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Depuis le début de la crise en 2008, l’Allemagne a ajusté le volume du travail à l’évolution de l’activité constatée par des modalités d’aménagement et de réduction du temps de travail à une échelle bien plus poussée que ses voisins européens. De plus, ces modalités d’ajustement frappent par leur caractère atypique au regard des précédents cycles d’activité.

Pendant la « grande récession », qui va du premier trimestre 2008 (date officielle du début de la récession) au second trimestre 2009 (reprise de l’activité), l’emploi n’a quasiment pas reculé, alors que la production a chuté dans le même temps de près de 7% (pour le PIB). La quasi intégralité de l’ajustement du volume de travail a été opérée au travers de la durée du travail, dont la baisse a cependant été insuffisante pour éviter une forte chute de la productivité horaire. Cette absence quasi totale de recours à la flexibilité externe (au niveau agrégé du moins) contraste avec ce qui a été observé dans l’ensemble de la zone euro où, sur la même période, plus de 3,3 millions d’emplois ont été détruits (-1,8%). Elle contraste aussi avec ce qui a été observé au cours des précédents cycles, pendant lesquels, à l’exception de la récession de 1979-1982, les entreprises avaient recouru aussi bien à la flexibilité interne (durée du travail) qu’à la flexibilité externe pour s’ajuster à la baisse de leur activité. Cinq ans après le déclenchement de la crise, les évolutions de l’emploi continuent d’être atypiques au regard des précédents cycles, avec un contenu en emploi particulièrement élevé de l’activité, ce qui se répercute sur le rythme de la productivité horaire.

 

Comparaison de l’ajustement de l’emploi et de la durée du travail au cours des derniers cycles en Allemagne

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Du côté de la durée du travail, c’est moins l’ampleur de l’ajustement que sa très forte réactivité qui contraste avec les cycles précédents, sans qu’il soit tout à fait possible de distinguer ce qui relève d’une meilleure mesure statistique ou de l’usage des entreprises. Les données de l’IAB, l’institut de recherche en charge du calcul de la durée du travail, nous permettent néanmoins de comprendre que les entreprises ont recouru à toute la panoplie des outils dont elles disposaient pour réduire le temps de travail : évidemment le chômage partiel et la réduction du volume d’heures supplémentaires rémunérées, l’activation des clauses d’ouverture permettant de réduire la durée hebdomadaire du travail (avec effet sur les salaires mensuels) par rapport aux modalités fixées dans le cadre des conventions collectives de branche, la consommation des heures supplémentaires non rémunérées stockées dans les comptes épargne temps, ou encore l’augmentation du recours au temps partiel.

Contributions à la réduction de la durée annuelle effective du travail des salariés en 2009
en Allemagne (en heures par an)

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Source : IAB

Pour expliquer une stratégie de rétention de main d’œuvre sans précédent, les raisons invoquées sont nombreuses : erreurs d’anticipation sur l’ampleur de la reprise antérieure à la crise, effets des réformes du marché du travail, bouleversements structurels du marché du travail induits par les effets du vieillissement démographique sur la disponibilité de la main d’œuvre, préférence « historique » pour la flexibilité interne du modèle de régulation professionnelle. Celui-ci privilégie la relation de long terme et confie à l’espace normatif de l’établissement le rôle de fixer les règles (de flexibilité) permettant d’assurer l’efficacité économique et sociale des espaces productifs. On peut aussi penser que l’usage intensif de la flexibilité interne et que ses modalités constituent un effet collatéral de la fragilisation du système de relations professionnelle enclenchée depuis le milieu des années 1990. D’une certaine manière, la forte rétention de main d’œuvre a en quelque sorte été un effet différé de la modération salariale.

 

Comparaison du taux de marge des sociétés et de l’évolution des salaires

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Sources : Statistisches Bundesamt, Deutsche Bundesbank, Commission Européenne

 

En Allemagne comme ailleurs, la pression vers davantage de flexibilité au niveau de l’établissement s’est fortement accentuée au cours des deux dernières décennies. Du fait même que c’est au niveau de l’établissement et non de la branche (en raison du pouvoir conféré au conseil d’établissement) que se déterminent les modalités concrètes des accords dérogatoires et des comptes épargne-temps, le potentiel de flexibilité s’est trouvé démultiplié par l’érosion du système de négociation collective. Cette érosion se manifeste dans la forte baisse de la couverture conventionnelle : 76% des salariés du secteur privé couverts par un accord de branche ou d’entreprise en 1998 dans les anciens Länder, contre 61% en 2011 et respectivement 63% en 1998 et 49% en 2011 dans les nouveaux Länder. L’érosion se manifeste aussi dans le développement des zones de non représentation des salariés. En 2011, selon les données de l’institut IAB, seuls 44% des salariés du secteur privé des anciens Länder et 36% des nouveaux Länder travaillaient dans des établissements dotés d’un conseil d’établissement. Cette même année, 34% des salariés ne bénéficiaient ni d’une couverture conventionnelle (de branche ou d’entreprise), ni d’une représentation par un conseil d’établissement. Or, les informations dont on dispose montrent assez clairement que la couverture par une convention collective et/ou la présence d’institutions représentatives du personnel sont des éléments déterminants dans la qualité des accords conclus.

Les accords dérogatoires permettent, au travers de clauses d’ouverture prévues par la convention de branche, de déroger au niveau de l’établissement sur les salaires, la durée du travail ou d’autres éléments relatifs à l’organisation du travail, en contrepartie de garanties d’emploi et/ou d’investissement. Depuis le début des années 1990, les accords ne répondent pas forcément à des besoins d’adaptation conjoncturelle, et ceux qui visent à sauvegarder la compétitivité de l’établissement (au travers par exemple d’un allongement non compensé de la durée du travail) se sont développés depuis le milieu des années 2000 après l’accord de Pforzheim conclu dans la métallurgie en 2004. Les accords de maintien dans l’emploi concernaient 23% des établissements allemands de plus de 20 salariés en 2003. En 2009, au paroxysme de la crise, cette proportion est montée à plus de 58%. En 2003, seuls 11% des établissements couverts par une convention collective n’ont pas tenu leurs engagements en termes de contrepartie. Le taux montait à 35% dans les établissements non couverts par une convention collective.

Le vocable compte épargne temps (« Arbeitszeitkonten ») recouvre toute la variété des dispositifs d’aménagement de la durée du travail, qu’il s’agisse des modèles d’horaires variables, de la modulation du temps de travail, ou des dispositifs proches des comptes épargne temps au sens français. Ces dispositifs ont été instaurés dès les années 1980, afin d’élargir les modalités de flexibilité et d’aménagement du temps de travail et pour éviter que le mouvement de réduction du temps de travail ne se traduise par un volant trop élevé d’heures supplémentaires à rémunérer. Relativement peu utilisés jusqu’à la réunification, ils ont connu depuis lors un véritable essor et concernaient 51% des salariés en 2009 (contre 35% en 1999). Les accords du type modulation nécessitent de prévoir une période de compensation (30 semaines en moyenne) et de fixer les bornes plafond et plancher à l’intérieur desquelles la durée du travail peut varier sans qu’il en résulte la nécessité de rémunérer des heures supplémentaires ou de recourir au chômage partiel. Pour autant, à peine plus de la moitié des salariés (51,4%) travaillant dans le cadre d’un accord de modulation bénéficiaient de l’ensemble des dispositions fixées dans l’accord de modulation en 2005. Pour 13,4% des salariés, seuls le plancher et le plafond étaient fixés, et 10,2% des salariés étaient couverts par un accord de modulation « informel », dans lequel aucune des modalités n’était fixée par accord. La présence d’un conseil d’établissement s’avère un facteur déterminant. La proportion de salariés bénéficiant d’un accord « complet » monte à 87% dans les établissements couverts par un conseil d’établissement, mais est inférieure de près de 30 points dans les établissements non couverts (57,4%). Le dépassement de la durée plafond, et donc l’accumulation d’heures supplémentaires non rémunérées, est par ailleurs le type de violation le plus fréquent. En 2005, 50,7% des salariés travaillant dans le cadre d’un compte épargne temps étaient concernés.

Au cours des deux années qui ont précédé la crise, alors que la croissance était très dynamique en Allemagne, on peut estimer que la proportion de salariés ayant effectué des heures supplémentaires non rémunérées a fortement progressé, que ce soit dans le cadre des accords dérogatoires ou celui des comptes épargne temps. Dans un contexte de poursuite de la modération salariale, du moins jusqu’en 2008, ces évolutions ont dès lors également apporté leur contribution à l’accroissement assez spectaculaire du niveau de profit des entreprises constaté avant la crise. Le recours à la flexibilité interne dans la période de crise aurait ainsi été d’autant plus aisé pour certaines entreprises allemandes qu’en ne redistribuant pas en salaires le surcroît d’activité dont elles avaient bénéficié juste avant la crise, elles avaient laissé s’accumuler des heures supplémentaires non rémunérées, un phénomène fort probablement amplifié dans les zones grises de la négociation collective.

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Economiste, chercheuse à l'Institut de recherches économiques et sociales (IRES) et coordinatrice du réseau Sharers & Workers