mauvaises et empêchent le règlement des problèmes, soit parce que le temps est une denrée trop rare pour avoir même le temps de penser à ses activités.

 

Dans ce fétichisme de l’évaluation, les chiffres et les outils qui les produisent se substituent aux échanges entre travailleurs pour organiser les rapports au travail, donnant l’impression que ces derniers sont formés uniquement d’échanges entre quantités finies et figées (passant au passage sous silence la dimension éminemment processuelle de l’existence. On peut par ailleurs se demander si ce fétichisme ne fonctionne pas comme une idéologie défensive de métier : dans cette hypothèse, les porteurs de la pensée gestionnaire se réfugient derrière la justification quantitative car ils sont dans le déni du travail, c’est-à-dire ce qui le constitue (l’échec, l’ingéniosité pour le dépasser, bref une action qualitative irréductible aux efforts de réduction par le chiffre), en raison de la peur qu’ils ont de ne pas pouvoir le contrôler, alors qu’ils sont justement là pour ça. Ceci les conduit donc à concevoir le travail sous une forme simplifiée à l’extrême qui leur donne une impression (erronée) de maîtrise.

 

Inutile de préciser qu’il serait bon de réfléchir rapidement aux moyens de sortir de cette impasse. Le rôle des élus (politiques, syndicaux) locaux et des collectifs de citoyens intéressés par ces questions est central. C’est à eux de reprendre l’initiative de pensée et d’action au plus près des situations effectives. Mettre publiquement en débat la nature politique de l’évaluation du travail constitue en effet le premier pas vers une réappropriation du sens du travail dans un territoire donné : que souhaitons-nous pour aujourd’hui et demain ? Comment voulons-nous en évaluer la portée et les efforts à produire ? Autant de questions complexes qui ne se laissent pas enfermer dans des chiffres aux vertus magiques.

 

Stéphane Le Lay est sociologue, chercheur associé au CRTD-CNAM,

auteur avec Delphine Corteel de  » Les travailleurs des déchets » aux éditions Erès

 

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