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Entretien avec Jean Paul Bouchet, secrétaire général CFDT Cadres, sur l’expression au travail, ses lacunes, ses urgences, et le rôle essentiel qu’ont à y jouer les managers de proximité.

 

Bouchet

Le droit d’expression des salariés sur leurs conditions de travail » avait été acté par le législateur en 1982, il a peu à peu disparu sous cette forme. A votre avis, pour quelles raisons ?

Plusieurs raisons peuvent expliquer cette désaffection ou la disparition sous cette forme. Il est utile de rappeler que plusieurs acteurs n’en voulaient pas. Entre employeurs peu enclins à libérer une parole sur le travail, la CGT-FO qui n’en voulait pas et une CGT très méfiante tout comme elle l’avait été au moment de la création de la section syndicale d’entreprise, cette innovation était loin de faire l’unanimité. Certains employeurs ont tout fait pour verrouiller le dispositif afin d’en garder le contrôle avec l’appui des responsables d’unités. D’autres ont pensé « cercles de qualité » et amélioration de la qualité des produits et services plus que celle des conditions de vie au travail. D’autres enfin ont joué le jeu, mais sans réponses précises du management et de l’employeur aux aspirations et demandes des salariés, un phénomène de lassitude s’est souvent installé conduisant à une question légitime « à quoi cela sert-il ? ». Les élus du personnel ont parfois eu le sentiment d’être spoliés et n’ont pas cherché à pérenniser le dispositif. L’articulation entre dialogue professionnel sur le travail et l’activité n’avait pas été spécialement pensée en termes d’articulation avec le dialogue social en entreprise.

 

Ne devrait-on pas parler aujourd’hui plus largement d’expression sur le travail et son organisation ?

Avec le recul, ce qui fait le plus défaut n’est pas l’expression des salariés, même si de nombreux progrès restent à faire, surtout pour les cadres de proximité, les managers, mais bien la parole sur l’activité, le travail. Plus que la parole PERSONNELLE, c’est la parole PROFESSIONNELLE qui fait défaut. Une parole professionnelle qui traite de l’activité, de sa finalité, des compétences nécessaires pour bien faire son travail, de l’organisation, au sens de la mise en scène du travail, permettant de bien faire son travail. Une parole qui traite des coopérations dans le travail, de la qualité de l’interface avec le client, avec l’usager. Le glissement du professionnel au personnel, des systèmes « collectifs » d’organisation, de management, de partage de savoirs et des connaissances aux systèmes individualisés ont eu pour conséquence une approche très INDIVIDU centrée. L’individualisation croissante des modes de gestion, de rémunération ont accentué ce phénomène, privilégiant la compétition aux coopérations. La performance n’y a en aucun cas gagné.

 

Quel peut être le rôle des encadrants dont l’une des missions essentielles est précisément l’organisation du travail des équipes ?

Organiser le travail, c’est quoi au juste ? Affecter des moyens, allouer des ressources, planifier, ordonnancer, séquencer, arbitrer entre les priorités, organiser les coopérations, les partages des connaissances, les passations de consignes. C’est tout ce travail « gris » peu connu, peu reconnu. Les cadres de proximité, les « encadrants », pas toujours cadres au demeurant, sont ceux qui organisent le travail au quotidien, ceux qui « mettent en scène » le travail. Et comme au théâtre, unité de lieu, d’espace et de temps font l’objet de bien des arbitrages, de bien des injonctions contradictoires, de dilemmes professionnels dans un environnement où les contraintes sont de plus en plus multiformes. Le rôle de ces salariés à part entière mais pas tout à fait comme les autres est d’abord là. Ces activités ne peuvent s’exercer en chambre, sans concertation, sans dialogue ou alors elles ne durent guère longtemps. Libérer la parole sur le travail, sur l’activité, parler des compétences actuelles, futures, de ce qui va bien ou mal, des dysfonctionnement ou défauts de qualité à condition d’en faire une analyse des causes réelles et sérieuses ou même une analyse réelle et sérieuse des causes afin de questionner non pas les seuls individus mais les systèmes de gestion, d’organisation de management qui sont à l’origine des situations observées, exprimées, c’est tout cela animer, faire vivre une parole professionnelle, sur le métier, l’activité. C’est bien là le rôle essentiel des managers de proximité. Mais pour ce faire, il faut réhabiliter cette fonction, ce que rappellent à juste titre les auteurs du livre « A quoi servent les cadres ? »

 

Est-ce que la place prise par les CHSCT n’a pas spécialisé, voire technocratisé, la question des conditions de travail ?
Il est vrai que cette instance a pris une place importante. Les salariés qui ont investi dans ce périmètre d’activité se sont spécialisés, ont du souvent se former à des techniques, à des analyses de plus en plus techniques. Tout cela est vrai. Mais c’est souvent le manque d’articulation avec les autres élus et les autres instances qui a eu pour conséquence un déficit d’approche globale, systémique pourrait-on dire, des conditions d’exercice de l’activité, les conditions du « bien faire » son travail par opposition à la seule question du bien-être au travail. Le « être » a surplombé le « faire ». Les conditions DE travail au sens très général ont pris le pas sur les conditions DU travail réalisé au quotidien. Ce ne sont pas les mêmes acteurs qui sont concernés. Les CHSCT se sont surtout intéressés aux conditions de travail pendant que les salariés et leurs collègues, leur hiérarchie de proximité se préoccupaient des conditions de leur travail. Pour un salarié, ce sont les conditions du FAIRE.

 

Le travail des cadres qui a fait l’objet de travaux de l’Observatoire des cadres (cf le livre A quoi servent les cadres ?) peut-il les conduire à prendre position plus ouvertement sur la « crise du travail » dans de nombreuses organisations modernes ? Dans quel cadre ? Et avec quelle prise de risques ?

Pour un manager, le bien faire son travail dépend très étroitement des conditions d’exercice de sa propre responsabilité professionnelle. Lors d’un congrès mondial des cadres et managers de la fédération syndicale internationale UNI Global Union, à Melbourne en 2008, nous avions formulé et fait voter en congrès 10 conditions d’exercice de la responsabilité professionnelle des cadres et des managers. Ces conditions sont les suivantes :

• Garantir l’exercice de la liberté d’expression
• Garantir le droit de parole
• Garantir le droit d’intervention
• Garantir un droit d’alerte professionnelle
• Garantir un droit de retrait d’une situation difficile
• Garantir le droit à démission légitime
• Garantir par la loi la protection du lanceur d’alerte
• Structurer les démarches par le dialogue social
• Promouvoir un management responsable
• Assurer le respect des normes internationales

 

Prendre position, ce devrait être une posture naturelle des cadres, intrinsèquement liée à la fonction. Les cadres doivent reprendre du pouvoir d’action. Les entreprises performantes ne sont pas seulement celles qui innovent, investissent, ce sont aussi celles où les acteurs disposent d’une autonomie professionnelle réelle à tous les niveaux de l’organisation, c’est-à-dire de marge d’actions, de marges de manœuvre pour œuvrer précisément, pour faire. La réalité est très souvent éloignée de cela. Un tiers du temps des managers consacré au reporting, application béate d’un travail de plus en plus prescrit, information descendante (très marquée par le vocabulaire économique, financier, budgétaire, comptable) sans capacité d’information montante (sur l’activité, le travail, les besoins de compétences…) ces facteurs accumulés dans la durée ont largement contribué à une perte d’autonomie, de capacité d’initiative qui sont autant de facteurs d’improductivité, de moindre compétitivité. Un choc de compétitivité passera aussi par un arrêt des gâchis de productivité et de compétitivité de ce type. Comme je l’avais exprimé avec Francis Ginsbourger dans la postface de son dernier ouvrage, ce n’est pas « le travail qui tue », mais trop de facteurs qui « tuent le travail ». Les cadres ont un rôle essentiel pour animer le PROFESSIONNEL au travail. Il y beaucoup plus d’urgence à réhabiliter la fonction qu’à préserver un statut.

 

Jean-Paul Bouchet est secrétaire général de la CFDT Cadres, membre du Bureau national confédéral CFDT, vice-président de l’Agirc, président de l’Ires, vice-président du Cesi

Le blog de Jean-Paul Bouchet

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.