par Jean-François Poupard, Claude-Emmanuel Triomphe
Jean-François Poupard, membre du comité de direction de Syndex, l’un des principaux cabinets français d’expertise auprès des représentants du personnel, est en charge du développement Métier et Europe. Son regard sur l’évolution du métier, ses développements en France et en Europe, son impact sur la relation salariale en entreprise.
Comment voyez-vous à Syndex l’évolution du métier d’expert auprès des institutions représentatives du personnel comme auprès des organisations syndicales ?
Le cadre actuel de mise en œuvre de l’expertise date pour l’essentiel des lois Auroux, adoptées en 1982. Ce cadre légal s’est enrichi de nouvelles missions au fil du temps mais avait finalement peu bougé dans son approche, jusqu’à la mise en œuvre de la Loi de Sécurisation de l’Emploi consécutive à l’Accord National Interprofessionnel (ANI) du 11 janvier dernier.
Les années 80 et 90 se caractérisent par une croissance forte de l’activité des experts sous l’effet de la diffusion des nouvelles possibilités d’appel à l’expertise prévues par les lois Auroux et relayées par les organisations syndicales dans les entreprises. L’ensemble des organisations syndicales sont maintenant persuadées que l’expertise est un moyen de renforcer les prérogatives des représentants du personnel et leur capacité à peser dans l’entreprise.
De plus en plus d’IRP font appel à un expert, que ce soit pour l’examen des comptes annuels ou prévisionnels de l’entreprise ou du groupe, en cas de plan social ou à l’occasion d’un droit d’alerte.
Au cours des années 2000, le nombre de missions réalisées par les experts pour des CE a crû moins fortement, mais ces missions se sont considérablement enrichies dans leur contenu, à travers l’intégration d’axes d’analyses plus poussées, dans le domaine social notamment (égalité professionnelle, rémunérations, gestion prévisionnelle des emplois et compétences, etc.) ou dans celui de l’analyse de la stratégie, ou encore plus récemment sur les thématiques du développement durable et de la responsabilité sociale.
L’autre fait marquant des années 2000 est la montée en puissance des CHSCT, qui s’est accompagnée là aussi, d’une demande d’expertise en forte croissance.
L’ANI sur la sécurisation de l’emploi et la loi française du 14 juin dernier changent-t-ils la donne et si oui comment ?
Durant la période des années 80 à 2000 évoquée précédemment, le « client » de l’expert est presque exclusivement le CE ou le CHSCT, les experts ayant peu de contacts formels avec les organisations syndicales de l’entreprise, au-delà du fait que la grande majorité des élus des CE et CHSCT dans lesquels nous intervenons sont syndiqués.
De plus, l’expert est de plus en plus dans une logique d’accompagnement des équipes d’élus à travers l’assistance qu’il leur fournit tout au long de l’année.
Des missions d’accompagnement des OS à la négociation se sont néanmoins développées sous forme contractuelle et nous avons appuyé cette orientation, mais elles sont restées relativement marginales dans le paysage global de l’expertise.
La mise en application de la loi de sécurisation de l’emploi conduit à l’introduction, dans les cas possibles de recours à l’expertise, de missions d’accompagnement des OS à la négociation d’accords de maintien dans l’emploi ou de PSE, ce qui change donc formellement la donne, dans le sens où l’expert s’adressera directement aux négociateurs, les OS , et non plus au seul CE, même si dans les faits, cette pratique était déjà à l’œuvre.
De manière générale, l’ANI et la loi qui en découle visent clairement à repositionner davantage l’acteur syndical au centre du dialogue social et de la négociation d’entreprise, ce dont les experts devront tenir compte à l’avenir, même s’il est encore trop tôt pour en évaluer les effets.
L’expertise est censée permettre une relation salariale plus équilibrée : a-t-elle modifié en profondeur le rapport aux employeurs ou bien a-t-elle été intégrée par eux sans impacter en profondeur les rapports de pouvoir dans l’entreprise ?
De manière générale, l’expertise nous semble de mieux en mieux acceptée par les employeurs et intégrée par eux dans le dialogue social d’entreprise, que ce soit à travers les délais nécessaires à sa réalisation, mais aussi en termes d’amélioration de la connaissance des représentants des salariés et donc in fine de qualité du dialogue social.
Un dialogue social fructueux est celui qui permet de conclure des accords équilibrés.
Or, il y a d’une part la direction qui bénéficie d’un contrôle presque exclusif des ressources de l’entreprise, d’un accès très privilégié à l’ensemble de l’information interne et externe, de bonnes formations initiales et continues, de la multi-spécialisation (en stratégie, management, juridi¬que, tech¬nique, ressources humaines…), de la permanence, de l’unité de commandement, de l’autorité hiérarchique…
Si l’objectif est de conclure des transactions « pas trop inégales », il convient que les représentants du personnel réalisent une certaine parité d’information et atteignent une capacité de questionnement et d’exa¬men leur permettant d’appréhender la situation réelle de l’entreprise, le risque social et la portée des décisions qui sont proposées ou envisagées. Cela exige de disposer d’une assistance spécialisée possédant un accès sécurisé aux informations confidentielles, ce que permet l’expertise qui agit dans un cadre déontologique très strict.
Par ailleurs, l’expertise ne se substitue pas au rapport de forces préexistant dans l’entreprise. Elle est un outil à disposition des représentants du personnel pour améliorer leur capacité à appréhender les réalités de l’entreprise, pour anticiper, et ainsi bâtir le rapport de forces sur lequel s’appuieront les représentants du personnel dans leur dialogue avec la direction.
Votre cabinet a commencé à essaimer en Europe. Que devient le modèle d’expertise à la française dans les pays où vous vous êtes implantés ? Que vous apprennent ces expériences nouvelles notamment à l’Est ?
L’implantation de Syndex dans plusieurs pays européens répond à une double logique :
– réaliser nos missions à destination des Comités d’Entreprise Européens dans une approche pluri-nationale, tenant compte des spécificités des dialogues sociaux propres à chaque pays, et basée sur une connaissance fine des situations locales ;
– construire en partenariat et mettre à disposition des organisations syndicales de ces pays une capacité d’analyse économique et sociale. De ce point de vue, l’expertise « à la française » est bien entendu une référence, mais le but n’est pas de chercher à l’implanter telle quelle. Outre que cette démarche serait perçue comme très arrogante (un trait de caractère que l’on prête déjà suffisamment aux Français au sein de l’Union), elle serait totalement inefficace car méconnaissant la diversité des modes de relations sociales.
Très clairement, l’expérience d’implantation dans d’autres pays nous enseigne qu’il ne faut pas chercher à reproduire un modèle français, mais à construire un modèle local, tenant compte du dialogue social et des modalités d’information-consultation pratiquées dans le pays. Notre objectif est ainsi de promouvoir et d’encourager la mise en place de dispositifs d’information-consultation, dans lesquels l’expertise trouvera ensuite sa place.
Ce développement dépend naturellement de la capacité des représentants à se saisir des questions économiques, laquelle est très variable d’un pays à l’autre. Ainsi, pour les pays d’Europe de l’Est, il est prioritaire de mettre en place les actions de formation permettant aux syndicalistes de mieux maîtriser les problématiques économiques, afin que l’expertise produise des effets utiles.
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