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par Bernard Gazier

L‘accord interprofessionnel de janvier 2013 relatif à la sécurisation de l’emploi est très controversé : les uns dénoncent une régression majeure du droit du travail et une menace sur la qualité de l’emploi de tous, et les autres saluent une avancée majeure. Pour proposer une appréciation, trois étapes sont logiquement nécessaires. Il faut d’abord revenir sur la démarche générale de l’accord, ensuite examiner la manière dont le processus parlementaire le rationalise, l’encadre et le transcrit, pour enfin aller dans le détail des mesures. On en restera ici à un examen succinct.

Gazier

Remarques sur l’orientation générale de l’accord
Cet accord illustre une démarche de « flexicurité », c’est-à dire une négociation multi -domaines et transversale sur le travail et l’emploi visant à améliorer l’efficacité et l’équité du marché du travail. Cette négociation est présentée comme un processus « gagnant » / « gagnant » dans lequel les concessions faites par les parties doivent être compensées et au-delà par les gains qui résultent de l’accord.
On peut d’emblée observer un progrès par rapport au précédent accord de 2008, que l’on avait pu qualifier d’accord « flex-flex- sécu », parce que « flex » tout de suite et « sécu » plus tard (si des financements sont trouvés). Ici des éléments de sécurisation sont bien visibles, y compris des éléments qui supposent de trouver et d’organiser un financement (cf. la couverture santé dans les PME). D’autre part c’est bien une version large de la flexicurité, introduisant de manière visible des dimensions de flexibilité interne aux entreprises : compte personnel de formation, GPEC outillée, organisation de la mobilité interne, recours à l’ « activité partielle » facilité, …

Toutefois on retrouve logiquement dans l’accord les limites générales de la démarche de « flexicurité » : une négociation fondée sur des bases logiques discutables (quels gains d’emplois naîtront-ils de la flexibilisation croissante du marché du travail ?), sans boussole (que veut-on promouvoir à terme ?) et sans métrique (comment pondérer les avantages et concessions, comment évaluer les effets de l’accord ?). En conséquence, l’accord, conclu dans un contexte de crise persistante et de rapport de force très largement favorable aux employeurs, risque d’entériner à long terme ce qui devrait être l’exception temporaire et non la règle durable : le « concession bargaining » dans lequel au nom de la préservation de l’emploi les salariés consentent à des reculs de leurs droits et/ou de leurs conditions de vie (salaires).

Il faut du reste remarquer qu’il n’a pas été fait de bilan (même sommaire, sans parler d’évaluation complète) des effets imputables à l’accord précédent ! Une telle lacune est dommageable car il s’agit de restaurer des conditions de confiance et de favoriser le recours à la négociation fondée sur des diagnostics sinon partagés du moins confrontés.

Remarques sur la morphologie et l’équilibrage de l’accord dans le projet de loi
Le projet, construit en quatre chapitres, commence par des dispositions en faveur des salariés dans les entreprises (chapitre 1) ; il poursuit par des dispositions visant à lutter contre la précarité et renforçant la continuité de l’emploi sur le marché du travail (chapitre 2), qui sont là aussi largement en faveur des salariés. Le chapitre 3 présente des dispositions visant à favoriser l’adaptation des entreprises, qui sont très largement en faveur de celles-ci, même si elles reposent le plus souvent sur la promotion de la négociation collective et si elles sont attentivement encadrées par des règles et des garanties apportées par l’Etat. Enfin, un dernier chapitre plus hétérogène introduit des dispositions en faveur des entreprises, notamment sur la limitation du contentieux judiciaire en matière de licenciement.

On doit insister sur la très grande technicité juridique de l’accord. En conséquence, beaucoup voire l’essentiel des effets dépendra des modalités de mise en œuvre qui restent à préciser et faire vivre sur le terrain. Enfin, plusieurs dimensions qui auraient été pertinentes pour mieux aménager et équiper le marché du travail ne sont que peu prises en compte (c’est le cas de la formation professionnelle et de l’engagement des territoires dans la gestion des transitions), ou pas du tout (c’est le cas de l’indemnisation des chômeurs et de l’intérim). Certes ces domaines relèvent de négociations séparées qui devraient intervenir ultérieurement. Mais leur faible prise en compte est dommageable. La question de la cohérence dynamique de l’ensemble reste donc largement suspendue, l’accord apparaît largement comme statique et défensif, fait au nom de la protection de l’emploi plus qu’au nom de la promotion de nouveaux droits (à mobilité choisie, à promotion de compétences, à diagnostic et réorientation de carrière, à conciliation entre vie personnelle et professionnelle) venant compléter la panoplie existante.

Quelques points de discussion
Le chapitre 1 traite de nouveaux droits, dont on doit se réjouir : instauration d’une ouverture complémentaire santé dans les PME, d’un Compte Personnel de Formation, d’une procédure de mobilité externe sécurisée, de nouveaux droits à information et consultation, introduction de délégués des salariés dans les CA des très grandes firmes. Mais il faut aussi s’interroger sur les modalités de leur mise en œuvre afin qu’ils n’apparaissent pas comme doublement limités : des droits symboliques, et promus à trop petite échelle d’une part, et des droits statiques, ne favorisant pas assez les initiatives de carrière et de formation des travailleurs d’autre part. La question devient alors celle de la lutte contre la segmentation du marché du travail.
Le chapitre 2 introduit des dispositions de lutte contre la précarité : droits rechargeables dans l’assurance chômage, surtaxation des CDD très courts, création d’une durée minimale du travail à temps partiel. L’essentiel à discuter dans les dispositions retenue est l’amélioration du calibrage des mesures qui ont toutes un enjeu incitatif / dissuasif majeur. Il semble nécessaire ici d’aller vers un suivi régulier et public des indicateurs associés.

Le chapitre 3 porte sur les moyens d’adaptation des entreprises. C’est le chapitre le plus controversé. La démarche obéit à une préoccupation affichée, qui est de tout essayer avant le licenciement collectif, et de favoriser à chaque étape la négociation collective et l’accord d’entreprise. Mais l’essentiel des dispositions vise à accroître les marges de manœuvre des entreprises et à réduire les possibilités de contestation de la part des salariés, notamment à l’échelle individuelle. Il en résulte deux questions générales. Tout d’abord, les négociations promues ne risquent-elles pas d’enregistrer trop souvent un rapport de forces défavorable aux salariés ? Par rapport au fonctionnement actuel du droit du travail, le chapitre organise une « déprise » du droit et un encadrement renouvelé par l’Etat, qui témoignent d’une particularité française : la faiblesse des partenaires sociaux et l’importance de la garantie publique. Même si la procédure d’homologation ici instaurée dans certains cas n’est pas l’autorisation administrative de licencier (supprimée en 1986), on risque de rester dans une logique de « flexibilité administrée » alors que le but affiché est de promouvoir la négociation collective. Les procédures de licenciement collectif sont directement négociées en Allemagne et en Suède, par des partenaires forts et sans intervention publique, on en reste loin et la question demeure du meilleur chemin pour s’en rapprocher. Il y a ici de toute évidence un pari. Ensuite, en dépit de la priorité reconnue aux alternatives aux licenciements, ce sont ceux-ci qui clôturent, en cas de refus individuel, les articles 10 sur la mobilité interne et 12 sur les accords de maintien dans l’emploi, avec relativement peu de garanties. La démarche ici promue apparaît comme contraignante et peu dynamisante, le lien aux actions de formation dans l’entreprise, aux accords régionaux ou territoriaux de développement des compétences ou de circulation dans des réseaux d’entreprises et d’organisations (sous-traitants, économie non marchande etc.) reste en pointillé.

En conclusion
Cet accord témoigne d’un lent apprentissage en France de « l’aménagement systématique et négocié des carrières dans les entreprises, sur le marché du travail et autour de lui », pour reprendre la terminologie des « Marchés Transitionnels du Travail ». On doit noter avec grand intérêt la promotion de la portabilité et l’apparition de droits rechargeables. En dépit de sa complexité et de la pluralité des domaines abordés et mis en communication, l’accord demeure partiel voire étriqué : marqué par le contexte de crise et de limitation des ressources, il reste défensif ; s’il vise à instaurer une dynamique de négociation collective renouvelée, il reste en retrait dans le domaine de la formation et de la promotion de parcours dans les territoires.
Il s’agit donc d’un accord important, qui toutefois n’est en lui-même ni un accord historique ni un accord intrinsèquement négatif : une progression partielle et ambigüe, qui reste à consolider. Dès lors une nécessité urgente apparaît, celle de se donner les moyens d’évaluer les effets de l’accord, afin de supprimer les mesures qui s’avèreraient nocives. De ce point de vue les outils existent mais restent dispersés. Il y a les mesures de la quantité et de la qualité du travail et de l’emploi, il y a les analyses de trajectoires professionnelles et de transitions sur le marché du travail et autour de lui. Faute de cette évaluation, on risque d’en rester à une situation de défiance et de contestation, alors que le but est de promouvoir une adaptation négociée et de jeter les bases d’un nouveau modèle social fondé sur la sécurisation des parcours et la progression des compétences.

 

Economiste du travail et spécialiste des politiques de l’emploi, Bernard Gazier travaille plus particulièrement sur les marchés transitionnels du travail : c’est à ce titre qu’il s’exprime sur l’accord interprofessionnel de janvier 2013 relatif à la sécurisation de l’emploi. Il est l’auteur de :

« Réforme du marché du travail et sécurisation des parcours professionnels. Une analyse économique de l’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2008 »,

Voir également Regards sur l’actualité, n° 343, août – septembre, pp. 17 – 28

 

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